Les pathologies mentales constituent un spectre assez élargi de troubles pouvant affecter les registres intellectuel, affectif et/ou comportemental de la personne [116]. Les conséquences sont d’autant plus importantes qu’elles entravent la vie affective, familiale, professionnelle et sociale et contribuent à l’éloignement de l’individu dans sa communauté. Les maladies mentales sont devenues aujourd’hui un fléau majeur qui touche toutes les populations sans distinction de sexe ou d’âge [76]. Leur développement considérable pose un véritable problème sanitaire dans les pays riches comme pauvres. Les pays en développement rencontrent de plus grands obstacles pour définir une politique correcte de santé mentale [20]. L’assistance aux malades mentaux en Afrique, notamment au Sénégal a débuté tardivement avec la colonisation. Le système colonial dans sa perception de la maladie ne prenait pas en compte l’importance de la dimension sociale [20]. Les motivations étaient surtout sous tendues par les intérêts de la politique d’assimilation [33]. Le modèle occidental, dépourvu des dispositions légales dont il devait faire l’objet (loi de Juin 1838), s’est heurté aux valeurs traditionnelles africaines [33,98]. Les réalités socioculturelles font que les relations interpersonnelles sont si importantes qu’elles constituent la base du fondement social. Ainsi, le problème de l’assistance psychiatrique s’est posé de façon récurrente pendant près d’un siècle. La psychiatrie sociale a trouvé ébauche après les indépendances en partie grâce à Henri Collomb (1965). A ce moment, les rares structures existantes, concentrées dans la capitale, étaient engorgées de malades. Ces derniers, en majorité, provenaient de zones précaires et reculées du territoire. La nécessité de soigner le malade dans son milieu, en tenant compte de la faiblesse des ressources disponibles et des réalités locales, se faisait sentir [23]. Ainsi des centres psychiatriques à l’image des villages d’Afrique furent construits hors des grandes villes. Le projet de décentralisation aboutit à la création de trois villages psychiatriques dans la partie sud du pays (Djimkoré, Kénia, Botou). Leur organisation et fonctionnement devaient être régis par la loi n° 75-1093 du 23 octobre 1975. Cependant, ces structures ne répondent plus à leurs vocations. Le village psychiatrique de Kénia implanté en Casamance a subsisté malgré les difficultés financières et infrastructurelles [20]. Cela tient en grande partie, à la bonne volonté des autorités de la ville qui ont voulu pérenniser l’initiative. Depuis sa réhabilitation en 2006, la structure a considérablement changé. Connue aujourd’hui sous le nom de Centre Psychiatrique Émile Badiane, elle fonctionne comme un E.P.S de niveau 1. En plus de couvrir toute la région naturelle de la Casamance, il reçoit de nombreux patients en provenance des pays limitrophes (République de Gambie, République de Guinée Bissau, République de la Guinée). Le centre psychiatrique reçoit depuis quatre ans des malades mentaux pour internement provisoire. D’après la loi de règlementation 75-80 (alinéa 2 de l’article premier), l’hôpital de Thiaroye est la seule structure spécialisée de type fermé, destinée à l’internement des malades mentaux ayant fait l’objet d’une décision judiciaire.
HISTOIRE DE L’ORGANISATION DE L’ASSISTANCE PSYCHIATRIQUE AU SENEGAL
Représentations culturelles de la maladie au Sénégal
La psychiatrie dans sa conception scientifique occidentale fut introduite au Sénégal avec la colonisation. Auparavant, les populations avaient recours à divers procédés traditionnels pour expliquer et contenir la maladie mentale. Les représentations culturelles ont constitué la toile de fond des rituels en cause. Zempleni (1968) avait identifié chez les Lébou et Wolof quatre niveaux d’interprétation des troubles mentaux et quatre séries de traitements associés. La maladie mentale est interprétée par [118,98]:
– La sorcellerie anthropophagie :
Selon l’interprétation traditionnelle, les sorciers ou demm sont des êtres maléfiques qui dévorent les autres humains de manière sournoise. La dévoration se fait à distance d’abord, par la captation du fit et ensuite, quand la victime meurt, par l’exhumation et la consommation de son cadavre « ressuscité ». Le « repas » se mange, pratiquement, toujours en collectivité suivant le mode du partage. Le sorcier qui n’obéit pas à cette règle du partage de la victime avec d’autres sorciers de sa collectivité court de graves dangers.
– Le liggéey ou maraboutage :
Selon la tradition, les marabouts (surtout les taryaax), les jabaraankat peuvent parfois prêter leurs services aux mauvais desseins d’un client et attaquer l’autre à distance par l’intermédiaire de la magie et de l’utilisation de la force maléfique des seytaane. Le maraboutage (liggéey, magie interpersonnelle) peut se manifester par des tableaux dépressifs, névrotiques, psychotiques ou des conduites médico-légales.
– L’action des jinne, seytaane ou génies :
Les jinne (djinns) et seytaane (suppôts de satan), sont des esprits invisibles, introduits dans la tradition sénégalaise par l’Islam. Ce sont des êtres solitaires qui peuvent se métamorphoser sous divers aspects, des plus effroyables aux plus insolites possibles. Ils aiment les lieux isolés ou peu fréquentés (la brousse, la forêt, etc.). Les djinns sont en général inoffensifs, tant qu’ils ne sont pas dérangés ; quand ils le sont, ils peuvent se fâcher et attaquer l’intrus. Ils peuvent aussi être appelés par les thérapeutes auxquels ils sont liés.
Les seytaane sont des djinns maléfiques qui peuvent attaquer et chercher à faire mal par leur simple volonté ou quand ils sont sollicités par des marabouts ou des guérisseurs animés de mauvaises intentions.
– L’action des esprits ancestraux :
Les raab, les tuur, les pangol, sont les caricatures des esprits ancestraux ; ce sont des doubles de l’ancêtre ou des représentants de celui-ci sur terre. Lorsqu’ils ne sont pas satisfaits, ils peuvent engendrer des désordres mentaux variés, allant de la névrose à la psychose. Cependant, les troubles qu’ils favorisent sont plus volontiers du registre de la névrose et de la maladie psychosomatique ou somatique.
Les esprits sont mécontents quand un individu auquel ils sont liés transgresse certaines lois ou règles sociales, ou quand ils sont oubliés par les personnes ou familles auxquelles ils sont liés. Le diagnostic est établi par le guérisseur traditionnel qui situe l’origine et le type d’agression. Suivant la thérapie traditionnelle proposée on distingue :
– Les boroom-tuur, boroom xamb, ndëppkat, boroom pangol qui s’occupent du rituel du ndëpp et du culte des ancêtres.
– Le biloogi ou chasseurs de sorciers
– Les sëriñ ou marabouts
– Les jabaraan-kat ou guérisseurs proprement dits.
Ainsi les moyens thérapeutiques utilisés sont d’ordre :
– Pharmacologique :
Ces médicaments, traditionnellement appelés « garab », « gallaaj » (fétiches), proviennent pour la plupart des plantes (racine, écorce, sève, feuille, fleur, fruit) mais aussi des autres éléments de la nature (telle ou telle autre partie d’un animal, pierre, roche, eau…).
– Verbal :
Ils sont nombreux et variés. Certains sont d’origine animistes : utilisés pour chasser tel ou tel être (interjections et formules conjuratoires), pour dompter domestiquer un génie ou un esprit ou pour attirer son attention (les jat), pour obtenir leur admiration et leur aide (les bakk).
– D’autres sont d’origine religieuse (Islamique et/ou chrétien) et regroupe :
o Le léemu (Islamique) : récitation de prières utilisée par les guérisseurs pour protéger les clients.
o Le sikkar (Islamique) : répétition sous forme de chants de versets des différents noms de Dieu et prophètes.
o Le wird (Islamique ou chrétien) : répétition des mêmes termes religieux que dans le sikkar mais de façon plus intime (récitation silencieuse) en conjuguant le verbe et la numération au moyen du chapelet. Les vœux sont formulés quand le nombre de récitations fixé ou souhaité est atteint.
– Graphique :
o Le téeré, talisman ou fétiche (gris-gris), a un pouvoir préventif, curatif ou encore inducteur (maraboutage) vis-à-vis des affections ou des attaques pour ou contre lesquelles elles sont destinées.
o Le xaatim, procédé assez complexe qui consiste à utiliser des noms et des chiffres sur des tableaux où peuvent figurer des dessins variables utilisés dans le maraboutage.
– Divinatoire ou de la voyance:
o La voyance (seet), procédé d’origine animiste utilisant l’interrogation.
Les techniques de voyance servent soit au diagnostic, soit au traitement
o Le listixaar et le xalwa, servent soit à l’établissement du diagnostic soit à des indications sur le traitement.
– Corporel :
Il s’agit surtout des caresses (raay), des massages (mocc) qui peuvent être très bénéfiques.
– Communautaire :
o Le ndëpp : danse-thérapie de possession dont le but essentiel est l’alliance avec l’esprit, agent de la persécution dont on veut faire l’identification et la domestication par l’intermédiaire du samp (planter) au sein de l’autel familial. L’animal choisi pour le sacrifice peut être une chèvre, un mouton ou un bœuf. Le ndëpp utilise la force et le pouvoir thérapeutique du groupe.
o Le tuuru et le samp : ce sont deux procédés thérapeutiques utilisant aussi la force du groupe et qui ne diffèrent que très peu du ndëpp. Le samp n’est que le ndëpp islamisé avec absence de sacrifice ; le rituel se passe dans l’intimité familiale en une seule journée, sans danse et sans tamtam. Le tuuru peut être collectif (grand tuuru), familial ou individuel (petit tuuru), avec de légères variations suivant sa nature ; la différence fondamentale avec le ndëpp et le samp est le fait que l’esprit est identifié, connu et nommé dès le début de la séance. Les séances peuvent durer d’une à sept journées.
– Du sacrifice:
Le sacrifice a une signification thérapeutique en milieu traditionnel. Il a une valeur de purification et/ou de conciliation avec l’objet persécuteur. Les représentations culturelles de la maladie mentale sont quasi similaires au sein des populations. Les seules différences tiennent de la variété linguistique et de la procédure thérapeutique. Avec l’introduction de l’Islam, certaines considérations ont tendance à diminuer. Cependant chez les populations de la Casamance, Jola, Mancagne, Balante, Manjak, Bainuk, les croyances aux fétiches sont encore importantes. Du fait de la vivacité des rites animistes, de nombreux bois sacrés et autels existent. Des cultes particuliers sont rendus à des êtres culturels intermédiaires ou à des génies puissants [104]. En tout état de cause, la maladie mentale « n’est jamais fortuite, considérée comme un accident naturel ». Elle intéresse non seulement l’individu et sa famille, mais aussi l’ensemble du groupe menacé dans sa cohésion [21].
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE
A. HISTOIRE DE L’ORGANISATION DE L’ASSISTANCE PSYCHIATRIQUE AU SENEGAL
I. Représentations culturelles de la maladie au Sénégal
II. Concepts historiques de l’assistance psychiatrique au Sénégal
II.1. La psychiatrie coloniale
II.2. La genèse d’une psychiatrie sociale
II.3. L’ évolution de la psychiatrie au Sénégal
B. LES INSTITUTIONS PSYCHIATRIQUES AU SENEGAL
I. Dans la région de Dakar
I.1. Le service de psychiatrie du Centre Hospitalier National de Fann
I.2. Le Centre Hospitalier National Psychiatrique de Thiaroye (C.H.N.P.T)
I.3. Le service de psychiatrie de l’hôpital Principal de Dakar
I.4. L’unité de psychiatrie de l’hôpital militaire de Ouakam (H.M.O)
II. Situation dans le reste du Sénégal
II.1. Le centre psychiatrique Emile Badiane Ziguinchor (C.P.E.B)
II.2. L’ordre hospitalier de Saint Jean de Dieu
II.2.1. Le centre « Dalal Xel » de Thiès
II.2.2. Le centre « Dalal Xel » de Fatick
II.3. L’unité de psychiatrie de l’hôpital régionale de Saint-Louis
II.4. Le centre de réinsertion sociale de Kaolack
II.5. Le village psychiatrique de Djimkoré
C. HISTOIRE DU CENTRE PSYCHIATRIQUE DE KENIA
DEUXIEME PARTIE
A. CADRE GENERAL ET METHODOLOGIE DE RECHERCHE
I. Cadre général de l’étude : le Centre Psychiatrique Emile Badiane de Ziguinchor
II. Méthodologie de recherche
II.1. Techniques de recherche
II.1.1. Les instruments de collecte
II.1.2. La collecte des données
III. Période d’étude
IV. Population d’étude
IV.1. Critères d’inclusion
IV.2. Caractères épidémiologiques : Etat Civil
IV.3. Les données nosographiques
IV.4. Quelques paramètres indicateurs de l’évolution de la pathologie
IV.5. Le traitement traditionnel
B. PRESENTATION ET ANALYSE DES RESULTATS
I. Population d’étude : caractéristiques générales
I.1. Répartition des patients hospitalisés selon le sexe
I.2. Répartition des patients hospitalisés selon l’âge
I.3. Répartition des patients hospitalisés selon la situation matrimoniale
I.4. Origine géographique des patients hospitalisés
I.5. Répartition des patients hospitalisés selon l’activité professionnelle
II. Tableau récapitulatif des pathologies rencontrées
III. Pathologies les plus fréquentes en hospitalisation
III.1. Fréquence des pathologies selon le sexe
III.2. Fréquence des pathologies selon l’âge
III.3. Fréquence des pathologies selon l’activité professionnelle
III.4. Fréquence de la comorbidité toxicomanie/troubles psychiatriques selon le sexe
III.5. Type de toxique consommé
III.6. D.M.S et rechutes des pathologies les plus fréquentes
III.7. Facteurs de rechutes
III.8. Modalités des sorties
IV. Le traitement traditionnel
TROISIEME PARTIE : DISCUSSION
A. LE NOMBRE D’HOSPITALISES
B. CARACTERISTIQUES SOCIO-DEMOGRAPHIQUES
I. Le sexe
II. L’âge
III. Le statut matrimonial
IV. Origine géographique
V. L’activité professionnelle
C. DONNEES SUR LES PATHOLOGIES LES PLUS FREQUENTES
I. Les bouffées délirantes aigues (B.D.A)
II. La schizophrénie
III. Troubles de l’humeur
III.1. La psychose maniaco-dépressive (P.M.D)
III.2. L’accès maniaque
III.3. La dépression
IV. La toxicomanie
V. Épilepsie
VI. Hystérie
VII. Durée moyenne d’hospitalisation et rechutes
VIII. Les motifs d’exéat
D. TRAITEMENT TRADITIONNEL
CONCLUSION