Histoire d’une convergence évolutive

Adaptation des papillons à des plantes hôtes chimiquement défendues 

Les relations plantes – herbivores déchainent les passions des naturalistes et scientifiques depuis des siècles. En 1964, Ehrlich et Raven inspirés des travaux de Brues sur les interactions papillons – plantes hôtes, formulent l’hypothèse de coévolution entre espèces (Brues, 1924; Ehrlich & Raven, 1964). Cette théorie stipule que les défenses des plantes exercent une pression de sélection sur leurs herbivores et que cela peut éventuellement conduire à la sélection d’individus porteurs de mutation leur permettant de surpasser les défenses des plantes. L’adaptation des herbivores aux défenses des plantes exerce en retour une forte pression de sélection sur ces dernières. L’influence réciproque des espèces en interaction peuvent entraîner des changements évolutifs successifs d’un ou plusieurs traits et peuvent ainsi mener à la formation de nouvelles espèces. L’enchaînement de cycles d’émergence d’attaques et contre-attaques est souvent qualifié de « course aux armement » ou « d’hypothèse de la Reine Rouge » (Van Valen, 1973).

Les plantes et herbivores interagissent notamment via des médiateurs chimiques (Zagrobelny et al., 2008). Ce sont des molécules de petite taille en général, qui peuvent induire une réponse comportementale et/ou physiologique chez l’autre partenaire de l’interaction (Hossaert-McKey et al., 2012). Les plantes produisent une multitude de métabolites perçus par les herbivores dans des processus d’attraction, de répulsion, de défense et d’attaque (Detzel & Wink, 1993; Li & Ishikawa, 2006; Chantawee & Soonwera, 2018). En retour, les herbivores ont acquis des mécanismes leur permettant de contourner et manipuler les défenses chimiques des plantes, via des voies métaboliques de détoxication, excrétion ou séquestration des composés chimiques en jeu (Nishida & Fukami, 1990; Pentzold et al., 2014).

Parmi les espèces animales décrites (953 434 espèces décrites pour une estimation totale de 7,77 millions), au moins une sur quatre est un insecte herbivore (Janz et al., 2006; Mora et al., 2011). Lesinteractions plantes – insectes sont au cœur des investigations scientifiques comme support d’études des phénomènes de l’évolution et de l’écologie. Les lépidoptères (Lepidoptera), communément appelés papillons, forment l’un des clades d’insectes phytophages les plus riches en terme de nombre d’espèces (Kristensen, 1999). Les données considérables sur les interactions papillons – plantes hôtes en font un modèle privilégié pour analyser en particulier les mécanismes évolutifs de coévolutions dans un contexte de défenses chimiques. Les tandems les plus intensément étudiés regroupent : les familles des piérides (Pieridae) et brassicacées (Brassicaceae, anciennement Cruciferaceae), le genre des monarques (Danaus, Nymphalidae : Danainae) et des asclépiades (Asclepias, Asclepiadaceae) ainsi que la tribu des Heliconiini (Nymphalidae : Heliconiinae) et la famille des passifloracées (Passifloraceae) (Fig. 1) (Brower et al., 1972; Benson et al., 1975; Braby et al., 2012).

Heliconiini et Passifloraceae : partenaires d’interactions évolutives 

Grâce aux prospections naturalistes et scientifiques, une quantité importante d’observations et de données existent sur les interactions entre les Heliconiini et leurs plantes hôtes de la famille des Passifloraceae (Benson, 1978; Brown, 1981; Gilbert, 1982). Ils sont autant connus pour patrons de coloration chatoyants et contrastés que pour leur association très étroite avec les Passifloraceae ayant pourtant évolué plusieurs traits physiques et physiologiques avantageux contre la plupart des herbivores.

Heliconiini (Nymphalidae : Heliconiinae), une diversité fascinante 

Les Heliconiini constituent la famille des Heliconiinae avec trois autres tribus : Acraeini (régions tropicales d’Amérique et Afrique), Argynniini (régions tempérées, alpines et arctiques), Vagrantini (distribués en Asie) (Penz & Peggie, 2003). Les Heliconiini sont des papillons américains dont la répartition s’étend des Etats-Unis à l’Argentine en passant par les Galapagos, les Bermudes, les Caraïbes, les Antilles et Hawaii (où ils ont été introduit comme prédateurs naturels pour lutter contre les passiflores invasives) (Brown, 1981; Waage et al., 1981; Rosser et al., 2012). La diversité des espèces atteint son paroxysme dans le bassin amazonien supérieur ou les aires de répartitions des espèces andéennes et de basseAmazonie se chevauchent (Fig. 2) (Rosser et al., 2012). Les relations d’apparentements entre les espèces des Heliconiini ont récemment été mises à jour grâce aux techniques de la phylogénie moléculaire, en se basant sur 22 marqueurs mitochondriaux et nucléaires et en prenant en compte 92% des espèces de la tribu (Fig. 3) (Kozak et al., 2015). Cette tribu de papillons compte 77 espèces et 8 genres : Agraulis, Dione, Dryadula, Dryas, Eueides, Heliconius, Philaethria et Podotricha (Kozak et al., 2015).

Heliconius est le genre le plus riche et diversifié des Heliconiini avec 46 espèces, représentant 60% de la tribu. Leur première description est signée par le collectionneur britannique James Petiver, qui publia en 1705 une illustration de Papilio mexicanus et Papilio surinamensis qui seront plus tard renommés Heliconius erato petiverana (en hommage à Petiver) et Heliconius numata (Fig. 4) (Petiver, 1705). La même année Maria Sibylla Merian, une artiste et entomologiste amateure néerlandaise, publia ses observations naturalistes faites au Surinam. Elle peigna la première représentation des différents stades développementaux d’un Heliconiini, ceux d’Agraulis vanillae associés à une orchidée la vanille (Vanilla planifolia), et sa fille peigna Heliconius ricini sur une plante de ricin commun (Ricinus communis) (Fig. 5) (Merian, 1705). Il semble que le choix des plantes fut purement esthétique mais elles furent associées à tort par Carl von Linné aux plantes hôtes des papillons, ce qui inspira le nom d’espèce de ces Heliconiini. Au XVIIIème siècle, les premières taxonomies sont réalisées par Carl von Linné (1758) et Kluk (1780), et le nom Heliconius qui signifie « habitants du Mont Helicon » fut établi. Cette montagne grecque était considérée divine car habitée par les muses ; les neuf filles de Zeus et de Mnémosyne. Ainsi, de nombreuses espèces portent aujourd’hui des noms inspirés de la mythologie grecque, tel H. erato, H. melpomene, H. charithonia…

Les Heliconiini sont un sujet d’étude récurent depuis le XIXème siècle dans de nombreux domaines tels que la génétique et génomique, l’évolution, la radiation adaptative, la spéciation, le comportement, la neurobiologie, l’aposématisme et les interactions mimétiques (Charlesworth & Charlesworth, 2011; Joron et al., 2011; Finkbeiner et al., 2012; Le Poul et al., 2014; Merrill et al., 2015; Montgomery et al., 2016). Le célèbre naturaliste Henry Walter Bates se servit déjà du genre Heliconius pour illustrer les mécanismes de spéciation et la théorie naissante de la sélection naturelle (Bates, 1863). Les Heliconiini étant un modèle d’étude biologique, il est attendu que les résultats obtenus au sein de cette tribu soient extrapolables à d’autres organismes. Cependant il faut garder à l’esprit que ces papillons ne représentent que 0.02% des lépidoptères et qu’ils ont une écologie très particulière (Brown, 1981; Jiggins, 2016).

Le genre Heliconius est divisé en deux clades : le « pupal-mating » clade et le « non pupalmating » clade (Kozak et al., 2015; Thurman et al., 2018). La plupart du temps, les mâles du « pupal-mating » clade réalisent un comportement de reproduction caractéristique où ils repèrent une chrysalide et s’accouplent avec la femelle alors même qu’elle émerge. Ainsi, les femelles de ce clade ne choisissent souvent pas leur partenaire. En revanche, les femelles du « non-pupal-mating » clade, peuvent rejeter ou accepter un mâle en se basant sur la qualité de sa parade sexuelle (Deinert et al., 1994) .

En plus de consommer du nectar, les imagos du genre Heliconius consomment du pollen qu’ils récoltent avec leur trompe particulière, un trait unique parmi les lépidoptères (Fig. 6) (Gilbert, 1972). Les adultes mangent le pollen d’espèces très variées, par exemple des cucurbitacées des genres Gurania et Psiguira (Cucurbitaceae) (Estrada & Jiggins, 2002). Les variations entre les espèces de fleurs visitées, dépendent des différences de micro-habitats entre les espèces de papillons parfois très proches. Par exemple, Heliconius melpomene et H. cydno partagent une même localité mais vivent dans des micro-habitats différents qui expliquent les différences de collection de pollen entre ces deux espèces au Panama (Estrada & Jiggins, 2002). H. melpomene préfère les milieux ouverts tandis qu’H. cydno favorise les milieux plutôt fermés. Les Heliconius participent à la pollinisation des plantes, comme le révèlent certaines observations d’H. ethilla ou H. wallacei les ailes couvertes de pollen après avoir visité les passiflores P. kernesina ou P. coccinea (Benson et al., 1975). Les enzymes salivaires du papillon digèrent le pollen et libèrent les nutriments et acides aminés (Harpel et al., 2015). Ces valeurs nutritives sont investies dans i) la production de métabolites secondaires tel que les glucosides cyanogènes (Nahrstedt & Davis, 1985; mais voir aussi Cardoso & Gilbert, 2013), ii) la composition du spermatophore que le mâle transmet à la femelle lors de l’accouplement (Cardoso & Gilbert, 2006; de Castro, Demirtas, et al., 2019), iii) la production d’œufs (Gilbert, 1972; Dunlap-Pianka et al., 1977) ainsi qu’au sein des œufs (O’Brien et al., 2003) et iv) expliquerait également l’importante longévité de ces papillons, jusqu’à 6 mois dans la nature et 9 mois en captivité (Gilbert, 1972). Bien que les adultes s’alimentent sur diverses essences florales, les chenilles consomment presque exclusivement des plantes du genre Passiflora et du genre frère Dilkea (Brown, 1981; Janzen, 1983). C’est en raison de leur très étroite interaction avec leurs plante hôtes, que les Heliconiini sont communément appelés « papillons des passiflores » (Benson et al., 1975; Smiley, 1978).

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
PROBLEMATIQUE
Chapitre I :
Evolution of conspicuousness in defended species involved in Müllerian mimicry
Chapitre II :
Variation of chemical compounds in wild Heliconiini reveals ecological factors involved in the evolution of chemical defences in mimetic butterflies
Chapitre III :
Environmental and genetic factors shaping chemical defences in aposematic butterflies
Chapitre IV :
Peut-on explorer qualitativement le panel des défenses chimiques des Heliconiini et déterminer leur allocation ?
Chapitre V :
Quelles sont les défenses chimiques des papillons mimétiques des Heliconiini ? Diversité des alcaloïdes pyrrolizidiniques des Ithomiini
DISCUSSION GENERALE
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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