Le Renouveau pédagogique
Il ne fait pas bon s’inscrire dans une optique autre que celle rationaliste depuis les Lumières. Cela a empêché bon nombre de réformes ou d’innovations d’être introduites. En éducation, la situation particulière dans laquelle s’est retrouvé le Renouveau pédagogique est une démonstration probante de cet héritage légué par la raison, et qui semble loin d’être dilapidé.
En effet, l’adoption controversée du Renouveau pédagogique (réforme lancée formellement le 24 août 2001 après des débuts plus timides), est une autre démonstration de conceptions rationnelles tenaces au sein de la vie scolaire. Face à une réforme plutôt qualitative, où l’emphase était mise sur l’approche par compétences et le développement d’habiletés globales dans des situations significatives et riches (notamment grâce aux projets), une très forte opposition a été observée. Nous avons assisté à une mobilisation des enseignants qui souhaitaient manifester leur désaccord (coalition Stoppons la réforme).
Sans doute les enseignants en défaveur de cette réforme auraient-ils apprécié être davantage consultés. Plus encore, il semblerait qu’on ait tenté d’intégrer à leur quotidien professionnel des pratiques n’étant pas en adéquation avec leur conception générale de l’éducation. Beaucoup d’enseignants, captivés par une pratique quotidienne très terre à terre, n’ont pas pu vivre le recul théorique permettant le réajustement nécessaire à une intégration harmonieuse du Renouveau pédagogique.
Politique et adaptation scolaire
La nouvelle Politique de l’adaptation scolaire, qui s’adresse à l’ensemble des enfants vivant des difficultés d’adaptation, a vu elle aussi émerger les conséquences d’une vision essentiellement rationaliste de l’intervention éducative. Adoptée en janvier 2000, cette politique vise une « école adaptée à tous ses élèves» (MELS, 2000b). Elle influe sur le quotidien des élèves en difficultés, notamment ceux ayant des troubles d’apprentissage.
Reconnaissance de leur différence grâce au plan d’intervention individualisé, mise en place de mesures de soutien pour leur venir en aide sont autant de mesures adoptées. Les orthopédagogues, dont la formation, l’embauche et l’intervention sont désormais favorisées ont permis la constitution d’une ressource significative spécialisée pour ces enfants en difficulté d’adaptation. Néanmoins, pour cette clientèle , ce sont des méthodes de rééducation émanant de conceptions de l’apprentissage principalement cognitives, rationnelles et cérébrales qui sont privilégiées. Programmation neurologique ou neurolinguistique (PNL), enseignement stratégique, programme Attentix, gestion mentale, Brain-Gym et métacognition sont autant de stratégies rééducatives retenues et souvent privilégiées. Toutes ces méthodes ont une approche principalement cérébrale. Elles font essentiellement appel à l’intelligence et à la raison des apprenants. Il ne s’agit pas ici de dénigrer l’apport des approches rationnelles. La raison a certes permis à l’homme de se réapproprier son entendement. Bien que les habiletés cognitives soient nécessaires à la compréhension, seules, elles demeurent limitées et ne permettent pas la connaissance. En effet, une récente étude (Shavinina, 2004) sur des chercheurs en sciences appliquées (telles la chimie ou la physique) ayant remporté le prix Nobel souligne l’importance des habiletés non-rationnelles (ou extra-cognitives).
Henri Bergson: philosophe du non-rationnel
À la fin du XIXe siècle, déjà, Henri Bergson (1859-1941) rencontrait de telles difficultés face à l’ascendant de la raison. Grand philosophe, il a brillamment décrit le rôle de l’intelligence et a redonné à l’intuition la place légitime qu’elle détenait au sein de l’intellection humaine. Bien qu’adulé par certains chercheurs, il est demeuré incompris par plusieurs. Nonobstant le fait qu’il ait été « reconnu comme l’un des plus « grands » philosophes français» (Gilson, 1995, p. 13), cédant la place à Descartes seulement, encore aujourd’hui certains auteurs se voient devant la nécessité de clarifier certaines notions fondamentales servant de base à sa théorie. Kaustuv Roy (2005), par exemple, se fait un devoir de défendre Bergson et de mentionner en quoi son concept d’intuition philosophique ne correspond pas à une « intuition mystique» (p. 459).
Bergson, éminent philosophe écrivain, dont la pensée limpide, mais surtout le style sensible et élégant a valu le prix Nobel de littérature de 1927, a pourtant résolu de façon magistrale les difficultés émanant d’un rationalisme exclusif. La richesse de son œuvre et la fécondité de ses concepts nous permettent de revoir certaines conceptions de l’apprentissage et de l’éducation sous un éclairage nouveau, celui de sa théorie. Bergson a souligné abondamment l’importance d’établir une distinction nette entre une différence de nature et une différence de degré. À travers sa théorie, les éléments sont constamment comparés à l’aide de cette dialectique. Pour ce chercheur, la plupart des problèmes philosophiques persistants (ou non résolus) proviennent de telles discriminations établies au départ de manière erronée.
Éducation, sciences et raison
La pédagogie, qui accepte parfois mal les considérations qualitatives et non-rationnelles, est peut être d’autant plus ainsi depuis qu’elle a été désignée sous l’appellation de Sciences de l’éducation. Dans ce contexte, on pourrait présumer qu’il soit encore plus difficile d’éradiquer les tendances trop rationalistes.
Heureusement, il arrive sporadiquement que des questions non-rationnelles soient soulevées par le monde de la recherche en sciences humaines. St-Amand (2006) consacrait un volume complet de la Revue ontaroise d ‘intervention sociale et communautaire qu’il dirige à la spiritualité en lien avec l’intervention sociale. Un article écrit conjointement avec Simard et traitant du sacré souligne une «montée de la religiosité pour certains, distance face à une religion opprimante pour d’autres» (2006, p. 1). Les auteurs soutiennent qu’ils n’ont « nul doute que nous assistons à la fois à une montée de l’intérêt pour la spiritualité et à une renaissance du phénomène religieux» (St-Amand & Simard, 2006, p. 1). Dans ce contexte, peut-être sera-t-il plus facile d’enfin entamer l’important travail permettant à l’éducation de reconsidérer sa dimension non-rationnelle. Cela n’est évidemment pas gagné, certains pédagogues ayant risqué l’entreprise par le passé sans toujours trouver un écho favorable. D’emblée, de telles tentatives sont qualifiées de « New Age» (Roberge, 2003) et discréditées au sein de l’opinion publique. Plus encore, il arrive souvent que les auteurs traitant d’une pédagogie non-rationnelle soient victimes d’une suspicion exagérée, associés à des sectes ou des mouvements ésotériques louches.
La pédagogie issue des théories de Rudolf Steiner, notamment, figure sur un site équivalant à celui d’Info-Sectes (People for Legal and Non-Sectarian Schools), et tout l’apport conceptuel apporté par son fondateur (antipathie/sympathie, importance du lien entre l’enfant et le Cosmos, etc.) y est dénigré.
Rationnel et non-rationnel
Par non-rationnel, nous entendons toutes les facultés qui ne relèvent pas de la raison. Bien que d’autres termes aient pu exprimer assez bien cette idée, notre choix s’est arrêté sur ce dernier pour plusieurs raisons. Mentionnons d’abord que le terme irrationnel nous semblait inadéquat par son caractère nettement péjoratif. En effet, il réfère spontanément à quelque chose d’irréfléchi, entièrement étranger à toute logique. Or, le non-rationnel, bien qu’il n’ait nullement recours à la raison, possède sa logique propre. Organisé, il respecte un certain nombre de principes qui, bien qu’ils ne s’adressent pas directement à l’intellect, ne sont pas dus au hasard. Ajoutons que le terme irrationnel connote également une conduite inexplicable sous l’emprise d’états d’âme (dans leur sens le moins noble) qui peut s’apparenter à une certaine hystérie.
D’autres tenues plutôt équivalents ont été croisés au cours de notre recherche. Bien que nous les évoquions très peu dans notre mémoire, lorsque cela est le cas, ils prennent place de synonyme. Il s’agit notamment du tenue «extra-cognitif» (extracognitive), employé par L. V. Shavinina dans son article Explaining high abilities of Nobel Laureates.
Les habiletés extra-cognitives décrites par l’auteure coïncident absolument avec notre vision de ce qui est non-rationnel.
Henri Bergson, quant à lui, traite abondamment et essentiellement d’expériencesl non-rationnelles à travers ses oeuvres, bien qu’il n’évoque pas l’ensemble de cette réalité à l’aide de cette tenuinologie exacte. Il a plutôt recours au tenue similaire « spirituel », car le non-rationnel relève de l’esprit et de la conscience (plutôt que de l’intelligence et de la raison). Il va sans dire que nous n’avons pas retenu ce tenue à cause de sa connotation ésotérique et mystique, qui a peut-être amené Bergson lui-même à voir certaines de ses idées d’emblée rejetées ou incomprises.
Intelligence et intuition
Pour Bergson, intelligence et intuition constituent deux pôles opposés, mais complémentaires. Pour exercer son intelligence, l ‘humain a recours à sa raison. Pour permettre à son intuition d’être exprimée, il doit s’inscrire dans la réalité non-rationnelle.
Ces deux dimensions doivent être envisagées comme étant de nature différente, et s’adressant à deux objets tout à fait distincts de la vie humaine. Nous l’avons déjà mentionné, l’intelligence vise l’action. Elle a pour but d’utiliser le monde extérieur pour répondre à certains besoins. Elle est «modelée sur la matière et [elle] vise d’abord à la fabrication» (ÉC, 650, 184). L’intelligence n’a pas pour visée de connaître. Elle doit s’en tenir au monde prévisible sur lequel elle a prise, et qui lui permet d’arriver à certaines fins. Son utilité est incontestable ; elle n’est d’ailleurs jamais désintéressée. L’emprise qu’elle peut avoir sur le monde demeure néanmoins toute extérieure et statique. Elle saisit les choses du dehors, pouvant adopter différents points de vue sur un objet selon qu’elle changera de point d’observation. Elle tourne autour de l’objet sans jamais pouvoir y entrer. « L’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie» (ÉC, 635, 166).
Cette intelligence rationnelle doit donc être complétée (ou plutôt précédée) par l’intuition, qui, au contraire, comprend naturellement la vie. La position de Bergson à cet égard est d’une éloquence tranchante : La conscience, chez l ‘homme, est surtout intelligence. Elle aurait pu, elle aurait dû, semble-t-il, être aussi intuition. Intuition et intelligence représentent deux directions opposées du travail conscient: l’intuition marche dans le sens même de la vie, l’intelligence va en sens inverse, et se trouve ainsi tout naturellement réglée sur le mouvement de la matière. Une humanité complète et parfaite serait celle où ces deux formes de l’activité consciente atteindraient leur plein développement.
En fait, dans l’humanité dont nous faisons partie, l’intuition est à peu près complètement sacrifiée à l’intelligence. Il semble qu’à conquérir la matière, et à se reconquérir sur elle-même, la conscience ait dû épuiser le meilleur de sa force. L’intuition est là cependant, mais vague et surtout discontinue. C’est une lampe presque éteinte, qui ne se ranime que de loin en loin, pour quelques instants à peine. [L]’intuition est l’esprit même et, en un certain sens, la vie même Ainsi apparaît l’unité de la vie mentale. On ne la reconnaît qu’en se plaçant dans l’intuition pour aller de là à l’intelligence, car de l’intelligence on ne passera jamais à l’intuition. (ÉC, 721-722, 267-268).
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Table des matières
INTRODUCTION
PROBLÉMATIQUE
2.1 Les Lumières
2.2 Le Renouveau pédagogique
2.3 La loi 118 et les accommodements raisonnables
2.4 Politique et adaptation scolaire
2.5 Henri Bergson : philosophe du non-rationnel
2.6 Éducation, sciences et raison
2.7 Questions de recherche
2.8 Objectifs de recherche
CADRE THÉORIQUE
3.1 Rationnel et non-rationnel
3.2 Durée
3.3 Intelligence et intuition
3.4 Science et métaphysique
3.5 Connaissance
MÉTHODOLOGIE
4.1 Recherche fondamentale
4.1.1 Recherche fondamentale .. . théorique
4.2 L’intuition bergsonienne comme méthodologie
4.3 Herméneutique
4.4 Pourquoi on ne fait pas de phénoménologie
4.5 Heuristique
4.5.1 Genèse méthodologique
4.5 .1.1 La question
4.5.1.2 L’exploration
4.5.1.3 La compréhension
4.5.1.4 La communication
ANALYSE
5.1 L’éducation comme métaphysique ou l’éloge de la qualité
5.2 L’intuition pédagogique ou l’indétermination
5.3 Connaître ( apprendre) ou se connecter
5.4 Connexions
5.4.1 Connexion humaine
5.4.2 Connexion collective
5.4.3 Inspiration
5.4.4 Les intermédiaires ou médias
5.5 L’ art
5.5.1 Art éphémère et art persistant
5.5.2 Le pédagogue artiste
5.6 L’humour
5.7 Rétablir la durée ou abolir les ruptures
5.7.1 Rétablir la durée dans la classe
5.7.2 Rétablir la durée entre les disciplines
5.7.3 Rétablir la durée entre les niveaux
5.7.4 Rétablir la durée dans l’évaluation
5.8 Le cas particulier des enfants en troubles d’apprentissage
5.8.1 Non-connexion ou court-circuit
5.8.2 L’analyse au premier plan
CONCLUSION
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