Hétérogénéité des taches, fragilité des techniques

L’intérim est une forme d’emploi emblématique des mutations du salariat et des modes de production. Ce régime d’embauche cristallise les discours (quotidiens, journalistiques, scientifiques) autour des questions de flexibilité ou de précarité du travail et de l’emploi. C’est à partir d’une démarche ethnologique, déployée dans le Sud-est de la France et plus particulièrement dans le bassin industriel grassois (06) que j’ai souhaité saisir les mécanismes qui contribuent à construire la place sociale des intérimaires au sein des unités de production. Cette Thèse traite de la condition salariale de travailleurs dont la présence dans les entreprises est marquée par le caractère temporaire de leur embauche , de ces ouvriers qui sont « temporaires en permanence ». Ce questionnement est intimement lié à mon parcours personnel. En effet, j’ai travaillé en tant qu’intérimaire bien avant d’avoir la moindre connaissance en sciences sociales. Et c’est après avoir passé plus d’un an dans la même usine sous ce statut que j’ai décidé de m’engager dans un cursus universitaire. La découverte des sciences sociales, la portée critique et les pistes analytiques proposées par certains auteurs, m’ont décidé à persévérer dans cette voie . Nous y reviendrons, mais je peux d’ores et déjà signaler que cette expérience a largement influencé les thèmes développés dans cette Thèse ; laquelle, comme son sous-titre l’indique, porte sur des intérimaires « non-qualifiés », auxquels on attache souvent divers qualificatifs : « périphériques », « extérieurs », de « seconde zone », «mobiles», « précaires », etc.

En m’appuyant sur une immersion de longue durée, je m’attache à saisir le vécu de ces travailleurs, dans les unités de production ainsi que les effets de la flexibilité. Je propose de considérer le travail intérimaire comme une institution qui instaure l’attente, généralise l’insécurité et participe à la production de modes d’existence marqués par l’incertitude, en particulier pour les individus qui travaillent en intérim depuis plusieurs années. Considérer l’intérim à partir de cet angle permet de saisir certains rouages et certains dispositifs qui contribuent à le constituer comme système d’assujettissement. J’entends démontrer que la question du temps demeure centrale dans l’analyse de formes de domination au travail et des résistances qui tentent de s’y déployer. Cette démarche implique de traiter de l’organisation et des rapports sociaux de production, de la division sociale et technique de l’activité, etc., sans les dissocier de la spécificité contractuelle des intérimaires, de leurs aspirations et de leur rapport à l’avenir. Le « hors-travail » sera considéré comme la trame de fond des rapports de forces que nous observerons dans les lieux de production. Mais avant d’exposer et de préciser le cadre théorique adopté, la revue de la littérature, la méthodologie et les lieux de l’enquête, il importe de situer les enjeux de cette recherche dans son contexte historique.

Hétérogénéité des tâches, fragilité des techniques 

« L’agence » : apprendre sa place 

Le travail temporaire est le terme juridique qui désigne l’intérim. Les enseignes telles que Manpower, Adecco, Védior Bis, Adia, Crit ou Intérima sont des entreprises de travail temporaire qui disposent de nombreuses agences implantées sur le territoire. Ces agences, définies par l’article L 124-1 du Code du Travail, ont pour activité « de mettre à disposition provisoire d’utilisateurs, des salariés ». Ces intermédiaires de l’emploi fournissent à leurs « clients » (les entreprises utilisatrices) leurs «collaborateurs » (les travailleurs temporaires) en prélevant une marge sur cette miseà disposition. L’entreprise de travail temporaire est le pivot entre « acheteurs » et « vendeurs » de force de travail . Ainsi, un « contrat (commercial) de mise à disposition » est conclu entre l’entreprise utilisatrice et l’entreprise de travail temporaire qui effectue également un « contrat de travail temporaire » ou « de mission » avec l’intérimaire embauché (articles : L.124-3 et L.124-4 du Code du travail). Dans cette relation triangulaire, l’agence de travail temporaire fait office d’employeur de jure. Les intérimaires sont en revanche soumis aux règlements internes des diverses unités de production au sein desquelles ils effectuent leurs activités salariées. Si les travailleurs temporaires sont de facto placés sous l’autorité hiérarchique des employés des entreprises utilisatrices au cours de leurs missions, ce sont les salarié(e)s de l’entreprise de travail temporaire qui gardent le contrôle de leur mise à disposition. Ce sont eux/elles qui choisissent quels intérimaires seront sollicités ou écartés pour remplir un contrat. Aussi, une analyse du travail des intérimaires ne saurait être complète en faisant l’impasse sur l’agence de travail temporaire qui s’insère entre eux et l’entreprise qui les emploie. Plusieurs moments dans la carrière des intérimaires seront mobilisés. Des motivations qui les amènent à pousser la porte d’une agence aux modalités de leurs premières inscriptions, des passages réguliers pour ramener leurs « feuilles d’heures » aux visites afin de signifier leur disponibilité, ces descriptions seront une entrée en matière importante pour aborder cette forme d’emploi. Les contacts réguliers, tout au moins hebdomadaires, entre les salariés intérimaires et ceux l’agence, seront l’occasion d’échanges, de conseils et de « mises au point ». Nous verrons quelles « qualités » sont demandées aux travailleurs temporaires, à quelles occasions, etc., et comment celles-ci interviennent dans la sélection qui s’opère entre divers postulants pour une même mission. Il s’agira principalement d’observer comment cette institution contribue à (pré)définir la place et le rôle que devront tenir les intérimaires dans les différentes unités de production au sein desquelles ils seront amenés à travailler.

OBTENIR RAPIDEMENT UN EMPLOI 

Malgré la multitude de configurations qui conduisent les individus à travailler en intérim, une constante demeure : obtenir le plus rapidement possible une rémunération. Sans procéder à un travail exhaustif de catégorisation de ces travailleurs qui relèverait davantage d’une sociologie de l’emploi, je propose ici d’examiner quelques cas de figures récurrents à partir de témoignages d’intérimaires rencontrés sur le terrain. Lors de cette recherche, j’ai côtoyé une foule d’intérimaires de tous âges aux parcours de vies difficilement comparables. La plupart d’entre eux ont toutefois insisté sur la simplicité et la rapidité des démarches à mettre en œuvre pour accéder à un emploi. L’agence, en tant qu’institution située à l’interface entre les salariés et les recruteurs, prend en charge la prospection et place directement les travailleurs à un poste. Selon mes interlocuteurs, ce sont ces facilités en matière d’accès au travail qui ont constitué l’attrait premier pour cette forme d’emploi. D’autant plus lorsqu’ils ne disposent pas d’un « profil » ou de compétences à faire valoir dans un entretien d’embauche plus direct. Je rappelle que la plupart des intérimaires dont il est question dans cette thèse font partie de la catégorie de « l’intérim de masse » pour reprendre les termes de Cathel Kornig . Ainsi, les candidats trop jeunes, trop âgés, trop peu qualifiés, inexpérimentés ou aux parcours heurtés augmentent leurs « chances » de vendre leur force de travail par le biais de l’agence qui effectue leur placement. Certains travailleurs vont jusqu’à présenter l’intérim comme l’unique recours pour trouver un contrat, à défaut de « relations » ou au regard de leur curriculum vitae, bien que la majorité des missions proposées concernent les postes les moins qualifiés dans l’industrie ou dans le bâtiment. L’âge est une dimension incontournable pour saisir les postures des travailleurs au moment où ils empruntent ce régime d’embauche. Les plus jeunes y ont trouvé un moyen d’accéder à un emploi malgré une faible expérience et une formation professionnelle insuffisante. La nature temporaire et intermittente des contrats d’intérim autorise les étudiants à occuper une activité salariée une partie de l’année sans être liés à une entreprise dans une relation salariale durable et qui pourrait devenir trop contraignante lorsque les vacances s’achèvent. Pour les autres, c’est-à dire la majorité d’entre eux, l’intérim offre la possibilité de trouver du travail à peine sortis de l’école. Catherine Faure-Guichard nomme cet usage du travail temporaire : « l’intérim d’insertion » qui regroupe ceux qui n’ont pas d’identité professionnelle à la sortie du système scolaire et ceux qui éprouvent des difficultés à trouver un CDI dans leurs spécialités. Ces intérimaires, qui constituent le « vivier » des agences, ont insisté au cours des entretiens sur le caractère transitoire et temporaire de leur démarche initiale qui a abouti sur une période qui s’est révélée plus longue que prévue. Dix ans, en moyenne, avant de s’insérer durablement dans une entreprise .

Souvent, ce premier contact avec le travail intérimaire a lieu dès l’entrée dans la vie active. Le premier emploi déclaré de nombre de ces jeunes a été temporaire. Le témoignage de Nico (23 ans) illustre ce point : « Je suis parti du système scolaire un peu rapidement [après plusieurs CAP non-achevés], alors je me suis naturellement tourné vers l’intérim. Je me suis inscrit tout de suite, pour avoir du travail et donc de l’argent ». Son récit est représentatif du parcours de nombreux intérimaires qu’il m’a été donné de rencontrer, comme Jérôme (26 ans) : « Au début, c’était pendant les vacances et quand j’ai arrêté les études [Bac STT] j’y suis retourné, plus longtemps cette fois. De plus en plus ». L’emploi intérimaire constitue ici une alternative et, parfois, accompagne les ruptures du cursus scolaire. Il offre à ces jeunes travailleurs une formule où les démarches sont simplifiées, un premier travail « clés en main ». «Dans ma famille, ça semblait naturel que je travaille si je n’étais plus en cours. Mais je ne savais pas comment m’y prendre, alors l’intérim c’était pratique », précise Virginia (24 ans). Lorsqu’on questionne les travailleurs temporaires au sujet de leur «choix » initial de l’intérim vis-à-vis d’autres formules d’emploi, ils répondent généralement qu’ils y sont arrivés par défaut . Défaut de connaissances, de formations ou de places disponibles sur le marché du travail, l’intérim est pensé comme l’unique option qui s’est présentée à eux.

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
Le travail, la domination et le temps
Le terrain et la démarche ethnographique
PREMIERE PARTIE Prendre place : hétérogénéité des taches, fragilité des techniques
Chapitre 1 : « L’agence » : apprendre sa place
Chapitre 2 : Marquages statutaires : corps, espace et emblèmes au travail
Chapitre 3 : De la répartition des tâches à la délégation du sale boulot
Chapitre 4 : « Faire-avec », « faire-face »
Chapitre 5 : Transmission et savoir-faire
DEUXIEME PARTIE S’inscrire dans les collectifs : Catégories, relations sociales et aspirations à la stabilité
Chapitre 6 : Catégories, classements et relations de travail
Chapitre 7 : L’insertion incertaine des intérimaires
Chapitre 8 : Aspirations d’intérimaires : investissements subjectifs et mobilisation productive
TROISIEME PARTIE Le temps de l’intérimaire : L’attente, l’insécurité temporelle et la sujétion
Chapitre 9 : L’appel du travail
Chapitre 10 : L’imprévisibilité de la fin de mission
Chapitre 11 : Départs volontaires
Chapitre 12 : L’insécurité temporelle et ses effets
CONCLUSION GENERALE
Bibliographie
Liste des illustrations
Index

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