Depuis une dizaine d’années, la continuité écologique des cours d’eau* -abrégée dans cette thèse par le sigle CECE- est présente de manière entremêlée dans des arènes politique, administrative, gestionnaire, académique, associative et, de temps à autre, médiatique et judiciaire grâce à un nombre grandissant de personnes impliquées au fur et à mesure de son application en France. La CECE se rapporte à un nombre conséquent de sujets selon le périmètre spatial adopté, l’échelle globale ou circonstanciée choisie, le cadre spatio temporel et culturel dans lesquels l’action est immergée, les approches uni-disciplinaire (biologique, écologique, génétique, géographique, géomorphologique, ichtyologique* ou politique) ou inter-disciplinaire sélectionnées. En fonction de comment nous l’appréhendons, elle peut aussi relever de la gestion des cours d’eau ou du gouvernement d’un territoire de l’eau. La pratique de recherche menée au cours de cette thèse entend mettre en relation, au regard d’objectifs scientifiques, ces sujets pour penser de front la multiplicité d’enjeux que peut embrasser ce concept et sa mise en œuvre sur des cours d’eau français.
L’hydro-morphologie occupe ainsi une place de choix dans cette classification européenne. Aussi, pour les géographes Newson M. et Large A. R. G., « the challenge for the early 21st century of European legislation in the form of a Water Framework Directive (European Commission, 2000) is to integrate channel geomorphology with the flow regime. (…) The legislation requires interdisciplinarity with a need to emphasize the integrated roles of geomorphology, hydrology, hydraulics and freshwater ecology ». La Directive-Cadre sur l’Eau confère une fonction stratégique aux éléments biologiques pour lesquels les conditions hydromorphologiques constituent, entre autres, une garantie de la qualité des habitats* aquatiques (substrat de gravier bien oxygéné notamment). A l’orée de la mise en œuvre de la DCE, certains scientifiques et experts français allèrent jusqu’à considérer la diversité biologique comme « juge de paix » de l’objectif fixé par la France d’atteinte du bon état d’au moins 66% de ses masses d’eau . Cette convergence de la qualité hydro-morphologique et de la diversité biologique dans la détermination du (très) bon état des eaux est incarnée par les deux concepts de « continuité de la rivière » (au niveau européen) et de CECE (au niveau français).
La propre définition de la CECE met particulièrement en évidence ce point de rencontre entre les êtres vivants aquatiques et les caractéristiques hydro-morphologiques. En effet, la CECE crée, par le fait même de son existence, les conditions adéquates pour satisfaire « la circulation des espèces et le bon déroulement du transport des sédiments. Elle a une dimension amont-aval, impactée par les ouvrages* transversaux comme les seuils* et barrages*, et une dimension latérale, impactée par les ouvrages longitudinaux comme les digues et les protections de berges ». L’introduction législative de cette complexité de la vie au sein des cours d’eau symbolise d’ailleurs la propre évolution de l’acception donnée aux cours d’eau au fil du temps.
Appelés « fleuves » ou « rivières » dans la loi du 8 avril 1898 pour discerner la navigabilité par bateaux des fleuves et la flottabilité des rivières, la loi sur l’eau de 1964 a souligné les qualités intrinsèques des cours d’eau, en sus de leurs caractères utilitaires. Cette première rupture permit de considérer, par la suite, leurs ordonnancements en réseaux linéaires, ce qui ouvrit la voie à une plus conséquente prise en compte de leurs structures et de la vie aquatique, que ces cours d’eau soient des fleuves, des rivières ou des ruisseaux. Suite à la récente « Loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages » , ils sont désormais juridiquement définis par rapport aux formes de vie qu’ils accueillent. En ce sens, les cours d’eau constituent, d’une part, des corridors écologiques comprenant les lieux de nutrition et de reproduction d’espèces aquatiques, et d’autre part, assurent des fonctions de réservoirs de biodiversité .
Inscription disciplinaire et pratiques géographiques de recherche
Cette sous-partie s’intéresse à la place et à l’usage de la géographie au cours de cette thèse. Dans un premier temps, l’attention est portée sur la démarche géographique par le prisme des questions politiques de l’ »environnement ». Un récit relatant l’évolution de certaines pratiques géographiques francophones permettra de mettre en perspective l’utilité et la pertinence de l’angle d’approche politique pour étudier la gestion des cours d’eau. Dans un deuxième temps, deux pratiques de recherche anglophones, appelées Political Ecology et Critical Physical Geography, sont explicitées pour appréhender leurs influences dans le traitement du sujet d’étude. Enfin, le couple continuité/discontinuité sera discuté au regard de précédents travaux géographiques dans le but de présenter des outils terminologiques et heuristiques.
Les cours d’eau à travers la « géographie française de l’environnement »
Par un retour sur les étapes de l’histoire française de la géographie humaine de l’ »environnement », nous souhaitons montrer les tensions entre les géographies dites physique et humaine auxquelles ce travail a dû parfois se confronter. Ce rapide récit permettra de situer les critiques faites à de précédentes pratiques géographiques, puis de saisir les raisons pour lesquelles cette analyse s’ancre dans la « géographie politique de l’environnement » avec une manière particulière d’appréhender les relations nature/culture. Dès à présent, abordons sommairement les tendances générales au sein de la discipline qui se caractérisent, dans un premier temps au 19ème siècle, par une union de la géographie physique et humaine, puis une séparation nette durant une bonne partie du 20ème siècle, avant de nos jours d’assister à de plus en plus de tentatives d’hybridation. La géographie française fut marquée au cours de sa pratique par deux « traumatismes » épistémologiques selon Pinchemel P. Le premier eut trait à sa traversée tumultueuse d’une discipline inscrite dans les sciences dites naturelles à une science dite humaine. Le second tint à l’évolution de son objet d’étude passant de la description de la diversité des formes sur la Terre à celle de l’analyse de l’oekoumène, soit la Terre habitée. Ces transformations entraînèrent une scission entre les géographies humaine et physique, concourant à leurs relations de dépendance et de méfiance, encore savamment commentée jusqu’à ce jour. En géographie, la sortie du déterminisme physique fut progressivement dessinée avec les écrits pionniers de Reclus E., puis des travaux postérieurs, qualifiés en son temps par Febvre L. de « possibilistes » sous l’influence de l’école vidalienne. Ces derniersregroupèrent un ensemble d’approches au travers desquelles le milieu « naturel » était considéré comme un facteur explicatif, désormais parmi tant d’autres, pour comprendre les actions humaines. Cette rupture avec le déterminisme physique fut confortée par d’autres travaux plus tardifs comme celui de Sorre M. , engageant définitivement la géographie humaine dans une étude des relations nature/culture. Les scientifiques de la première partie du 20ème siècle investirent la géographie humaine en privilégiant désormais une recherche des causalités examinées comme un produit des processus géographiques et socio-politiques.
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Table des matières
Epigraphe
Préambule
Avant-propos
Remerciements
Résumé
Abstract
Vocabulaire
Liste des sigles
Droits d’auteurs
Sommaire
Introduction
Chapitre I. Guide de la traversée du courant choisi : méthodologie, cadre d’analyse et construction du sujet de recherche
I.1. Inscription disciplinaire et pratiques géographiques de recherche
I.1.1. Les cours d’eau à travers la « géographie française de l’environnement »
I.1.2. Les pratiques des Political Ecology et Critical Physical Geography comme voies d’accès à la production des cours d’eau
I.1.3. La géographie et les formes de continuité/discontinuité
I.2. Interdisciplinarité et géographie indisciplinée
I.2.1 Appropriations de concepts issus d’autres disciplines pour étudier les réponses étatiques données à l’émergence d’un enjeu public
I.2.2 Entrée par les sciences via une version faible de l’Actor Network Theory
I.2.3 Considérations pour penser les assemblages de politiques et de sciences
I.3. Méthodologies en trois temps
I.3.1 Relation entre l’étude de la sociogenèse de la CECE et l’analyse des discours
I.3.2 Présentation des bassins versants étudiés en rapport avec la CECE
I.3.3 Méthodologie employée pour choisir les cours d’eau et étudier la mise en oeuvre
Chapitre II. La CECE, un ingénieux mélange de continuité et de discontinuité à la composition de sciences et de politiques
II.1. Une sociogenèse instructive pour comprendre la composition du concept de CECE
II.1.1. Histoire politique et administrative en amont du concept de CECE : les sinuosités d’une « mise en politique » à l’époque de la DCE
II.1.2. La navigation de la « continuité de la rivière » dans les corridors de la LEMA et du Grenelle de l’environnement n°1
II.1.3. Une problématisation de l’enjeu de la CECE réalisée dans un contexte favorable
II.2. La politique publique de CECE : un mélange de choix politiques et de sciences au service de l’action publique
II.2.1 L’instrumentation de la CECE : un équilibre entre innovation et valorisation de précédentes politiques
II.2.2. Etudes de cas de deux instruments et de leurs effets sur le cadrage de la CECE
II.2.3. Analyse de l’ensemble des traductions relatées
II.3. Récit géo-historique des formes de continuité des cours d’eau au travers des cycles fluvio-sociaux
II.3.1. Remarques préliminaires sur les contours et la lisière de la méthode
II.3.2. Des premiers cycles d’aménagements de cours d’eau à travers les siècles de construction de la France
II.3.3. Des cycles fluvio-sociaux marqués par une divergence entre un développement techno-économique et des attentes sociétales
Chapitre III. Des mises en œuvre de la CECE parsemées d’obstacles
III.1. Etude critique des récits de la CECE
III.1.1. Faire (re)connaître le problème public de la CECE : la légitimation n’est pas un long fleuve tranquille
III.1.2. Controverse et divergences argumentatives sur le projet de CECE
III.1.3. Etude axiologique du discours des acteurs, révélatrices de projets de cours en confrontation
III.2. Les traductions de la CECE sur des territoires de l’eau : une mise en œuvre parsemée d’obstacles
III.2.1. Les mises en œuvre, parfois, ardues de la CECE : vers une canalisation des collectifs, tiraillées par des demandes d’ouverture
III.2.2. Une succession de cahots contraires à l’avancement de la procédure de la CECE
III.2.3. Un travail sur l’acceptabilité sociale des propriétaires au détriment de l’acceptabilité socio-technique de la CECE de tous les acteurs
III.3. Des assemblages au cœur des traductions de la CECE sur les territoires de l’eau
III.3.1 Explicitations de l’assemblage légitimiste
III.3.2 Explicitations des autres assemblages en jeu
III.3.3. Les assemblages expliquent les différences de projet des acteurs mais pas nécessairement les conflits
Chapitre IV. Des CECE territorialisées à produire
IV.1. Vers une connectivité de la CECE avec les territoires
IV.1.1. Vers des traductions mêlant des sciences et des politiques pour composer les sociomilieux aquatiques
IV.1.2. De la pertinence d’un territoire pour mettre plus d’attachement dans l’interprétation à donner à la CECE
IV.1.3. Tenir conseil pour produire une connectivité territoriale des cours d’eau
Conclusion générale
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