En France en 2018, l’incidence des hémopathies malignes est en augmentation avec 45000 nouveaux cas par an, soit 12% des cancers diagnostiqués. Des facteurs génétiques, toxiques et environnementaux sont mis en cause. Le pronostic est très variable selon l’âge et le type d’hémopathie, mais il tend globalement à s’améliorer avec les progrès diagnostiques et thérapeutiques. Le taux de mortalité des patients atteints d’hémopathie maligne admis dans les unités de soins critiques a considérablement diminué ces dernières décennies en passant de 70-100% en 1990 à 40-55% en 2000 pour atteindre environ 30-40% aujourd’hui [1–4]. La baisse de la mortalité permet de prendre en charge aujourd’hui des patients plus nombreux et plus âgés avec de meilleures chances de guérison ou de rémission prolongée. Cette augmentation de la survie est principalement due aux avancées thérapeutiques (nouvelles chimiothérapies, thérapies ciblées), et à l’élargissement des critères d’admission en réanimation [5]. Toutefois, l’agressivité des nouvelles thérapeutiques développées est responsable d’effets secondaires plus sévères. C’est le cas notamment pour les patients en neutropénie [6] ou ayant subi une allogreffe de cellules souches hématopoïétiques [7,8]. Les motifs d’admission les plus fréquents en unité de soins critiques sont un sepsis et une détresse respiratoire aigüe. Les sepsis sont en général sévères à l’arrivée mais parfois rapidement réversibles [9,10] avec une prise en charge précoce. Il n’y a pas encore de consensus quant à l’identification de tous les facteurs pronostiques. Une évaluation fiable de la gravité initiale du patient à l’admission en réanimation demeure également difficile avec des outils inadaptés aux spécificités des patients d’hématologie. Le but de notre étude était de faire un état des lieux des patients atteints d’hémopathies malignes admis dans notre réanimation depuis 2014 afin d’identifier les variables indépendantes associées à la mortalité durant le séjour et à 1 mois.
Patients et méthodes
Nous avons conduit une étude observationnelle monocentrique sur 5 ans, de janvier 2014 à juin 2019, dans le service de réanimation de l’Hôpital de la Conception, APHM. Les critères d’inclusion étaient le diagnostic d’hémopathie maligne préalable et un séjour en réanimation de plus de 48 heures. Nous avons réalisé un recueil numérique anonymisé des données de 181 admissions. La non-opposition éclairée des patients à l’utilisation de leurs données de santé a été recueillie auprès des patients ou le cas échéant de leur personne de confiance. Les données démographiques recueillies concernaient l’âge, le sexe, le type d’hémopathie maligne, le type de traitement en cours, ainsi que le statut OMS à l’admission. En réanimation, nous avons collecté le motif d’admission, le score SOFA (Sequential Organ Failure Assessment) le plus élevé entre J0 et J2, et le score SAPS II (Simplified Acute Physiology Score II). Les paramètres cliniques recherchés à l’admission étaient : la température, la pression artérielle moyenne (PAM) et le score de Glasgow. Le statut infectieux durant le séjour était défini par : la présence d’une antibiothérapie à l’entrée en réanimation, la présence ou non d’un choc septique et son point de départ. Les infections opportunistes habituellement retrouvées chez les patients immunodéprimés telles que l’aspergillose, la pneumocystose ou encore la candidose invasive étaient consignées. La sévérité de la défaillance respiratoire initiale était évaluée par le rapport PaO2/FiO2 gazométrique et la ventilation au cours du séjour était cotée en : absente, non invasive (Ventilation Non Invasive ou VNI et lunettes à haut débit d’oxygène) et ventilation mécanique invasive. Le recours à une épuration extra-rénale (EER), et la défaillance hémodynamique (amines vasopressives) étaient consignés. On notait aussi la durée de séjour en réanimation, le taux de mortalité en réanimation et à 1 mois, avec éventuellement une procédure de limitation thérapeutique et/ou la présence de directives anticipées.
L’objectif principal était l’identification des variables indépendantes associées à la mortalité durant le séjour en réanimation et à 1 mois. L’analyse statistique des données était réalisée par le logiciel IBM SPSS Statistics version 20.0 (Inc., IL., USA). Les variables quantitatives sont présentées en médiane et rang interquartile, et les variables qualitatives en nombre de sujets et pourcentage. Les statistiques descriptives univariées utilisées pour la comparaison entre les deux groupes ont été effectuées par le test t de Student et le test U de Mann-Whitney pour les variables quantitatives, et par le test du Chi2 et de Fisher pour les variables catégorielles. Pour évaluer les variables indépendantes associées à la mortalité en réanimation et à 1 mois, nous avons réalisé une analyse multivariée à partir d’un modèle de régression logistique binomiale linéaire basé sur la sélection a priori des variables significatives en analyse univariée (avec p<0.05) qui semblaient cliniquement pertinentes.
Résultats
Notre cohorte comprenait au total 181 séjours en réanimation. Le taux de mortalité était de 30% en réanimation et de 41% à 1 mois. Les décès en réanimation découlaient d’une procédure de limitation et d’arrêt des traitements dans 75% des cas. La durée médiane de séjour en réanimation était de 5 jours [3-10]. La population étudiée avait un âge médian de 63 ans [53-74] avec 43% de femmes. Les principales hémopathies malignes étaient des lymphomes (54%) et des leucémies aiguës (27%). La majorité des patients recevait une chimiothérapie intensive et était en première ligne thérapeutique. Leur état général était relativement conservé avec un score OMS médian à 1 [1-2]. Les motifs d’admission en réanimation étaient principalement une détresse respiratoire (33%), hémodynamique (33%), une induction de chimiothérapie (18%) ou une défaillance neurologique (7%). Le score SOFA médian était de 7 [4-12] à l’admission et le score SAPS II médian de 51 [37 65]. Une aplasie profonde (avec neutropénie < 0.5 G/l) était présente dans 55% des cas. 35% des patients ont développé un choc septique, principalement à point de départ pulmonaire (29%) ou digestif (22%). La ventilation invasive était présente chez 35% des patients, 44% étaient sous amines et 17% bénéficiaient d’une EER pendant leur séjour. Les résultats sont présentés dans les Tableaux 1, 2 et 3 pour l’ensemble de la cohorte, et pour l’analyse univariée des sous-groupes vivants/décédés : le Tableau 1 rapporte les caractéristiques démographiques et les données générales, le Tableau 2 les scores de gravité, les données cliniques et l’histoire infectieuse, le Tableau 3 les données biologiques. Les résultats de l’analyse multivariée des variables indépendantes associées à la mortalité en réanimation et à 1 mois sont présentés dans le Tableau 4. Ils sont représentés sous la forme d’Odds ratio avec un intervalle de confiance à 95%. Dans notre étude, une hémopathie maligne non lymphomateuse est un facteur de risque indépendant de mortalité à 1 mois. Un âge avancé, un coma, une thrombopénie profonde et l’utilisation de vasopresseurs ou le recours à l’EER sont des facteurs de risque indépendants de mortalité à la fois en réanimation et à 1 mois.
Discussion
Le taux de mortalité global de notre étude est de 30% en réanimation et de 41% à 1 mois, ce qui est similaire aux données de la littérature [1,2,4,7] pour les réanimations « hématologiques ». Ces dernières années, la mortalité est fréquemment inférieure à 50% durant le séjour à l’hôpital d’après la dernière revue exhaustive d’Azoulay et al. [2]. Elle continue de diminuer, même à long terme, de 7% par an à 1 an de l’hospitalisation [4]. Quand on regarde l’ensemble des décès, une limitation ou un arrêt des traitements étaient décidés dans 75% des cas, ce qui renforce l’idée de l’importance d’une concertation entre réanimateurs et hématologues et de la discussion avec les familles afin de ne pas entrer dans l’obstination déraisonnable. La sensibilisation des patients et de leurs proches à la rédaction de directives anticipées en cas d’aggravation de leur état est une piste pour le futur car aucune directive n’a été retrouvée dans notre enquête sur plus de 180 patients, alors que le texte législatif sur ces nouvelles mesures de fin de vie date déjà de 2016. La collaboration multidisciplinaire entre hématologues et réanimateurs est devenue incontournable : l’hématologue apporte son expérience sur le statut de l’hémopathie avec les chances de guérison ou de rémission, l’arsenal des nouvelles thérapeutiques anti-cancéreuses, alors que le réanimateur prend en compte la gravité, le nombre et le type de défaillance d’organes. Cette convergence d’avis a abouti à la tendance actuelle qui est d’admettre ces patients dans les unités de soins intensifs plus tôt et en meilleur état général. Ceci afin qu’ils puissent bénéficier de toutes les stratégies non invasives avant l’apparition des défaillances d’organes [11,12] et dans le but de diminuer le nombre et la gravité de ces défaillances [13,14]. La notion d’admission « prophylactique » est ainsi à considérer [2]. Nous avons souligné le manque d’outils pronostiques robustes adaptés aux spécificités des patients d’hématologie en réanimation. Seule la tournure des événements au cours des premiers jours après le transfert en réanimation permet de prédire un peu mieux comment la situation va évoluer, avec par exemple l’apparition d’une nouvelle défaillance d’organe, ou la non-amélioration de celle présente à l’admission. C’est le concept de la « réanimation d’attente » décrite au début des années 2000 où durant les trois premiers jours après le transfert, l’engagement thérapeutique doit être maximal [15]. Certains outils reflétant la gravité initiale, comme le score SOFA ou le score SAPS II, ont prouvé leur efficacité en matière de prédiction du devenir clinique, au regard du nombre et de la gravité des défaillances d’organes dans les 48 heures suivant l’admission en réanimation [16–22]. Ils sont en revanche insuffisants pour prédire le devenir clinique à l’échelon individuel [16]. Ces scores sont robustes y compris chez les patients atteints d’hémopathies malignes [16,17,20,22]. Un score « SOFA hématologie » excluant le statut neurologique et la numération plaquettaire semble même encore plus pertinent [22]. L’évolution du score est un paramètre influent car une augmentation du score SOFA durant le séjour est associé à un taux de mortalité accru [19]. Dans notre étude, l’impact pronostique est très significatif avec un score SOFA médian à l’admission de 6 [3-9] chez les survivants en réanimation et de 5 [3-8] chez les survivants à 1 mois alors qu’il est de 14 [9-17] chez les non survivants en réanimation et de 12 [7-16] chez les non survivants à 1 mois. Au cours du séjour en réanimation, les facteurs retrouvés comme étant associés à un mauvais pronostic sont la défaillance multi-viscérale, la nécessité de recours à la ventilation mécanique ainsi qu’à un support vasopresseur [23–31]. L’impact de la ventilation mécanique est toujours visible à 6 mois [23]. Les résultats sont parfois contradictoires selon les études, comme par exemple le fait d’être en neutropénie [6,31,32] ou de bénéficier d’une EER [18,33], et très peu concernent le pronostic à long terme [34].
En termes de variables indépendantes associées à la mortalité durant le séjour, nous retrouvons des résultats conformes à la littérature [13,18,24,25,28,30,33] concernant l’utilisation de vasopresseurs (OR=10.16 en réanimation, OR=5.66 à 1 mois) ainsi que le recours à l’EER (OR=4.03 en réanimation). L‘impact sur la mortalité persiste à 1 mois même s’il a tendance à s’estomper voire à disparaître pour l’EER. En revanche, le résultat n’est pas significatif en analyse multivariée pour la ventilation mécanique invasive contrairement à d’autres études [23,24,26–31]. Nous retrouvons deux facteurs de gravité initiaux ayant un impact sur le devenir clinique : un coma avec un score de Glasgow < 8 (OR=6.37 en réanimation, OR=6.90 à 1 mois) et une thrombopénie à moins de 50 G/l (OR=4.99 en réanimation, OR=2.93 à 1 mois). Il a été bien montré que la défaillance neurologique à l’entrée est un paramètre péjoratif [35] qui reste de mauvais pronostic même à long terme. Le taux de mortalité à 1 mois était de 50% dans notre cohorte lorsque la défaillance neurologique était le motif d’admission et de 75% lorsque qu’un coma était présent à l’entrée. La thrombopénie initiale inférieure à 50 G/l reflète la sévérité de l’atteinte hématologique, et est à ce titre considérée comme une défaillance d’organe dans le score SOFA. Elle concernait 75% des patients non survivants de notre cohorte, dont la numération plaquettaire médiane était de 21 G/l .
L’âge impacte fortement le pronostic, notamment un âge de plus de 65 ans (OR=5.71 en réanimation, OR=3.56 à 1 mois). D’après Azoulay et al. [13], l’âge est généralement associé à un mauvais pronostic mais l’âge charnière est différent selon les hémopathies dont certaines surviennent quasi exclusivement chez le sujet âgé (myélome multiple, syndrome myélodysplasique, leucémie lymphoïde chronique). De ce fait, l’âge doit plutôt être interprété en fonction du type d’hémopathie. Son impact est probable mais serait plus modéré que le nombre de défaillances d’organes. Dans notre étude, l’âge médian était de 65 ans pour les leucémies aiguës myéloïdes, 61 ans pour les lymphomes non hodgkiniens, et 71 ans pour les myélomes multiples et syndromes myélodysplasiques. L’impact de l’âge sur la mortalité persiste quel que soit le type d’hémopathie.
Les patients non survivants développent un choc septique dans plus de deux tiers des cas, principalement à point de départ pulmonaire. Les chocs septiques sont plus fréquents dans la population des patients neutropéniques (45%) que dans celle des patients non neutropéniques (22%) mais cela n’impacte pas la mortalité dans notre cohorte contrairement à certaines études [6,9,10]. Les infections opportunistes de type aspergillose ou pneumocystose restent un événement rare, même chez les malades en neutropénie profonde. Un élément majeur dans notre étude est que le type d’hémopathie maligne a un impact sur le pronostic avec une mortalité plus basse pour les lymphomes (OR=0.43 à 1 mois) par rapport aux leucémies, myélomes ou syndromes myélodysplasiques. Le résultat est significatif à 1 mois lorsque la maladie sous-jacente revient au premier plan et que le poids relatif des différentes défaillances commence à s’estomper, alors que seules les défaillances d’organes conditionnent le pronostic initial [19,26]. Cette donnée est capitale à prendre en compte car on voit que le pronostic du lymphome est deux fois meilleur que celui de toutes les autres hémopathies à 1 mois. Dans notre étude, les leucémies aiguës ont un taux de mortalité à 1 mois de 52%, les autres hémopathies de 56%, alors qu’il n’est que de 30% pour les lymphomes (cf Annexe 1). L’évolution plus défavorable avait déjà été soulignée pour les leucémies aiguës myéloïdes concernant la mortalité intra-hospitalière [30,36] ainsi que pour les myélomes concernant la mortalité en soins critiques [34]. Le meilleur pronostic des lymphomes avait été retrouvé en soins critiques dans une étude rétrospective .
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Table des matières
1. Introduction
2. Patients et méthodes
3. Résultats
4. Discussion
5. Conclusion
6. Références bibliographiques
7. Appendices
7.1.Tableaux et annexes
7.1.1. Tableau 1
7.1.2. Tableau 2
7.1.3. Tableau 3
7.1.4. Tableau 4
7.1.5. Annexe 1
7.1.6. Annexe 2
7.2.Scores
7.2.1. Performance status de l’OMS
7.2.2. SOFA : Sequential Organ Failure Assessment
7.2.3. SAPS II : Simplified Acute Physiology Score II