Habiter le décor. Peinture murale et architecture domestique en Italie centrale et septentrionale, de la fin du Ier à la fin du IIIe s. ap. J.-C

« La salle à manger des Rorschash, à droite du grand vestibule. Elle est vide. C’est une pièce rectangulaire, longue d’environ cinq mètres, large de quatre. Au sol, une épaisse moquette gris cendre. Sur le mur de gauche, peint en vert mat, est accroché un écrin de verre cerclé d’acier contenant 54 pièces anciennes portant toutes l’effigie de Sergius Sulpicius Galba, ce prêteur qui fit assassiner en un seul jour trente mille Lusitaniens et qui sauva sa tête en montrant pathétiquement ses enfants au tribunal. Sur le mur du fond, laqué de blanc comme le vestibule, au-dessus d’une desserte basse, une grande aquarelle, intitulée Rake’s Progress et signée U. N. Owen, représente une petite station de chemin de fer, en pleine campagne. (…) .

Sur le mur de droite, peint d’un vert un peu plus sombre que celui du mur de gauche, sont accrochées neuf assiettes décorées de dessins représentant :
– un prêtre donnant les cendres à un fidèle
– un homme mettant une pièce de monnaie dans une tirelire en forme de tonneau
– une femme assise dans le coin d’un wagon, le bras passé dans une brassière
– deux hommes en sabots, par temps de neige, battant la semelle pour se réchauffer les pieds
– un avocat en train de plaider, attitude véhémente
– un homme en veste d’intérieur s’apprêtant à boire une tasse de chocolat
– un violoniste en train de jouer, la sourdine mise
– un homme en chemise de nuit, un bougeoir à la main, regardant sur le mur une araignée symbole d’espoir
– un homme tendant sa carte de visite à un autre. Attitudes agressives faisant penser à un duel.

Au milieu de la pièce se trouve une table ronde modern style en bois de thuya, entourée de huit chaises recouvertes de velours frappé. Au centre de la table, il y a une statuette en argent, haute d’environ vingt-cinq centimètres. Elle représente un bœuf portant sur son dos un homme nu, casqué, qui tient dans sa main gauche un ciboire. » .

Ainsi, au seuil de La Vie mode d’emploi, G. Perec décrit-il le décor de la salle à manger des Rorschash. Tout est là : les dimensions de la pièce (5 x 4 m), les couleurs (le gris du sol, les différentes nuances de vert et le blanc des murs), les textures et les matières (la moquette épaisse, les murs tantôt laqués tantôt mat, le verre cerclé de métal, le bois de la table, le velours frappé des chaises, l’argent de la statuette), les objets, qu’ils soient décoratifs ou utilitaires. Que voit-on à travers cette description minutieuse ? Un certain confort (la table en bois et les huit chaises recouvertes de velours, la moquette épaisse), une relative aisance financière (l’existence de la salle à manger en elle-même et ses dimensions, les monnaies anciennes, la statuette en argent), une tendance à la collection (les 54 monnaies portant la même effigie, les neuf assiettes), un goût hétéroclite, voire un manque de goût (une aquarelle représentant une gare entre des monnaies anciennes, des assiettes décorées de scènes de genre, et une statuette représentant un arcane mineur ; la juxtaposition de différentes nuances de vert au blanc et au gris), une culture peut-être superficielle . Beaucoup de choses en somme, qui tiennent aussi bien au profil socio-économique du propriétaire, qu’à sa culture ou aux conventions sociales d’une époque. C’est avec le même soin méticuleux, le même goût du détail et de l’exhaustivité, que Perec décrira les différentes pièces des vingt-neuf appartements de l’immeuble situé au 11 rue Simon-Crubellier à Paris. Défilent ainsi l’appartement cossu mais au goût hétéroclite du parvenu R. Rorschach qui fit fortune et fut ruiné plusieurs fois avant de se marier à une célèbre actrice américaine, mais aussi : les chambres de bonne sous les toits, comme celle habitée par une émigrée polonaise et son petit garçon, au sol couvert de linoléum et aux murs peints en beige où sont accrochées des affiches colorées, ou celle, vétuste, du vieux serviteur du riche Bartlebooth ; les grands appartements bourgeois des premiers étages, aux parquets précieux, au décor post-colonial et au mobilier Empire ; les appartements plus petits et plus modernes des étages supérieurs appartenant à de jeunes couples dynamiques ; l’atelier du peintre Hutting créé grâce à l’annexion de plusieurs chambre de bonnes et d’un morceau de couloir et doté de toute sorte d’objets extravagants ; l’appartement de Mme Moreau, chef d’une entreprise florissante, appartement entièrement redécoré, à l’exception de la chambre à coucher, par un décorateur réputé, etc. Au gré du puzzle qui se met progressivement en place, pièce par pièce, appartement par appartement, à travers le décor et les « choses », pour reprendre le titre d’un autre livre de Perec, ce sont non seulement des personnalités qui apparaissent mais également différentes façons de concevoir et d’habiter un appartement, modelées par des besoins et des moyens de nature diverse. Et c’est, in fine, la vie à Paris dans les années 1970 qui se dessine. Car c’est tout l’intérêt qu’il y a à regarder de près le décor domestique, ce décor qui façonne l’espace pour le rendre habitable, c’est qu’on y voit se dessiner le contour d’une société donnée, dans toute sa diversité sociale, économique et culturelle.

La définition chronologique et géographique d’un tel sujet est en premier lieu motivée par l’histoire de la discipline. En effet, l’étude de la peinture murale antique a longtemps été dominée par les recherches sur les cités du Vésuve, c’est-à-dire sur une période s’arrêtant en 79 ap. J.-C. La situation est particulièrement sensible en Italie, où la quantité et la qualité des vestiges campaniens ont eu tendance à oblitérer la documentation plus fragmentaire des périodes postérieures, significativement appelées « post-pompéiennes ».

Des études portant spécifiquement sur les IIe et IIIe s. (en incluant parfois la fin du Ier s.) ont tout de même été tentées, dès le début du XXe s., mais elles ont longtemps souffert d’un manque de matériel. Par ailleurs, l’inégale conservation des vestiges a porté à concentrer la réflexion sur quelques sites privilégiés comme Ostie et Rome, réduisant de fait l’histoire de la peinture murale en Italie à ces régions centrales.

Le premier à risquer une analyse globale de la décoration murale des IIe et IIIe s. est H. Krieger qui, en 1919, tente de prolonger la classification établie par A. Mau pour Pompéi . Il propose ainsi d’utiliser la notion de « cinquième style » pour les peintures de la période d’Hadrien et des Antonins et celle de « sixième style » pour les peintures de la période sévérienne. Cette étude pose un premier problème : l’auteur tente d’y définir des styles à partir d’un nombre très restreint de documents, puisqu’il se concentre essentiellement sur les peintures de la domus sous la Villa Negroni, de la Villa d’Hadrien et du tombeau des Nasonii, en mentionnant au passage quelques peintures d’Ostie, celles d’une maison privée retrouvée sur la Via dei Cerchi ou encore celles de la Catacombe de Domitilla – ce qui fait dire à H. Joyce que les analyses de H. Krieger ne sont que des extrapolations à partir de peintures bien connues . Mais surtout, la terminologie utilisée par l’auteur (cinquième et sixième styles) suscite de sérieuses difficultés méthodologiques : comment prolonger un système de classification établi, sur une période donnée, à partir d’une documentation homogène et restreinte, à une documentation très éparpillée, aussi bien dans l’espace que dans le temps ? De telles réserves expliquent sans doute le peu de succès qu’a rencontré cette première tentative, M.H. Swindler étant le seul à avoir repris ces analyses, dans un ouvrage général publié en 1929 . Cependant, plutôt que de parler de « cinquième et sixième styles », sa démarche consiste plutôt à retrouver dans les exemples qu’il étudie les influences des différents styles identifiés par Mau.

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Table des matières

INTRODUCTION
I. ETUDIER LA PEINTURE DOMESTIQUE EN ITALIE DE LA FIN DU IER A LA FIN DU IIIE S. : POURQUOI ET COMMENT ?
A. UN MANQUE HISTORIOGRAPHIQUE
1. LA PEINTURE MURALE EN ITALIE DE LA FIN DU I ER A LA FIN DU IIIE S. : UNE HISTOIRE PARTIELLE
2. OSTIE : BASTION AVANCE DE LA RECHERCHE SUR LA PEINTURE DES IIE ET IIIE S
3. L’APPORT DES RECHERCHES REGIONALES EN ITALIE DU NORD
4. CONCLUSION : LE TEMPS DE LA SYNTHESE
B. AU SOIR DU I ER S. AP. J.-C. : LA PEINTURE MURALE FACE AUX MUTATIONS DE L’ARCHITECTURE IMPERIALE
1. PALAIS ET VILLAS EXTRA-URBAINES DE DOMITIEN
2. VILLAS DES EMPEREURS DU DEBUT DU IIE S.
3. CONCLUSION
C. METHODE PROPOSEE
1. LA PEINTURE EN CONTEXTE
2. CONSTITUTION DU CORPUS DOCUMENTAIRE
3. OUTIL D’ANALYSE : UNE BASE DE DONNEES RELATIONNELLE
4. ANALYSER LE DECOR PEINT : UNE TYPOLOGIE FORMELLE
5. ANALYSER LE DECOR PEINT : COMMENT TRAITER UNE DOCUMENTATION HETEROGENE ?
II. ROME ET L’ITALIE CENTRALE
A. PERIODE 1 : DE LA FIN DU IER S. AP. J.-C. AU DEBUT DU REGNE D’ANTONIN LE PIEUX
1. ROME
2. OSTIE
3. AUTRES SITES D’ITALIE CENTRALE
4. CONCLUSION
B. PERIODE 2 : DU DEBUT DU REGNE D’ANTONIN LE PIEUX A LA FIN DE LA DYNASTIE ANTONINE
1. ROME
2. OSTIE
3. AUTRES SITES D’ITALIE CENTRALE
4. SYNTHESE
C. PERIODE 3 : DE LA FIN DE LA DYNASTIE ANTONINE AU MILIEU DU IIIE S
1. ROME
2. OSTIE
3. LE RESTE DE L’ITALIE CENTRALE
4. SYNTHESE
D. PERIODE 4 : LA SECONDE MOITIE DU IIIE S
1. ROME
2. OSTIE
3. SYNTHESE
E. AUX « MARGES » DE L’ITALIE CENTRALE ?
1. LA VILLA DE SAN POTITO D’OVINDOLI
2. LA DOMUS DI LARGO TORRE BRUCIATA À TERAMO
CONCLUSION

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