GRILLE D’ACTIVITÉS MENTALES DU THÉRAPEUTE
REPENSER LE CONTRE-TRANSFERT DANS LA CLINIQUE CONTEMPORAINE
C’est dans son article intitulé Sur la psychothérapie (1905/1953) que Sigmund Freud nous présente la prémisse voulant que le traitement par la psychanalyse véhicule une forme d’objectivité. Cette prémisse animera ses écrits ultérieurs et l’incitera à tirer de nombreuses analogies des domaines scientifique et médical pour faire comprendre ce qui se passe pendant la cure. La conception qu’il développera de l’analyste cherchera à valider cette forme d’objectivité. Pour ce faire, Freud se plaira à comparer l’état d’esprit de l’analyste à celui du «chirurgien pendant l’opération ou à celui d’un analyste-miroir» (cité dans Heimann, 1950, p.81). Freud dira de cet état d’esprit qu’il s’apparente à celui du chimiste qui veut isoler les éléments d’une substance active, comme durant l’interprétation du rêve par exemple (Freud, 1918/1958). Au moment d’aborder la notion de transfert et de son maniement, le rôle de l’analyste sera décrit comme un combat à livrer contre les résistances du patient, en vue de le persuader à reconnaître ce qui jusque-là avait été rejeté ou réprimé (Freud, 1905/1953). Plus loin, ce combat sera transposé sur le terrain plus vaste qu’est celui du champ de bataille, un terrain sur lequel l’analyste doit sortir vainqueur sans quoi il ne pourra attendre de guérison durable du patient (Freud, 1912/1958).Dans l’ensemble, Freud attribuera à l’analyste un rôle distant et rigide, le traitement restant avant tout une affaire qui concerne le patient. La seule fois où il manifestera une certaine nuance sera au moment de comparer la cure à une partie d’échecs dans laquelle l’analyste est passé maître en matière de coups classiques d’ouverture et de fin de partie, sans pour autant savoir quels coups porter à la phase intermédiaire (Freud, 1913/1953). Cette recherche d’objectivité se remarquera aussi au moment de présenter d’autres facteurs qui font partie de la cure. La méthode analytique qui encourage la création d’un espace particulier entre le thérapeute et son patient sera décrite comme un appareil visant à «extirper» quelque chose des profondeurs de la psyché du patient. Plus tard il sera dit de cette méthode qu’elle sert de moyen à rééduquer la personnalité et, qu’en ce sens, on peut lui attribuer des effets similaires à certains procédés utilisés en médecine orthopédique, sauf que les anomalies psychiques présenteraient des problèmes normalement plus complexes à traiter que les problèmes mécaniques (voir à ce sujet, Ferenczi, 1919/1975).
L’ambiguité essentielle de la relation
La psychothérapie d’orientation analytique tire ses origines de concepts se réclamant de la psychanalyse. Mais le cadre qu’elle se donne l’amène à se distancer de cette prémisse d’objectivité mise de l’avant au début du siècle. Le rapport face-à-face qui s’établi entre le thérapeute et son patient constitue un changement important apporté par la psychothérapie d’orientation analytique. Cette modification touche le volet technique et fera migrer le champ d’étude de la cure vers un pôle « bi-personnel », c’est-à-dire où l’analyste doit s’engager et jouer un rôle plus actif dans la relation. Ce changement transpose l’étude de la relation thérapeute-patient sur de nouvelles bases, sur lesquels les traités qui y sont consacrés évoquent tantôt le couple analytique (Baranger et Baranger, 1961/1985 ; Baranger, 1993), tantôt la relation interpersonnelle subjective (Tanguay et Semmikian, 1984). Ce changement a contribué à faire reconnaître qu’une modification du psychisme du patient peut survenir en raison de l’occurrence d’événements qui ont lieu entre deux personnes et non plus uniquement à l’intérieur d’une seule (Ferenczi et Rank, 1924/1956; Jung, 1948/1980). Le rapport face-à-face entre le thérapeute et son patient devient propice à la création d’un espace appelé « ambiguité essentielle » (Baranger et Baranger, 1961/1985), un espace où cohabitent deux aires, celles du patient et celle du thérapeute, où s’accommode la libre circulation d’échanges et de signaux pouvant être à la fois verbaux et non verbaux. Cet échange qui intervient entre les partenaires de la dyade nous éloigne de la démarche d’objectivité que cherchait à faire reconnaître Freud dans la conduite de la cure.
Une notion qui permet de mieux comprendre ce qui anime cet espace thérapeute-patient se trouve être l’« identification projective » (Klein, 1946/1966 ; 1955/1968). Cette notion dérive de la théorie des relations d’objet mise de l’avant par l’école anglaise de psychanalyse (Fairbairn, 1952 ; Winnicott 1958) et reprise par l’école américaine (Kernberg, 1966). Conçue au départ pour décrire le type d’activité propre à une étape du développement du nourrisson, soit la position schizo-paranoïde, l’identification projective cerne un mécanisme par lequel des parties clivées du soi et des objets internes sont projetés sur un objet externe en vue d’en assurer le contrôle. En clinique, ce mécanisme s’avère particulièrement présent chez les patients atteints d’un déficit de la capacité de traduire leurs expériences affectives, que ce soit en paroles ou en symboles, comme chez les patients souffrant de pathologie du caractère tel que le trouble de personnalité état limite (Kernberg, 1967; Clarkin, Yeomans et Kernberg, 1999; Kernberg, 1994). Dans ce trouble en particulier, l’expérience affective que le patient ne peut ni tolérer ni verbaliser risque d’être projetée ou induite chez le thérapeute sous la forme d’une expérience affective ou d’un affect.
LE CONTRE-TRANSFERT ET LES EXPRESSIONS FACIALES
Le contre-transfert est un construit qui a passé par d’importantes transformations depuis qu’il a été introduit par Freud en 1910. La grande partie des auteurs contemporains dans le domaine s’entendent pour reconnaître au contre-transfert un rôle garant d’une partie de la réussite du traitement, peu importe si des désaccords persistent quant à son incidence sur le patient ou sur le cours de la thérapie (Blum et Goodman, 1995). Les travaux de P. Heimann ont constitué un point tournant dans cette évolution du construit. Les vues novatrices de l’auteure ont suscitées la controverse et l’auront écartée des sociétés psychanalytiques de l’époque. Qu’à cela ne tienne, l’auteure aura tenue bon, soutenant que « la réponse émotionnelle de l’analyste à son patient à l’intérieur de la situation analytique constituait son outil de travail le plus important » (Heimann, 1950, p. 82, traduction libre). On pourra dire du contre-transfert qu’il se sera plus qu’imprimé à l’histoire de la psychanalyse ; il y sera greffé, et il aura fortement marqué la psychothérapie d’orientation analytique telle qu’on la connaît et la pratique aujourd’hui. Une suite de revues exhaustives a permis d’en documenter l’évolution (voir à ce sujet, Bouchard, Normandin et Fröté, 1994; Epstein et Feiner, 1988; Fröté et Bouchard, 1993; Normandin, 1991; Tansey et Burke, 1989) qu’on interroge ici à l’aide des conceptions saillantes du construit.
Les différentes conceptions du contre-transfert
Le contre-transfert a été introduit par Freud (1910/1958) dans son ouvrage intitulé The future prospects of psychoanalytic therapy. Il le destinait à l’appréhension des manifestations inconscientes de l’analyste qui entravent la conduite de la cure, et il soutiendra cette conception dans la poursuite de ses travaux. Freud a proposé que l’expérience de ces réactions était l’indice d’un conflit résiduel non encore résolu chez l’analyste. Cette manière de voir le contre-transfert sera reprise, de pair avec celle du « point aveugle de l’analyste » servant surtout à signifier un conflit résiduel qui fait obstacle à la bonne compréhension du patient (Stern, 1924). Ce caractère nocif et négateur que Freud attribuera au contre-transfert reviendra sous sa plume dans Recommendations to physicians practicing psychoanalysis, ouvrage dans lequel Freud transmet des conseils aux analystes pour les aider à se défaire du contre-transfert. À ce propos, songeons à sa recommandation, faite à l’intention de ses pairs, d’amorcer un retour vers ce qu’il convoite sous le nom de « purification psychanalytique » (Freud, 1912/1958, p.116, traduction libre). Freud tient alors le contre-transfert pour menace essentielle lâchée contre la technique psychanalytique, du fait qu’elle pouvait mettre en cause tant l’attention flottante que la neutralité bienveillante de l’analyste. Sa position concluante à propos du contre-transfert sera adoptée par bon nombre d’auteurs, dont W. Fliess et des contemporains tels que Stern (1924) et Reich (1951). Ces traits perturbants qui noircissent l’expérience interne du thérapeute seront identifiés sous le nom de « point de vue classique » sur le contre-transfert et pour lequel il subsiste toujours le risque de sombrer (Kernberg, 1965).
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Table des matières
RÉSUMÉ
ABSTRACT
LISTE DES TABLEAUX
LISTE DES FIGURES
REMERCIEMENTS
CHAPITRE 1. REPENSER LE CONTRE-TRANSFERT DANS LA CLINIQUE CONTEMPORAINE
1.1. L’ambiguité essentielle de la relation
CHAPITRE 2. LE CONTRE-TRANSFERT ET LES EXPRESSIONS FACIALES
2.1. Les différentes conceptions du contre-transfert
2.1.1. La conception classique
2.1.2. La conception modérée
2.1.3. La conception totalitaire
2.2. Les expressions faciales
2.2.1. Conceptions dominantes dans le domaine des expressions faciales
2.2.2. Les études de Rainer Krause
2.2.3. Apport des recherches de Rainer Krause
2.3. Une activité sous-symbolique du contre-transfert
CHAPITRE 3. GRILLE D’ACTIVITÉS MENTALES DU THÉRAPEUTE (GAM-T : NORMANDIN ET AL., 2013)
3.1. Les modes d’activités de la grille
3.1.1. Le mode d’activité rationnel-objectif (RAT)
3.1.2. Le mode d’activité réactif (REAC)
3.1.3. Le mode d’activité réflexif (REF)
3.2. État des connaissances à la GAM-T
3.3. Percées sur le monde interne du thérapeute
3.3.1. Stimulus évocateur
3.3.2. Les méthodes de cotation du contre-transfert
CHAPITRE 4. OBJECTIFS DE LA PRESENTE THÈSE
4.1. Angle de la Recherche
4.2. Hypothèses
4.2.1. Activité mentale rationnelle/objective (RAT)
4.2.2. Activité mentale réactive (REAC)
4.2.3. Activité mentale réflexive (REF)
CHAPITRE 5. MÉTHODE
5.1. Les participants
5.2. Vignettes cliniques
5.3. Devis de recherche et procédure
5.3.1. Formation des équipes de juges-coteurs
5.3.2. Codification du matériel à l’aide de la GAM-T
CHAPITRE 6. RÉSULTATS
6.1. Indice de Fidélité de la GAM-T: Ententes interjuges
6.2. Effets de la méthode au premier niveau de codification de l’activité mentale du thérapeute
6.2.1. Activité mentale rationnelle/objective
6.2.2. Activité mentale réactive
6.2.3. Activité mentale réflexive
6.3. Calcul des effets simples liés à la méthode au premier niveau de codification de l’activité mentale du thérapeute
6.3.1. Activité mentale rationnelle/objective
6.3.2. Activité mentale réactive
6.3.3. Activité mentale réflexive
6.4. Différences de la méthode au deuxième niveau de codification de l’activité mentale du thérapeute
CHAPITRE 7. DISCUSSION
7.1. Limites et contraintes de l’étude
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
TABLEAUX
FIGURES
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