Le développement des technologies de réalité virtuelle (RV) et des interfaces haptiques (IH) ces deux dernières décennies a permis la création d’applications dans de nombreux domaines en simulant la présence physique d’un utilisateur dans un environnement virtuel reproduisant une expérience sensorielle artificielle et sur lequel il peut agir . Les IH permettent d’agir sur l’environnement virtuel avec un ressenti tactile et/ou kinesthésique, permettant un enrichissement des modes d’interaction, améliorant ainsi la fidélité de la simulation. En effet, un haut niveau de fidélité, correspondant à un degré d’exactitude avec lequel les expériences et les effets du monde réel sont reproduits par un système informatique [Ger69], est nécessaire pour de nombreuses applications.
L’évaluation ergonomique est un cas d’utilisation qui semble très pertinent. Les troubles musculo-squelettiques, correspondant à des douleurs ou gênes liées à des régions de muscles, nerfs , articulations ou d’autres tissus mous [BPA97], représentent ainsi en France 88% des maladies professionnelles en 2018 et représentent un tiers des arrêts de travail soit un coût estimé de 2 milliards d’euros pour les entreprises selon le rapport annuel de l’Assurance maladie 2018 [NR18]. En France, l’évolution du nombre de TMS au travail a connu une augmentation significative lors des années 2000 à 2010 grâce notamment à un changement de la législation des maladies professionnelles [AAC05], puis connaît depuis une lente baisse . En outre d’être la première cause d’absentéisme au travail, les TMS représentent une baisse importante de la productivité des employés [XKCJ12]. Les facteurs de risque impliqués dans le développement des troubles musculo squelettiques liés au travail sont généralement divisés en facteurs de risque internes et externes [SSW+95, dCV10]. Les facteurs de risques internes regroupent les facteurs individuels tels que l’âge, le sexe, le niveau de forme physique et la personnalité et les facteurs de risque externes sont exprimés en termes de facteurs physiques et psychosociaux. Une posture debout, des mouvements de bras répétitifs, des charges lourdes, un repos insuffisant, des vibrations ou encore une posture statique sont reconnus comme des sollicitations biomécaniques contribuant aux TMS [WW92, SSW+95]. La monotonie, le manque de considération et d’autonomie et une cadence trop élevée ont également été identifiés comme des facteurs importants de risques psychosociaux entraînant du stress au travail. Enfin l’organisation du travail, telle que le nombre de pauses, l’alternance des tâches avec et sans sollicitation physique et la durée de travail ont un impact sur le risque de TMS. La présence de facteurs de risque internes et externes met en évidence l’étiologie complexe et multi-factorielle des TMS .
Afin de réduire les risques d’apparition de ces troubles lié aux composantes physiques des risques externes, il est nécessaire d’évaluer les mouvements, efforts et variabilités des tâches de l’humain au travail. À cet égard, on peut regrouper les interventions ergonomiques permettant d’évaluer et d’améliorer l’ergonomie de postes de travail en deux approches principales :
— l’ergonomie corrective, évaluant et minimisant les risques sur un poste déjà existant sur site. Cette méthode présente l’avantage d’évaluer directement l’ergonomie de la tâche, cependant les modifications sont limitées et difficilement réalisables dues aux contraintes du process et les arrêts de production sont souvent peu souhaitables ;
— l’ergonomie préventive, évaluant et minimisant les risques sur un modèle de poste de travail en cours de conception. Cette évaluation se base classiquement sur l’usage d’un mannequin virtuel, c’est-à-dire d’un modèle d’humain. Ainsi la simulation de la tâche n’est pas forcément représentative de la tâche réelle.
La RV permet ainsi à un ouvrier de simuler une tâche sur un modèle et de pallier les principaux défauts de l’ergonomie préventive liés à l’utilisation de mannequin virtuel et de manque de collaboration entre les différents acteurs – ingénieurs, ergonomes, opérateurs [NPH+17, LSM+18]. Cette technologie permet ainsi de simuler une intervention ergonomique corrective lors de la phase de conception du produit sans la nécessité d’utiliser un prototype physique, améliorant la qualité du produit pour un coût faible. De plus, cette technologie permet l’apprentissage de meilleurs gestes et postures à adopter grâce à l’analyse en temps réel des données biomécaniques de l’ouvrier et l’intervention d’un ergonome tout en améliorant progressivement le modèle du poste de travail par l’intervention d’ingénieurs.
Cette application nécessite cependant un haut niveau de fidélité d’interaction avec l’environnement virtuel pour que les conclusions de l’évaluation ergonomique soient transférables au réel. Traditionnellement, la fidélité d’interaction est évaluée comme le degré d’exactitude de la reproduction de la tâche. Cette définition n’est pas suffisante pour évaluer l’interaction dans le cas de l’évaluation ergonomique, nécessitant l’étude de la biomécanique de l’utilisateur de la tâche. La biomécanique correspond à l’étude des structures, fonctions et mouvements des aspects mécaniques du vivant à tout les niveaux d’organisation, de la cellule à l’organe. En l’occurrence, la fidélité biomécanique de la tâche reprend l’approche de l’évaluation ergonomique des sollicitations biomécaniques, c’est-à-dire qu’elle concerne l’étude objective de la mécanique des mouvements et des efforts, de l’activation musculaire à la dynamique des membres.
Je propose dans cette thèse de contribuer à l’étude de la fidélité biomécanique de l’interaction haptique en RV pour l’évaluation ergonomique de tâches de prise et dépose répétitives. Cette tâche est un mouvement élémentaire constitutif de nombreuses tâches professionnelles de l’industrie – tâches de triage, de manipulation d’objet, d’assemblage, d’emballage, de déballage [MAC99, CKC+93]- mais aussi dans d’autres domaines – caissiers, postiers, agents d’entretien [MLV+17, HDN+14, GNB+03]. Ces tâches sont généralement répétitives et présentent des postures en position debout et statiques, or plusieurs études ont montré que ces facteurs sont des facteurs de risques pour l’apparition de TMS [dCV10, LJG+03] au niveau des membres supérieurs, et plus particulièrement du coude et du poignet.
La RV au service de l’ergonomie
Usages de la RV
La RV a été activement étudiée ces 20 dernières années permettant le développement de dispositifs performants et abordables. La RV offre un moyen unique d’interagir avec les environnements virtuels en constante évolution. Un certain nombre de technologies de la RV ont été développées au fil des ans et permettent à une personne d’être en immersion dans un environnement virtuel. Les technologies de RV se regroupent principalement en deux catégories : les CAVE [CNSD93] (Cave Automatic Virtual Environment) présentant plusieurs écrans de projection connectés et un système de son surround et les casques de RV (HMD – Head-Mounted Display) présentant un affichage stéréoscopique et un son stéréo. Ces derniers ont permis l’émergence de la RV grâce à des systèmes abordables et performants permettant de nombreuses applications pour le secteur professionnel pouvant être regroupés en trois catégories : la simulation de tâches, la conception de systèmes et la visualisation ludique [Zha09].
Les applications de RV sont apparues dans le processus de développement de produits dans tous les secteurs d’activité – automobile, aéronautique, militaire, agriculture, construction [Zim08, BV17]- grâce à l’amélioration des performances et la réduction des coûts des dispositifs immersifs et d’interaction ainsi qu’au développement d’outils, tels que des outils de conception en RV, de représentations de données, de collaboration entre utilisateurs etc. La RV permet alors de concevoir et de tester des prototypes virtuels sans qu’il soit nécessaire de construire des prototypes physiques [CJN15]. De nombreuses études ont montré que le prototypage virtuel est une solution efficace pour surmonter les défauts des méthodes conventionnelles [AV16, BCCP09, LSW16]. Ces études concluent que le prototypage virtuel permet de réduire les coûts et les délais de la conception de nouveaux systèmes. En effet le prototypage virtuel permettrait de mieux repérer les défauts de conception, notamment liés à l’interface homme-machine en permettant une meilleure représentation des dimensions ainsi qu’un échange d’informations et de connaissances entre les différents intervenants avec pour effet de concevoir un produit de meilleure qualité [ALV+12].
La RV peut intervenir dans toutes les phases de la conception d’un produit [CFS17]. Lors de la phase de recherche d’opportunité pour la rédaction des spécifications du produit, les concepteurs doivent développer de l’ »empathie » pour la cible de marché considérée [FJST07] afin de mieux comprendre ses besoins qu’ils soient exprimées ou latents et permettre ainsi que le produit y réponde au mieux. Les concepteurs développent traditionnellement cette « empathie » par leurs expériences personnelles et leurs échanges avec leurs clients. L’immersion en RV permet de développer de nouvelles expériences pour les concepteurs et ainsi développer de l’empathie pour des situations qu’ils ne peuvent vivre, en effet les sentiments d’immersion et de présence, c’est-à-dire la sensation d’être absorbé et d’agir sur l’environnement virtuel, permettent de simuler la situation entraînant le besoin du nouveau produit. Ce domaine de recherche est assez récent, mais on peut imaginer l’utilisation de la RV pour développer de l’empathie pour des situations de handicap pour la conception de produits adaptés. Après la phase de développement d’empathie, l’introduction de la RV dans le processus de recherche d’idées a le potentiel de faciliter l’imagination des designers en leur donnant une expérience immersive dans laquelle ils peuvent examiner et interagir avec une grande variété de produits. En effet la stimulation visuelle seule est suffisante pour fournir une inspiration significative aux concepteurs [SB10]. La RV peut être utilisée en effet dans les premières étapes de la conception pour susciter de fortes réactions émotionnelles chez les designers et faciliter le processus créatif [RBA15]. La conception assistée par ordinateur dans un environnement virtuel peut rendre la modélisation 3D plus efficace et intuitive pour les nouveaux utilisateurs comme pour les utilisateurs expérimentés. La visualisation de modèles 3D en RV les rend considérablement plus faciles à appréhender [Bry93]. La RV permet aussi de faciliter les démonstrations de modèles 3D aux clients et la compréhension des résultats d’analyses, surtout pour les non spécialistes [CT02], en fournissant un environnement 3D interactif et plus naturel pour visualiser ces résultats. La RV permet d’améliorer considérablement la compréhension spatiale des données 3D [WF96]. Entre autres, la représentation de données 3D en RV a montré de meilleurs résultats pour l’identification de sources d’ondes radars pour des applications militaires[CDGC18]. On peut remarquer que la RV s’est inscrite depuis une vingtaine d’années dans toutes les étapes de la conception d’un produit permettant l’appréhension de cet outil par les concepteurs.
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Table des matières
Introduction
1 Contexte et enjeux de la thèse
2 État de l’art et positionnement scientifique
2.1 La RV au service de l’ergonomie
2.1.1 Usages de la RV
2.1.2 Problématiques liées à l’usage de la RV pour l’évaluation ergonomique
2.2 Les IH à retour d’effort
2.2.1 Usages des IH à retour d’effort en RV
2.2.2 Architecture des IH à retour d’effort
2.2.3 Contrôle des interfaces haptiques à retour d’effort
2.3 Fidélité biomécanique de la tâche en RV
2.3.1 Fidélité, immersion, présence : un rapide tour d’horizon des notions fondamentales de caractérisations des environnements virtuels
2.3.2 Définition de la fidélité biomécanique de la tâche en RV
2.4 Positionnement de la thèse
3 Fidélité biomécanique de la simulation d’une tâche en environnement virtuel
3.1 Introduction
3.2 Matériel et méthodes
3.2.1 Cohorte
3.2.2 Tâche
3.2.3 Installation
3.2.4 Indicateurs
3.2.5 Traitement statistique
3.3 Résultats
3.3.1 Indicateurs objectifs
3.3.2 Résultats subjectifs
3.4 Discussion
3.5 Conclusion
4 Proposition d’une méthode de compensation basée modèle
4.1 Introduction
4.2 Conception d’un contrôle basé modèle
4.2.1 Algorithme de compensation basé sur un modèle
4.2.2 Réglage de la compensation du frottement visqueux
4.3 Évaluation de l’algorithme de compensation
4.3.1 Introduction
4.3.2 Matériel et méthodes
4.3.3 Résultats
4.3.4 Discussion
4.4 Conclusion
5 Évaluation de l’interaction haptique en environnement immersif à haute fidélité
5.1 Introduction
5.2 Matériel et méthodes
5.2.1 Cohorte
5.2.2 Tâche
5.2.3 Installation
5.2.4 Modèle biomécanique et traitement des données de capture de mouvement
5.2.5 Indicateurs
5.2.6 Traitement statistique
5.3 Résultats
5.3.1 Résultats biomécaniques
5.3.2 Résultats de l’analyse de la trajectoire et cinématique de la main
5.3.3 Résultats subjectifs
5.3.4 Réponses au questionnaire
5.4 Discussion
5.5 Conclusion
6 Conclusion