Héritage de la douleur
Nelly Arcan, auteure contemporaine québécoise, publie son premier roman, Putain, en 2001. Dès sa sortie, cet écrit autofictionnel fait rapidement parler en raison du sujet qu’il traite. De même, son auteure, être paradoxal dont l’univers est rapidement jugé obscène et indécent, attire immédiatement l’attention des médias. Puis l’écrivaine publie un second récit autofictionnel, Folle, en 2004. Elle est également l’auteure de deux romans dits purement fictifs, soit À ciel ouvert (2007) et Paradis, Clef en main (2009), ainsi que d’un conte, L’enfant dans le miroir (2007), qualifié de «conte cruel pour jeunes filles»1 . Enfin, est publié à titre posthume Burqa de chair (2011), ce recueil rassemblant divers écrits de l’auteure: deux textes autofictionnels inédits, la version intégrale de L’enfant dans le miroir, une réflexion sur le «speed dating» ainsi qu’une des chroniques de l’auteure déjà parue en 2004 titrée « Se tuer peut nuire à la santé ».
Nelly Arcan, de son vrai nom Isabelle Fortier, est née en 1973 à Lac-Mégantic, alors que la préface de ses livres indique qu’elle serait née deux ans plus tard (1975). C’est sous le couvert de l’audace et de la démesure que semblent s’abriter la timidité, l’embarras et l’obsession de l’auteure ce que révèle son choix de se munir d’un pseudonyme peu de temps avant la parution de son premier écrit ; une façon pour elle de maintenir une barrière entre elle et son histoire : Le choix de me donner un pseudonyme n’est jamais venu avec l’obligation de rester dans l’ombre. Je me suis choisi un nom, certes, mais c’était pour marquer une distance avec l’écriture que je déployais dans mes livres ; c’était aussi pour créer un personnage capable d’endosser la brutalité, la haine, et le caractère sans issue de ce que j’écrivais. (Arcan citée dans La Presse, 29 août, 2004) Une autre explication quant à cette utilisation d’un pseudonyme est apportée par la narratrice de L’enfant dans le miroir. Ce besoin de revêtir un autre nom met en relief le malaise arcanien et la nature obsessionnelle des protagonistes des œuvres d’Arcan : [I]l m’a toujours semblé que les Isabelle allaient un jour payer pour la trop grande popularité de leur prénom, il m’a toujours semblé que les Isabelle n’auraient d’autre choix que se cacher sous une fausse identité, qu’elles devraient développer une personnalité extravagante pour garder la tête hors de l’eau, il m’a semblé qu’elles n’auraient d’autre choix que de se maquiller à gros traits pour être envisagées. (Arcan, 2011, p. 87) C’est ainsi que se révèle l’ambiguïté du personnage arcanien; être une autre, devoir jouer un personnage, se créer une identité, faire de soi l’œuvre de son imaginaire tout en tentant de s’ancrer dans la réalité, devenir un produit hybride à l’image de la pratique qu’est celle de Pautofiction ; entremêlant le vrai et le faux, le réel et la fiction, mettant de l’avant des contradictions qui demeureront sans réponse, confrontant et bousculant les conventions. Comment définir alors ce qui ne se laisse pas précisément appréhender ? Faut-il tenter de comprendre l’univers qui a vu naître la narratrice autofictionnelle des récits d’Arcan?
La pratique autofictionnelle en tant qu’entreprise contemporaine, novatrice et ambivalente, se doit constamment d’être définie, expliquée, éclairée afin d’en comprendre la singularité; il importe de situer cette pratique par laquelle fut créée l’univers paradoxe Nelly Arcan. Il me faut donc rétrospectivement considérer et sonder les particularités de cette pratique. Autofiction: étymologiquementformé d’«auto» qui veut dire soi-même et de «fiction», de fictionnel, c’est-à-dire mis en fictionnalité. L’acte autofictionnel est donc édifié sur la fictionnalisation de soi, la fiction qu’un auteur fait de lui-même. Entremêlant fiction et réel proposé, Pauteur/narrateur utilise son existence ou un événement spécifique qu’il a vécu afin de construire une histoire, mais ce en modifiant, codifiant, substituant divers éléments pour qu’il ne soit pas possible de définir ce qui relève de la fiction pure ou de la vie retranscrite de l’individu énonçant. Pour Vincent Colonna, la fictionalisation de soi «consiste à faire de soi un sujet imaginaire, à raconter une histoire en se mettant directement à contribution, en collaborant à la fable, en devenant un élément de son invention. » (1989, p. 9) «Enclavés dans les terres du Roman, avec pour contrées voisines le Royaume de l’Autobiographie, l’Ethiquistan et les Laboratoires de l’Est, le pays de P Autofiction a été fondé en 1977 par Serge Doubrovsky» (Delaume, 2010, p. 15-16). Le néologisme est apparu pour la première fois en quatrième couverture du roman de ce dernier, Fils, en 1977:«Autobiographie? Non. Fiction, d’événements et de faits strictement réels. Si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à une aventure du langage en liberté, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. » À cheval entre le roman et l’autobiographie, l’entreprise autofictionnelle semble endosser, selon la théorie de Philippe Lejeune, les propriétés du pacte autobiographique, c’est-à dire que le texte est fondé sur l’homonymat de la triade auteur/narrateur/personnage, tout en défiant cette affiliation puisque le récit produit ne procède pas de la transposition d’un vécu, mais bien de la fictionnalisation d’un vécu, le pacte qui unit l’écrivain autofîctionnel et son lecteur étant alors un pacte romanesque. En nommant et en attribuant un genre à cette pratique d’écriture, Doubrovsky est venu brouiller les frontières que Lejeune avait mises en place. À la suite de cette remise en question du cadre générique, divers théoriciens et auteurs ont présenté leur propre définition de l’autofiction. Marie Darrieussecq nous dit dans son texte «L’autofiction, un genre pas sérieux» que l’autofiction se présente comme un roman et cela, bien que l’auteur s’y mette en scène. En outre, on y perçoit ce que Darrieussecq nomme des «effets de vie» (1996, p.370), qui renvoient à la réalité de l’auteur, ce qui nous porte à croire que le récit est vraisemblablement calqué sur la vie de celui qui le raconte.
L’autofiction a fait son apparition en France où elle jouit, depuis de nombreuses années, d’une grande popularité. Cependant, elle n’a jamais eu beaucoup d’adeptes au Québec. Les auteurs québécois sont peu nombreux à se vouloir personnages de leurs écrits. Ce phénomène est expliqué par Arcan: «Je dirais que le plus grand problème de l’autofiction vient de l’extrême vulnérabilité dans laquelle ses auteurs se placent en devenant leur propre personnage principal » (Arcan citée par Abdelmoumen, 2007, p. 36). Ils ne sont que quelques-uns, un peu moins craintifs, à véritablement revendiquer leur appartenance à la pratique autofictionnelle. Je nommerai ici deux figures de proue quant à l’exploitation du genre au Québec: d’abord Nelly Arcan, bien évidemment, qui a permis à l’autofiction d’acquérir une plus grande visibilité, de même que Marie-Sissi Labrèche qui a publié sensiblement au même moment son œuvre autofictionnelle. Deux auteures dont le traitement autofictionnel est semblable, de par leur écriture lucide, dure, impudique, l’omniprésence de la sexualité dans leurs récits, mais également de par le fait que leur travail autofictionnel relève en partie du récit de filiation. Si on dénote bien peu d’auteur-es dont le travail se veut autofictionnel, c’est qu’au Québec cette pratique n’a guère plus d’une vingtaine d’années. Néanmoins, le genre commence à prendre ses aises en sol québécois. Si bien que le dernier livre de Gil Courtemanche2 présentait sur la première de couverture la mention « autofiction », et non celle de roman ou récit, catégories génériques sous lesquelles est habituellement dissimulée Pautofiction, une première aussi bien au Québec qu’en Europe. Malgré cette avancée, Pautofiction demeure une pratique controversée et incomprise comme le révélait Arcanau Monde des livres lors de la publication de son troisième ouvrage: «Au Québec, l’autofiction est considérée comme un crime. Mes nombreuses apparitions médiatiques ajoutées à cela, je l’ai payé très cher» {Le Monde des livres, Christine Rousseau, 2011).
L’écrivain autofictionnel doit être prêt à payer les frais de sa trop grande implication dans ses écrits. Pour Arcan, tout repose en deux termes: «Dans l’Histoire, « folle » et « putain » sont les deux mots qui ont marqué au fer rouge les femmes qui ne veulent pas se soumettre» (Arcan citée par Odile Tremblay, 2004). Par cette affirmation, l’auteure révèle la prédominance de ces deux rôles, de ces deux titres imposés socialement à la femme. Dans un même mouvement, l’auteure retrace son propre parcours : personnel puisqu’en tant que femme, elle a subi la dévalorisation commandée par les figures de la folle et de la prostituée, ainsi que littéraire, puisqu’elle renvoie à ses deux principales œuvres autofictionnelles {Putain. 2001, Folle. 2004), œuvres par lesquelles Arcan a pu révéler, dénoncer et tenter de déjouer la prédétermination, le jugement et l’hermétisme sociaux dont sont victimes les femmes. Ainsi est-il possible de percevoir et de concevoir l’être, la femme, l’auteure, le paradoxe Nelly Arcan. Reconnue pour sa lucidité, pour ses propos acerbes et pour la dualité qu’elle portait en elle, Arcan incarne à la fois la soumise et l’insurgée, femme consciente de la place à laquelle la société la confine; l’acceptant, la désirant, mais aussi la refusant, la défiant. Nelly Arcan a souvent confirmé et énoncé sa nature paradoxale ; au cours d’une entrevue menée par Mélanie Saint-Hilaire et parue dans L’actualité, elle affirmait: «[J]e suis restée profondément morale, moralisatrice même. Drôle de moralité, parce que je perçois la décadence, mais j’en fais aussi partie […] » (2007, p. 104). À la fois tout et leur contraire, les narratrices arcaniennes, à l’instar de l’auteure, portent en elles le même paradoxe qui se répercute et se remarque dans divers aspects de leur univers. Et donc, c’est uniquement en reconnaissant, en assumant et en revendiquant ces substantifs – « folle » et « putain » – (et l’incarnation qu’ils commandent) que les narratrices arcaniennes estiment leur pouvoir d’agissement. Ainsi, elles instituent une nouvelle manière de voir les choses, selon une perspective différente et autre, en révélant le point de vue du sujet engagé dans la voie qui lui est destinée et qu’on lui commande de suivre, mais que pourtant il rejette.
Mon mémoire retracera la genèse de l’écriture arcanienne. Je tenterai de découvrir et de mettre en place les parcours filial, énonciateur ou encore littéraire des narratrices. Il aura pour but, dans un premier temps, l’analyse de la douleur dans l’œuvre d’Arcan, douleur dévastatrice et dévorante. Puis, le deuxième chapitre du mémoire mettra au jour la nature et l’univers profondément mortifères de la narratrice de ses écrits autofictionnels dont Putain et Folle sont les plus probants. Enfin, mon attention se portera sur la valeur mortifère et testamentaire de ses romans. Pratique d’écriture de plus en plus courante et remarquable chez plusieurs écrivains contemporains, le legs thanatographique que constitue le récit autofïctionnel fera l’objet du troisième chapitre. Je démontrerai donc que la douleur constitue un legs filial qui fonde l’univers mortifère de la narratrice et ainsi contribue à l’élaboration d’une pratique d’écriture testamentaire et mortifère.
Mon analyse portera, en premier lieu, sur la filiation trouble dans l’œuvre de Nelly Arcan, filiation dont la source est le fait d’une ascendance féminine transhistorique (qui unit toutes les femmes passées, présentes et futures dans un processus de filiation et de transmission s’amorçant symboliquement avec la Genèse et se poursuivant de génération en génération), bien qu’elle soit également liée au passé familial immédiat de la narratrice de Putain et de Folle. L’auteure-narratrice de ces deux récits est habitée par une douleur qui envahit ses écrits. Cette douleur qui hante le sujet autobiographique, la narratrice d’Arcan l’a reçue en héritage, héritage maternel et féminin. Elle est le produit d’un héritage familial, celui de sa sœur, morte prématurément, dont le fantôme vient sans cesse lui rappeler la déraison et l’aberration de son existence, et celui de sa mère, gage de soumission, de laideur et de mort, tel qu’il nous est possible de la percevoir dans Putain. La narratrice se doit donc d’apprendre à vivre avec l’héritage et les limites sociales imposés par son sexe; de même qu’elle doit faire face aux périls familiaux commandés par sa filiation biologique. C’est en tentant de rompre les liens de cette filiation féminine tout en y adhérant que la narratrice d’Arcan révèle la gravité de sa blessure. Se dessine en elle et derrière elle une sujétion beaucoup plus importante des femmes, du collectif féminin. Je m’appuierai, afin de révéler cet héritage de la douleur, sur les ouvrages de divers théoriciens dont Martine Delvaux, reconnue pour son travail sur la hantise et la spectralité; de même je nourrirai ma réflexion du discours littéraire et théorique contemporain portant sur l’héritage et la filiation. Enfin, dans diverses parties de ce chapitre, je tiendrai compte des études et des différents textes produits par plusieurs auteurs ayant traité du phénomène filial chez Nelly Arcan.
En deuxième lieu, je mettrai l’accent sur la relation entre cet héritage de la douleur et la mort, force à l’œuvre dans les récits d’Arcan. C’est par la désubjectivation quasi-totale de la narratrice arcanienne que je présenterai l’univers mortifère sur lequel sont fondées les œuvres autofictionnelles que sont Folle et Putain. En proie à une ambivalence constitutive, la narratrice oscille entre la position de sujet et celle d’objet, d’être subjective et désubjectivé. Cet état est perceptible par de nombreux éléments: à commencer par la substance même dont est constituée la narratrice arcanienne, être qui se conçoit selon le rapport binaire vie/mort, sans pour autant se sentir formellement liée à l’une ou l’autre de ces instances, ni tout à fait vivante ni tout à fait morte, subsistant dans un entre-deux. Ainsi que peut le percevoir le lecteur, la relation amoureuse dans laquelle s’engage la narratrice de Folle est également marquée par la mort ; le rapport amoureux octroie à l’être aimé une emprise malsaine et possiblement mortifère. Pour la narratrice, aimer c’est donner à l’autre un accès à son être, autoriser une ascendance sur sa propre personne ce qui engendre soumission et désubjectivation. Deux autres aspects dominent et ébranlent l’existence chez Arcan. Tout d’abord, l’animalité puisqu’elle fractionne l’être (révélant sa bestialité et amenuisant sa nature humaine et son individualité), lui défend toute implication ou jugement moral et social. L’objectivation animale de la narratrice ainsi que tout rapport d’affinité avec l’espèce animale révélé par l’œuvre arcanien figurent la désubjectivation des protagonistes. Puis, l’importance de la thématique du miroir vient réaffirmer l’insuffisance substantielle du sujet et donc sa désubjectivation. Le miroir, en exposant l’inadéquation et le morcèlement de l’être, renforcie l’impossibilité d’une unicité et d’une réalité matérielle, phénomène auquel fait face la narratrice. Cette dernière devient donc le sujet de sa propre désubjectivation du fait que se multiplient et se confirment les sources de domination. Ne demeure qu’une possibilité afin d’acquérir une certaine individualité: concevoir son existence sous un autre mode, celui de l’écriture. Le sujet, en se représentant dans la fictionnalité, en devenant unique détenteur d’un pouvoir institué par l’acte narratif, devient, dans la mesure du possible, individu social et être subjective.
Enfin, je montrerai que chez Arcan l’écriture autofictionnelle en tant que révélatrice de la douleur est une pratique mortifère et testamentaire, ce qui m’amènera, tout d’abord, à explorer la résurgence de la douleur et l’ambivalence que suppose la pratique autofictionnelle. Je traiterai ensuite de l’écriture arcanienne par le biais de l’ouvrage de Jacques Derrida, La pharmacie de Platon, dans lequel il développe la notion de pharmakon,phénomène qui détient des pouvoirs cathartiques et mortifères. Le concept derridien associé à la pratique d’écriture permet la création d’une nouvelle notion: l’écriture-pharmakon, étudiée par de nombreux théoriciens (Derrida, Delvaux, Palma Borrego, Chambers). Le pharmakon détient dans cette alliance le rôle de remède et/ou de poison pour la mémoire. Lorsqu’il sera question de l’écriture testamentaire, je solliciterai entre autres l’aide théorique d’Éric Volant, spécialiste ayant étudié la relation entre mort, société et culture, et qui a participé à l’élaboration de la recherche québécoise sur le sujet en prenant part à la réalisation du Dictionnaire des suicides et en publiant fréquemment dans la revue Frontières, périodique québécois spécialisé en études de la mort. L’écrit autofîctionnel de Serge Doubrovsky, Le livre brisé, me permettra également d’étayer ma recherche sur l’écriture testamentaire. Bien qu’il n’endosse pas le rôle d’un théoricien, Doubrovsky se permet d’y avancer sa propre conception de l’écriture autofictionnelle, la rattachant à une pratique d’ordre testamentaire et mortifère. En outre, son discours personnel sur la pratique d’écriture nous permet d’envisager le sujet d’après le point de vue d’un individu ayant réellement pris part au processus autofictionnel. Il connaît donc véritablement la portée et les implications découlant de la mise en mots du vécu tout comme l’importance de s’inscrire dans un récit à défaut d’avoir la capacité de s’inscrire dans le réel.3 Le cas similaire de Chloé Delaume, écrivaine autofictionnelle, également essayiste ayant publié un ouvrage théorique traitant de sa pratique, me sera aussi utile afin de mettre en relief le travail d’Arcan.
C’est donc en ayant recours à ces multiples théoriciens, auteurs et spécialistes ainsi qu’à leurs perceptions et impressions de l’univers autofîctionnel que je tenterai de définir l’œuvre autofîctionnel arcanien. En me référant à certaines études autofictionnelles et autobiographiques, aux travaux sur la filiation et l’héritage, aux pratiques théoriques traitant du rapport oxymorique alliant mort et vie, de même qu’à la potentialité mortifère et testamentaire que peut révéler l’écriture, je pourrai centrer mon intérêt pour la pratique littéraire arcanienne autour de la douleur et de la mort, forces au cœur de l’écriture d’Arcan. Ainsi, j’établirai et expliciterai le lien complémentaire existant entre douleur, mort et écriture dans l’espace créateur autofictionnel arcanien.
HÉRITAGE DE LA DOULEUR: « L’HISTOIRE DES CICATRICES »
L’héritage et la filiation sont des notions clés de l’écriture autobiographique et autofïctionnelle. Très souvent perçus dans leurs rapports à la famille, leurs rapports biologiques, ces concepts ont aussi pris la forme, dans la pratique littéraire contemporaine, de récits évoquant une filiation de type élective : on conçoit dorénavant la complexité et la multiplicité des sources de filiation de même que la création des liens de filiation. Il ne s’agit plus seulement de savoir de qui on hérite, mais encore, de «ce dont on hérite5 » (Viart et Vercier, 2005, p. 79). C’est ainsi que plusieurs écrivains entreprennent, par le biais de l’écriture autobiographique ou autofictionnelle, un processus visant à saisir la nature de leur filiation et ce en écrivant sur leur ascendance, en révélant les secrets, les tares, les interdits auxquels ils ont accès ou auxquels ils n’ont jamais pu avoir accès, en tentant de découvrir qui ils sont et ce qu’ils sont, en étudiant ceux qui les ont précédés. Ce que met de l’avant René Kaës dans «Le sujet de l’héritage», évoquant la primauté du groupe sur l’individu. Effectivement, tout sujet d’un groupe est précédé de ce même groupe dans lequel il n’a pas le choix de prendre place, son assujettissement à ce dernier étant prédéterminé du fait qu’un sujet est le résultat d’une multitude : […] nous sommes mis au monde par plus d’un autre, par plus d’un sexe, et […] notre préhistoire fait de chacun de nous, bien avant le déliement de notre naissance, le sujet d’un ensemble intersubjectif dont les sujets nous tiennent et nous entretiennent comme les serviteurs et les héritiers de leur « rêves de désirs irréalisés », de leurs refoulements et de leurs renoncements, dans le maillage de leurs discours, de leurs fantasmes et de leurs histoires. (2003, p. 5) Ainsi, le sujet de l’héritage se voit lié à une histoire qu’il n’a pas vécue, mais qui est pourtant la sienne. Peu importe le groupe filial et le rôle qui lui sera imposé, il deviendra un habitacle, le centre de circulation et de diffusion d’un secret, d’une tare, d’une douleur qui unifie le groupe et dont il est légataire. Se dessine donc derrière toute filiation le secret d’une blessure qui se transmet entre ses membres. Cette passation, qu’elle soit générationnelle, intergénérationnelle ou transhistorique, assurée par la voie d’une conscience personnelle ou universelle, réalisée dans un espace familial ou dans tout autre espace groupai, met en péril la formation d’un individu – bien qu’elle en soit également tributaire puisque tout legs participe à la formation d’un sujet, instaurant les assises structurantes de son individualité, lui permettant ou non d’accéder à l’état de sujet – et révèle la violence de l’héritage .
Selon cette perspective, douleur, souffrance, tourment obéissent à la loi d’un héritage. Ainsi, ceux que laisse transparaître l’écriture d’Arcan traversent l’entièreté de l’œuvre de l’auteure à l’instar du corps de l’héritier traversé par le discours filial qui lui est légué. La corporéité ayant une importance prépondérante dans l’univers d’Arcan, j’évoquerai la question de l’héritage en étudiant le corps filial et le corps social dans ses récits. L’héritage, notion clé du premier texte d’Arcan, Putain, est également développé dans les autres écrits de l’auteure tel Folle, son deuxième récit autofictionnel. C’est en me référant d’abord à Putain, puis à Folle, mais également en tenant compte des diverses sources et manifestations de la nature filiale des protagonistes arcaniennnes que je mènerai l’analyse du présent chapitre.
Le corps filial annonce les marques d’un héritage hantant. Assiégé, le corps de la narratrice devient le tombeau familial, lieu de conjecture vers lequel sont acheminées les mémoires et présences spectrales de sa sœur et de sa mère, deux figures établissant l’invalidité de la narratrice et l’impossibilité d’un avenir pour cette dernière. Quant au corps social, il participe d’une filiation davantage élective que biologique. Le corps de la narratrice est alors perçu comme légataire d’une filiation transhistorique, d’une antériorité féminine dont il porte les traces et stigmates. Construit sur les ruines du féminin, cet héritage aliène la femme aux récits sociaux et culturels créés par l’homme, le père ; une domination qui perdure de génération en génération et emprisonne le féminin dans un carcan patriarcal.
Corps filial
Voyons d’abord ce qui définit le corps filial des écrits arcaniens avant d’entreprendre l’analyse des divers éléments et personnages ayant prédominance et importance en ce qui a trait à cet aspect des récits à l’étude. C’est donc en étudiant les rapports familiaux, l’histoire familiale, source de l’histoire de la narratrice, que se laissera deviner et comprendre le corps filial de l’œuvre autofictionnel d’Arcan. C’est autour de deux figures clés que s’établissent ces rapports familiaux: la sœur et la mère de la narratrice, présences spectrales dans le récit. Malgré leur impuissance physique (bien que celle-ci se manifeste de façons distinctes dans les deux cas), elles ont une emprise énorme sur la narratrice, emprise que cette dernière ne cherche pas à éviter. Au contraire, elle accepte pleinement de leur céder une partie d’elle-même, révélant le caractère hantant de leurs rapports. La narratrice fait place à «cette filiation qui repose sur l’absence et les disparus […] la vie éternelle des événements et de leurs témoins, le retour de ce qui ne sait pas et ne doit pas mourir» (Delvaux, 2005, p. 12). Elle accepte de porter, de restituer et de conserver le douloureux souvenir de ses origines. En intégrant les vies d’autrui, constitutives de son passé et garantes de son présent, elle acquiert un pouvoir, celui de témoigner à son tour, d’œuvrer dans un dessein de permanence. La narratrice permet la continuité de l’histoire familiale à laquelle elle appartient. Selon Laurent Demanze c’est ainsi que se définit le secret de l’héritage, dans un rapport d’assujettissement liant un fantôme des temps anciens et un sujet: « Le sujet est alors hanté et ses actes semblent reproduire ceux de ses ascendants tandis que ses mots semblent l’écho de ceux qui ne furent jamais prononcés» (2009, p. 233). C’est dire que tout sujet est façonné par l’Autre, que son existence est rythmée par les voix de celles et ceux qui vinrent avant.
Fantômes, hantise et spectralité sont au cœur de ce type de filiation dont l’héritage «place l’être au bord de la vie» (Delvaux, 2005, p.8). Proposé par Martine Delvaux, romancière et essayiste, dans l’ouvrage Histoires de fantômes. Spectralité et témoignage dans les récits de femmes contemporaines, le concept de spectralité adjoint à celui de hantologie, notions originairement développées par Jacques Derrida, mettent de l’avant la figure du spectre dont la survivance provoque chez le sujet une pulsion de répétition qui caractérise son rapport à l’Autre et au monde. Il faut ici entendre spectre dans un sens large ; en tant qu’entité, fantôme, mais également, et à plus forte raison, domination et influence d’un événement ou d’une histoire qui inscrit le sujet hanté dans la voie d’une histoire filiale commune : Le fantôme ne disparaît jamais. Rien ne garantit son repos. Toujours, il nous hante, part et revient une fois, deux fois, trois fois comme dans un retour infini, une sur-vie perpétuelle. Il n’y a plus de début ni de fin à cette histoire, mais le mouvement persistant d’une hantologie. (Delvaux, 2005, p. 16) En proie à ce phénomène, désormais porteur d’un legs, le sujet hanté devient à son tour sujet hantant. Spectralisé, le sujet en vient à adopter une position liminaire, oscillant entre la vie et la mort. C’est dans cet entre-deux, conscient de sa possible disparition, des périls de son héritage, du fait qu’il doit puiser dans les profondeurs de son être afin d’assurer son rôle et d’ainsi révéler son antériorité, que le sujet tente de définir son être malgré les différentes entités et instances qui se projettent en lui. C’est donc en proie à ce phénomène de hantise que la narratrice de l’œuvre de Nelly Arcan tente de se construire en intégrant et repoussant le fantôme de sa sœur, éternelle et immortelle, qui la voile et l’occulte, en saisissant la pleine mesure de sa condition d’enfant de remplacement et en examinant la nature nocive de la relation qui l’unit à sa mère, corps mort qui l’oppresse, présence mortifère qui l’entraîne vers l’obscurité .
CONCLUSION
Le présent mémoire avait pour but de démontrer le rapport concomitant entre l’héritage dont est légataire la narratrice des œuvres autofictionnelles de Nelly Arcan, héritage filial et social qui se manifeste par le biais d’une douleur féminine, transhistorique et infectieuse qui envahit entièrement l’univers dans lequel elle évolue entraînant sa désubjectivation et exacerbant sa nature mortifère. Ce phénomène est alors révélé par l’écriture d’ordre testamentaire et mortifère, une pratique dans laquelle la protagoniste s’est aventurée, au risque de se perdre, avec l’espoir de s’approprier sa souffrance et ce qui résulte de cette souffrance.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : Héritage de la douleur: «L’histoire des cicatrices»
1.1 Corps filial
1.1.1 Le corps : stèle mortuaire
1.1.2 Un corps en remplacement d’un autre
1.1.2.1 L’avortement: la maîtrise du corps
1.1.3 Un corps mort
1.2 Corps social
1.2.1 Le corps au service du père
1.2.2 Corps prostitutionnel
1.2.3 Le premier corps
1.2.4 Corps à corps ;
Chapitre 2 : Univers mortifère : « La voix du néant »
2.1 Entre-deux
2.1.1 Positions liminaires
2.2 Amour mortuaire
2.3 Animalité
2.4 De l’autre côté du miroir
2.5 Être fictif
Chapitre 3 : Écriture mortifère et testamentaire : « Ce qui se cache derrière les mots »
3.1 Écriture mortifère
3.1.1 Écriture de la douleur
3.1.2 Écriture pharmakon
3.2 Écriture testamentaire
3.2.1 Écrire le suicide
3.2.1.1 La lettre d’adieu
3.2.2 Testament littéraire
3.2.2.1 Attestation de soi
Conclusion
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