Nature des remaniements chromosomiques
Histoire des diversifications chromosomiques chez les Nototheniidae
Par reconstruction du caryotype ancestral des vertébrés (2n = 20 Nakatani et al. (2007) ou 2n = 24, Jaillon et al. (2004)), il a été inféré chez l’ancêtre commun des téléostéens un « protocaryotype » de 2n = 48 chromosomes. Ce caryotype résulte d’une duplication de l’ensemble du génome (TGD pour « teleost genome duplication ») (Ohno 1974; Hartley 1987; Jaillon et al. 2004; Naruse et al. 2004; Woods 2005; Kohn et al. 2006; Nakatani et al. 2007) datée entre 316 et 226 Ma (Amores 1998; Taylor 2003; Jaillon et al. 2004; Hurley et al. 2005; Santini et al. 2009) chez l’ancêtre commun des téléostéens, après leur divergence d’avec les Holostéens (Hoegg et al. 2004; Amores et al. 2011). Chacun des chromosomes de ce « proto-caryotype » est acrocentrique, c’est-à-dire porteur d’un seul bras chromosomique . Ce caryotype correspond donc à un nombre fondamental (nombre de bras) de 48 (NF = 48). Une grande stabilité caryotypique est observée depuis la TGD (Amores et al. 2017). Les téléostéens dont les génomes ont été séquencés ont généralement conservé des nombres de chromosomes proches de 2n = 48 : le poisson-zèbre (Danio rerio) (2n = 50) (Sola and Gornung 2001), le medaka (Oryzias latipes) et le platyfish (Xiphophorus maculatus) (2n = 48) (Ocalewicz 2005; Kasahara et al. 2007), la morue (Gadus morhua) (2n = 46) (Ghigliotti et al. 2012), le fugu (Takifugu rubripes) (2n = 44) (Miyaki et al. 1995), l’épinoche (Gasterosteus aculeatus), ou encore le « poissoncoffre » ou tétraodon (Tetraodon nigroviridis) avec 2n = 42 chromosomes (Grutzner et al. 1999; Urton et al. 2011). Ces fluctuations autour de la valeur 48 sont imputables à certains remaniements structuraux (de type fusions ou translocations chromosomiques) ayant abouti par exemple à des paires chromosomiques submétacentriques ou métacentriques (Miyaki et al. 1995; Ghigliotti et al. 2012). Ce nombre diploïde de 48 chromosomes est rencontré chez la majorité des autres téléostéens ayant fait l’objet d’un caryotypage à ce jour. Cette constance dans la composition des caryotypes s’applique en particulier aux lignées proches des Nototheniidae, appartenant à l’ordre des Eupercaria (« Perciformes ») (Gold et al. 1980; Morescalchi et al. 1992; Molina 2006; Betancur et al. 2017).
Ce caryotype de 2n = 48 chromosomes acrocentriques a été décrit comme plésiomorphe pour le sous-ordre des Notothenioidei (Pisano et al. 2003; Mazzei et al. 2006; Mazzei et al. 2008). Les Bovichtidae sont les premiers à se séparer des autres familles chez les Notothenioidei (Bargelloni et al. 2000; Cheng 2003; Near 2004). Ils présentent l’ensemble de ces caractéristiques caryotypiques : 48 chromosomes acrocentriques télocentriques, de tailles sensiblement égales mais très légèrement décroissantes, NF = 48 (Pisano et al. 1995; Mazzei et al. 2006). Les deux autres familles : Pseudaphritidae et Eleginopsidae, présentent également des caryotypes de 2n = 48 chromosomes, mais avec un NF supérieur à 48 (respectivement 52 et 54) (Pisano et al. 1995; Mazzei et al. 2008). Cette augmentation du nombre fondamental, sans changement de ploïdie, est imputable à des inversions péricentriques dans deux (Pisano et al. 1995) ou trois (Mazzei et al. 2008) paires chromosomiques acrocentriques produisant des paires métacentriques de taille équivalente . Elles sont considérées comme des états dérivés (Pisano et al. 2003; Mazzei et al. 2008) acquis après la divergence des Bovichtidae d’avec les autres familles de Notothenioidei (Pseudaphritidae, Eleginopsidae, Nototheniidae). Deux de ces inversions sont partagées par l’ensemble des Nototheniidae (OzoufCostaz et al. 1991; Pisano et al. 2000; Ghigliotti et al. 2015). Une des deux paires chromosomiques métacentriques résultant de ces inversions porte l’ADN correspondant aux ARN ribosomiques 5,8, 18 et 28S, l’autre constitue très probablement la plus petite paire chromosomique métacentrique observée chez la quasi totalité des espèces de Nototheniidae (Ozouf-Costaz et al. 1991; Pisano et al. 1995; Ozouf-Costaz et al. 1997).
Conservation de la taille des génomes chez les Nototheniidae
Introduction
L’inférence de caryotype ancestral et la reconstitution des événements de remaniements génomiques et/ou chromosomiques constituent des étapes clés dans la compréhension de l’émergence des génomes et des caryotypes actuels (Hartley 1987; Jaillon et al. 2004). La variation des tailles de génomes au sein d’une population ou d’une communauté permet de mettre en évidence ces phénomènes de plasticité génomique interindividuelle ou interspécifique au cours de l’évolution (Lipnerova et al. 2013). La taille des génomes rend en effet directement compte du contenu d’ADN dans un noyau haploïde au travers de la valeur C (exprimée usuellement en paires de bases ou en picogrammes) (Greilhuber 2005). Dans le cadre de notre hypothèse, les remaniements intra (inversions, translocations) ou interchromosomiques (translocations, fusions, fissions) ayant accompagné les diversifications rapides des Nototheniidae sont des réarrangements structuraux. Cependant, une hypothèse alternative prenant en compte d’autres types de réarrangements : duplication chromosomique suivie de réduction drastique (pour passer de 2n = 48 à 2n = 24 par exemple) est également envisageable.
Les variations structurales (« structural variant ») décrites dans la littérature à l’échelle intraindividuelle (Feuk et al. 2006) ou interspécifique (Hurley et al. 2005) impliquent une faible variation des tailles de génomes. Il peut s’agir de variations du nombre de copies (1 à 50 kilobases), de duplications ou de réductions segmentales (1 à 100 kilobases), ou encore d’inversions, de translocations ou de disomie segmentale uniparentale (de l’ordre de plusieurs mégabases). Ces variations peuvent notamment être liées à des différences de nombre de copies en éléments transposables, et en particulier en rétrotransposons (Sanmiguel 1998; Kidwell 2002; Chénais et al. 2012), ou encore à des régions dupliquées responsables d’anomalies génétiques (Emanuel and Shaikh 2001; Bailey 2002).
Pour les cas de duplications de génomes entiers, de plus grandes fluctuations de tailles de génomes sont théoriquement attendues (de facteur deux). Des duplications génomiques ont ainsi pu être identifiées par reconstructions de paralogies, orthologies, et synténies moléculaires entre les deux génomes de levures S. cerevisiae et K. waltii (Kellis et al. 2004), entre les génomes de mammifères et du tétraodon (Jaillon et al. 2004), ou encore entre les génomes de l’arabette Arabidopsis thaliana, du coton Gossypium ou du riz Oriza (Bowers et al. 2003). Cependant, chez la levure (Kellis et al. 2004; Scannell et al. 2007), les téléostéens (Jaillon et al. 2004), comme chez les dicotylédones (Bowers et al. 2003), les études ont montré que ces duplications chromosomiques (ou «polyploïdisations ») sont souvent suivies de retours à l’état diploïde («diploïdisation») par des délétions rapides et extensives de la plupart des paralogues (Inoue et al. 2015). Seules quelques copies dupliquées (1 078 chez le Tetraodon et 995 chez le Takifugu) sont conservées et sont sujettes à des néo ou sous-fonctionnalisations (Jaillon et al. 2004; Kellis et al. 2004; Hurley et al. 2005). Cela complique considérablement l’établissement des correspondances entre les segments homologues chez différentes espèces. De plus, la reconstruction du « proto-caryotype vertébré» présent chez l’ancêtre commun mammifèrestéléostéens était d’autant plus compliquée à établir qu’une correspondance stricte 1:1 entre chromosomes dupliqués était loin d’être strictement retrouvée. De nombreux réarrangements structuraux à la fois intra et interchromosomiques ont en effet accompagné ces événements de pertes massives. Ils impliquent des événements de types fusions, fissions, inversions, translocations intra ou interchromosomiques (Dobigny et al. 2003; Pinton et al. 2003; Ross et al. 2009; Amores et al. 2017). Du fait de ces remaniements extensifs, et malgré la perte d’un certain nombre de copies de gènes identifiés actuellement, le contenu total d’ADN génomique reste toutefois bien plus élevé qu’avant duplication génomique.
Afin de mieux comprendre la nature des remaniements observés chez les Nototheniidae, et en particulier chez les espèces du groupe « Trematomus », nous avons donc besoin de connaître les valeurs C de leur génome. La comparaison de ces valeurs avec les caryotypes actuels et le caryotype ancestral inféré à 2n = 48 chromosomes acrocentriques, constitue une première étape dans l’identification d’un scénario évolutif de ces réarrangements complexes. Contrairement à la divergence des téléostéens au sein des Osteichthyens datée à 350 Ma (Jaillon et al. 2004; Naruse et al. 2004; Woods 2005; Kohn et al. 2006) ou encore celle des monocotylédones et dicotylédones datée à 140-150 Ma (Chaw et al. 2004), la divergence des Nototheniidae est très récente (entre 22 et 13 Ma, Near et al. (2012), Colombo et al. (2015)). L’échelle de diversification des Trematomus est encore plus courte puisque la radiation a été datée entre 4 et 7 Ma (Near et al. 2012; Colombo et al. 2015). Des traces de cette duplication et réduction génomique putative chez ce groupe pourraient être détectées d’autant plus facilement du fait de la divergence récente. Elles se manifesteraient par une différence significative des valeurs C mesurées entre les espèces. Si une telle différence n’est pas établie, cela soutiendrait plutôt notre hypothèse de départ : une évolution des génomes à nombre d’unités structurales et à taille de génomes constantes (Lipnerova et al. 2013).
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Table des matières
I) INTRODUCTION GENERALE
II) CHAPITRE 1 : CARACTERISATION DES REMANIEMENTS CHROMOSOMIQUES AU SEIN DU GROUPE « TREMATOMUS »
II.1 : NATURE DES REMANIEMENTS CHROMOSOMIQUES
II.1.A : HISTOIRE DES DIVERSIFICATIONS CHROMOSOMIQUES CHEZ LES NOTOTHENIIDAE
II.1.B : CONSERVATION DE LA TAILLE DES GENOMES CHEZ LES NOTOTHENIIDAE
II.1.B.1 : Introduction
I.1.B.2 : Matériels et Méthodes
I.1.B.3 : Résultats
I.1.B.4 : Discussion
II.2 : RECHERCHE ET IDENTIFICATION DES HOMOLOGIES CHROMOSOMIQUES INTERSPECIFIQUES
II.2.A : LES HOMOLOGIES CHROMOSOMIQUES INTERSPECIFIQUES
II.2.A.1 : Homologies interspécifiques entre chromosomes entiers
II.2.A.2 : Homologies entre unités structurales au sein des « Trematomus »
II.2.B : METHODES
II.2.C : RECHERCHE D’HCI PAR PEINTURE DE LA GRANDE PAIRE DE T. PENNELLII MICRODISSEQUEE
II.2.C.1 : Résultats
II.2.C.2 : Discussion
II.2.D : RECHERCHE DES HOMOLOGIES DES UNITES STRUCTURALES INTERSPECIFIQUES PAR BAC-FISH
II.2.D.1 : Résultats
II.2.D.2 : Discussion
II.2.E : DISCUSSION
III) CHAPITRE 2 : PHYLOGENIE DES « TREMATOMUS »
III.A : INTRODUCTION
III.A.1 : COMPOSITION DU GROUPE « TREMATOMUS »
III.A.2 : PHYLOGENIE DU GROUPE « TREMATOMUS »
III.A.3 : ANALYSE PHYLOGENOMIQUE
III.B : MATERIELS ET METHODES
III.C : RESULTATS
III.C.1 : GENERATION DU JEU DE DONNEES POUR FORMER LES LOCUS
III.C.2 : RECONSTRUCTIONS PHYLOGENETIQUES
III.D : DISCUSSION
III.D.1 : JEUX DE DONNEES ET PARAMETRES D’ANALYSE
III.D.2 : INFLUENCE DES DONNEES MANQUANTES
III.D.3 : RESOLUTION DES RELATIONS PHYLOGENETIQUES CHEZ LES « TREMATOMUS »
IV) CHAPITRE 3 : LES ELEMENTS TRANSPOSABLES, FACILITATEURS DE CES REMANIEMENTS AU COURS DE L’EVOLUTION?
IV.1 : INTRODUCTION
IV.2 : DIVERSITE, QUANTIFICATION, LOCALISATION CHROMOSOMIQUES DES RETROTRANSPOSONS A LTR GYPSY ET COPIA ET RETROTRANSPOSONS A YR DIRS1 CHEZ LES « TREMATOMUS »
IV.2.A : RESUME DES PRINCIPAUX RESULTATS
IV.2.B : MOBILIZATION OF RETROTRANSPOSONS AS A CAUSE OF CHROMOSOMAL DIVERSIFICATION AND RAPID SPECIATION: THE CASE FOR THE ANTARCTIC TELEOST GENUS TREMATOMUS (ARTICLE)
IV.3 : DIVERSITE DES ELEMENTS TRANSPOSABLES A L’ECHELLE DE LA FAMILLE DES NOTOTHENIIDAE
IV.3.A : RECHERCHE DES FAMILLES DES TROIS RETROTRANSPOSONS CHEZ LES NOTOTHENIIDAE
IV.3.B : DIVERSITE DES ELEMENTS TRANSPOSABLES CHEZ LES « TREMATOMUS »
V) DISCUSSION GENERALE : HISTOIRE EVOLUTIVE DES REMANIEMENTS CHROMOSOMIQUES DES « TREMATOMUS »
V.1 : LES FUSIONS CHROMOSOMIQUES, REMANIEMENTS MAJORITAIRES SURVENUS LORS DE LA DIVERSIFICATION DES « TREMATOMUS »
V.2 : SPECIATIONS CHROMOSOMIQUES MULTIPLES CHEZ LES « TREMATOMUS »
V.3 : VERS UNE RECONSTRUCTION DES SCENARIOS EVOLUTIFS DES DIVERSIFICATIONS CHROMOSOMIQUES
VI) CONCLUSION