Les cours d’eau à travers la « géographie française de l’environnement »
Par un retour sur les étapes de l’histoire française de la géographie humaine de l’ »environnement », nous souhaitons montrer les tensions entre les géographies dites physique et humaine auxquelles ce travail a dû parfois se confronter. Ce rapide récit permettra de situer les critiques faites à de précédentes pratiques géographiques, puis de saisir les raisons pour lesquelles cette analyse s’ancre dans la « géographie politique de l’environnement » avec une manière particulière d’appréhender les relations nature/culture. Dès à présent, abordons sommairement les tendances générales au sein de la discipline qui se caractérisent, dans un premier temps au 19ème siècle, par une union de la géographie physique et humaine, puis une séparation nette durant une bonne partie du 20ème siècle, avant de nos jours d’assister à de plus en plus de tentatives d’hybridation. La géographie française fut marquée au cours de sa pratique par deux « traumatismes » épistémologiques selon Pinchemel P. Le premier eut trait à sa traversée tumultueuse d’une discipline inscrite dans les sciences dites naturelles à une science dite humaine. Le second tint à l’évolution de son objet d’étude passant de la description de la diversité des formes sur la Terre à celle de l’analyse de l’oekoumène, soit la Terre habitée. Ces transformations entraînèrent une scission entre les géographies humaine et physique, concourant à leurs relations de dépendance et de méfiance, encore savamment commentée jusqu’à ce jour. En géographie, la sortie du déterminisme physique fut progressivement dessinée avec les écrits pionniers de Reclus E., puis des travaux postérieurs, qualifiés en son temps par Febvre L. de « possibilistes » sous l’influence de l’école vidalienne. Ces derniersregroupèrent un ensemble d’approches au travers desquelles le milieu « naturel » était considéré comme un facteur explicatif, désormais parmi tant d’autres, pour comprendre les actions humaines. Cette rupture avec le déterminisme physique fut confortée par d’autres travaux plus tardifs comme celui de Sorre M., engageant définitivement la géographie humaine dans une étude des relations nature/culture. Les scientifiques de la première partie du 20ème siècle investirent la géographie humaine en privilégiant désormais une recherche des causalités examinées comme un produit des processus géographiques et socio-politiques. A mesure des années, la géographie se distancia encore davantage du déterminisme lorsqu’elle continua sa mue, appelée « temps des craquements » par Meynier A., pour devenir la « Nouvelle Géographie » : elle s’ouvrit alors pleinement aux sciences sociales. Cette mue entraîna une diversification de spécialités et des sujets d’étude – tels que l’économie spatiale ou la dimension symbolique de l’espace – dont profita l’écologie scientifique pour étudier, à son tour et de manière complémentaire, les relations nature/culture. La partie des études géographiques (humaines), encore focalisées sur les relations nature/culture, a évolué au fil du temps en fonction de concepts clefs. Pour parcourir ce cheminement, nous nous sommes intéressés aux études sur les cours d’eau. En effet, ces derniers ont été, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, majoritairement analysés comme des milieux « naturels » avec l’objectif de comprendre les effets des activités humaines sur les composantes de l’écosystème, ainsi que le prouvent notamment les écrits (sur les cours d’eau) de Gachon L., George P.77 ou encore les premiers travaux de Tricart J.. L’approche par la spatialisation des activités humaines devint ensuite importante dans les années 1960 et 1970 pour analyser la production spatiale et représenter la structure des lieux avec les notions récurrentes d’aménagement, de distribution ou d’appropriation. Durant les deux décennies suivantes, les travaux sur les paysages redevinrent d’importance, à l’instar de l’époque de la pratique de la géographie régionale, à la nuance près que ces nouveaux travaux furent moins descriptifs et plus quantitatifs grâce au développement des premiers Systèmes d’Information Géographique. La forte urbanisation favorisa le déploiement d’analyses centrées sur la construction des paysages par les sociétés en tenant particulièrement compte des contextes sociaux. C’est à cette période que le concept de géosystème fut présenté pour étudier les dimensions spatiales et temporelles des paysages.
Les pratiques des Political Ecology et Critical Physical Geography comme voies d’accès à la production des cours d’eau
La Political Ecology est une expression apparue pour la première fois en 1972 sous la plume de l’anthropologue Wolf E. R. A partir des années 1980, elle est devenue très populaire dans le monde de la recherche anglophone et regroupe essentiellement des travaux de géographes sur les relations entre l’économie politique et l’environnement. Constituée davantage au fil du temps par un corpus d’études de terrain que par des essais de théorisation, la Political Ecology est relativement hétérogène, expliquant probablement son succès mais aussi la difficulté à la circonscrire. Les premiers travaux ont porté une attention particulière à des enjeux économiques comme le révèle une des premières définitions de cette pratique de recherche en tant que « champ qui combine les préoccupations de l’écologie scientifique et celles d’une économie politique au sens large. Ceci inclut une dialectique constamment changeante entre la société et les ressources naturelles ». Par la suite, les influences de théories post-structuralistes et du constructivisme devinrent grandissantes avec des études mettant progressivement l’accent sur la déconstruction des discours environnementaux et l’institutionnalisation de la connaissance. Ces évolutions reflétèrent des différences de fond entre Political Ecologists à tel point qu’un double débat émergea entre praticiens pour privilégier tantôt les dimensions écologiques à celles politiques, tantôt l’inverse. Dans un célèbre article, Vayda A. P. et Walters B. B. regrettèrent un déséquilibre analytique au tropisme trop politique, délaissant par la même occasion les aspects écologiques. De manière à éviter ce que ces chercheurs appelèrent des « études politiques sans écologie » alors que la Political Ecology s’était fondée originellement sur une critique d’une « écologie sans politique », ils suggérèrent de faire débuter l’analyse par les changements environnementaux pour, ensuite, les expliquer par des facteurs et des interactions en relation avec la sphère politique. En réponse à cette critique, Watts M. objecta sitôt qu’une analyse de l’environnement dépendait autant d’un attrait pour les aspects géo-bio-physiques que pour la formation des savoirs et des représentations : en ce sens, la Political Ecology permet d’« ouvrir les catégories d’environnements ».
La géographie et les formes de continuité/discontinuité
Ces deux expériences critiques de recherche attestent d’un relatif « cosmopolitisme méthodologique » et assignent au traitement de l’objet d’étude de CECE une fonction critique à l’analyse. Cette recherche s’inscrit, malgré tout, dans un cadre de travail français avec des traditions nationales de recherche, conférant à l’ensemble un attrait certain pour la géographie française. En plus des spécificités relevées plus haut, celle-ci se démarque également de ses congénères anglophones par son fort intérêt pour la théorisation du couple continuité/discontinuité comme en témoignent le travail de Brunet R., ainsi que la parution de publications sur le sujet et l’organisation relativement récente d’un colloque , suivi de son ouvrage éponyme. Le terme de continuité résulte du latin continuus, lui-même dérivé de continere signifiant « tenir ensemble » ou « durer ensemble ». Les dimensions temporelles et spatiales assignent à la continuité l’établissement de liens particuliers qui n’autorisent aucune forme de rupture ou de discontinuité, qu’elles soient « naturelle », « artificielle » ou « socio-naturelle ». A l’inverse, la discontinuité correspond à ce qui départage deux ensembles (spatiaux) avoisinants et différents. Le jeu d’échelle révèle moult discontinuités géo-physico-chimiques dans les milieux géographiques en fonction des changements d’états, de formes de la matière, ainsi que de la représentation de l’espace adoptée. De fait, un cours d’eau peut paraître continu et discontinu selon l’enjeu scalaire et l’angle de vue pour l’observer. Une vision à petite échelle (au sens géographique et cartographique du terme) permettra d’observer, par exemple, l’existence de barrages rompant le fil de l’eau ou, à plus grande échelle, un phénomène d’érosion des berges ou d’incision du lit d’un cours d’eau. Les termes de continuité et discontinuité sont également plus complexes que ce que leurs acceptions usuelles laissent entendre. Chaque acteur peut les interpréter différemment enfonction de ce qui est considéré comme « naturel » et « artificiel ». Il faut alors tenir compte des « jeux de langages, [d]es interlocutions qu’elles suscitent. Ainsi, les conflits, les disputes à propos de l’espace sont des situations où les conventions spatiales contradictoires d’acteurs en présence se confrontent. Le géographe, là, ne doit pas trancher mais saisir ce que ces conventions révèlent et recèlent, découvrir les attracteurs sémantiques, culturels, normatifs ». Il importe de considérer ce qui est considéré comme étant une rupture de la dite « continuité », autant physiquement dans le paysage que socialement dans les pratiques et formes d’attachement au territoire. Pour Gay J-C. « la géographie, depuis quelques décennies, s’est intéressée davantage aux discontinuités qu’aux continuités, qui paraissent moins séduisantes pour une spécialité qui s’attache à penser les différenciations spatiales ». Soupçonnée de « tomophilie » (celle oucelui qui aime sectionner), la géographie serait caractérisée par cette tendance à chercher des discontinuités au détriment, certes, de la continuité mais aussi des phases spatiales intermédiaires comme les écotones. L’étude de la « restauration » de la CECE sur les cours d’eau français semble ainsi à rebours de cette inclination propre à cette discipline.
Appropriations de concepts issus d’autres disciplines pour étudier les réponses étatiques données à l’émergence d’un enjeu public
Une inspiration du côté de la sociologie de l’action publique est manifeste pour rendre compte des modalités de conversion d’un fait social ordinaire en un problème public, soit un enjeu problématisé par un groupe d’acteurs. Cette perspective permet de rompre avec des approches accordant une place prépondérante aux seuls acteurs politiques/étatiques (vision volontariste et finaliste de l’action publique) ou avec celles considérant qu’un problème pré-existerait à une décision (approche fonctionnaliste). L’analyse de la problématisation de l’action publique nécessite de penser l’action comme multiforme en tant que processus d’interactions entre différents acteurs, donnant lieu à une œuvre collective constituée de mise à l’agenda. Cela permet d’analyser le passage de faits sociaux en problème politique. Nous nous inscrivons dans cette perspective pour entreprendre la sociogenèse de la CECE : elle peut être définie comme l’étude des origines socio-politiques (et partiellement scientifiques) du concept. Notion dérivée du travail d’Elias N.176, la sociogenèse s’intéresse aux processus pour saisir la construction sociale et collective d’un phénomène. Ce sociologue allemand du 20ème siècle invitait à considérer la construction collective de la société par ses processus afin d’acquérir une vision globale. Par ce moyen, une sociogenèse vise à reconstruire le récit de phénomènes sociaux à l’instar, durant la carrière de ce chercheur allemand, des processus de « civilisation » des individus ou de l’étatisation des sociétés. Pour comprendre comment les enjeux de « continuité de la rivière » et de CECE ont été progressivement construits et mis en politique par des acteurs, le travail de Gulsfield J. a été jugé comme exemplaire. Dans son livre sur la construction socio-historique du conducteur d’automobile imprudent, ce célèbre sociologue états-unien expliqua comment « les faits de l’alcool » avaient longtemps été tolérés, puis justifiés par des raisons diverses comme l’incompétence des conducteurs, avant qu’ils ne soient « arrachés à une masse de données, nettoyés, polis, vernis, retouchés ici et là, et offert comme des découvertes dans le contexte des préoccupations pratiques et concrètes de leurs découvreurs ». Le rôle des discours scientifiques et de la communication publique ont alors façonné l’émergence de ce problème public, décelable dans « l’articulation entre une perspective historique et anthropologique » au travers « des circulations entre discours et actions ». Conformément à ce travail, un problème social devient public lorsqu’il s’extirpe de la sphère privée et que des discours affleurent pour témoigner d’une volonté de résolution ou d’atténuation de ce problème. La pluralité des discours en lutte participe à la construction de l’action collective et débouche sur une représentation sociale, culturelle et symbolique dominante défendue par des acteurs : il en émerge un enjeu public. La place des sciences dans ce processus est importante en raison du rôle prégnant de son autorité dans la valorisation de la connaissance. Elles participent, par un travail de généralisation et de mise en équivalence (mesures, statistiques, cadre interprétatif), à l’attribution des causes et à l’imputation des responsabilités. Dans leurs missions, les sciences et le droit ne sont donc pas neutres, transparentes et dénuées « d’implications sociales et politiques » dans leurs raisonnements. Elles constituent ainsi des outils socio-techniques, chargés de représentations, en mesure de légitimer un problème public. Tout comme Gusfield J., nous allons également nous intéresser durant la sociogenèse de la CECE à la place des sciences et du droit afin de comprendre leurs rôles dans la construction et la légitimation du concept. Un tel travail a, par exemple, déjà été réalisé sur une notion proche de la CECE, appelée « réseau écologique ». Alphandéry P.182 et Debray A. se sont ainsi intéressés à son origine du point de vue des sciences, aux « figures rhétoriques qui accompagnent et cadrent cette action publique en faveur de la conservation de la biodiversité », ainsi qu’à la traduction du « réseau écologique » au sein de territoires. Il s’agira de s’en inspirer.
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Table des matières
Epigraphe
Préambule
Avant-propos
Remerciements
Résumé
Abstract
Vocabulaire
Liste des sigles
Droits d’auteurs
Introduction
Chapitre I. Guide de la traversée du courant choisi : méthodologie, cadre d’analyse et construction du sujet de recherche
I.1. Inscription disciplinaire et pratiques géographiques de recherche
I.1.1. Les cours d’eau à travers la « géographie française de l’environnement »
I.1.2. Les pratiques des Political Ecology et Critical Physical Geography comme voies d’accès à la production des cours d’eau
I.1.3. La géographie et les formes de continuité/discontinuité
I.2. Interdisciplinarité et géographie indisciplinée
I.2.1 Appropriations de concepts issus d’autres disciplines pour étudier les réponses étatiques données à l’émergence d’un enjeu public
I.2.2 Entrée par les sciences via une version faible de l’Actor Network Theory
I.2.3 Considérations pour penser les assemblages de politiques et de sciences
I.3. Méthodologies en trois temps
I.3.1 Relation entre l’étude de la sociogenèse de la CECE et l’analyse des discours
I.3.2 Présentation des bassins versants étudiés en rapport avec la CECE
I.3.3 Méthodologie employée pour choisir les cours d’eau et étudier la mise en oeuvre
Chapitre II. La CECE, un ingénieux mélange de continuité et de discontinuité à la composition de sciences et de politiques
II.1. Une sociogenèse instructive pour comprendre la composition du concept de CECE
II.1.1. Histoire politique et administrative en amont du concept de CECE : les sinuosités d’une « mise en politique » à l’époque de la DCE
II.1.2. La navigation de la « continuité de la rivière » dans les corridors de la LEMA et du Grenelle de l’environnement n°1
II.1.3. Une problématisation de l’enjeu de la CECE réalisée dans un contexte favorable
II.2. La politique publique de CECE : un mélange de choix politiques et de sciences au service de l’action publique
II.2.1 L’instrumentation de la CECE : un équilibre entre innovation et valorisation de précédentes politiques
II.2.2. Etudes de cas de deux instruments et de leurs effets sur le cadrage de la CECE
II.2.3. Analyse de l’ensemble des traductions relatées
II.3. Récit géo-historique des formes de continuité des cours d’eau au travers des cycles fluvio-sociaux
II.3.1. Remarques préliminaires sur les contours et la lisière de la méthode
II.3.2. Des premiers cycles d’aménagements de cours d’eau à travers les siècles de construction de la France
II.3.3. Des cycles fluvio-sociaux marqués par une divergence entre un développement techno-économique et des attentes sociétales
Chapitre III. Des mises en œuvre de la CECE parsemées d’obstacles
III.1. Etude critique des récits de la CECE
III.1.1. Faire (re)connaître le problème public de la CECE : la légitimation n’est pas un long fleuve tranquille
III.1.2. Controverse et divergences argumentatives sur le projet de CECE
III.1.3. Etude axiologique du discours des acteurs, révélatrices de projets de cours en confrontation
III.2. Les traductions de la CECE sur des territoires de l’eau : une mise en œuvre parsemée d’obstacles
III.2.1. Les mises en œuvre, parfois, ardues de la CECE : vers une canalisation des collectifs, tiraillées par des demandes d’ouverture
III.2.2. Une succession de cahots contraires à l’avancement de la procédure de la CECE
III.2.3. Un travail sur l’acceptabilité sociale des propriétaires au détriment de l’acceptabilité socio-technique de la CECE de tous les acteurs
III.3. Des assemblages au cœur des traductions de la CECE sur les territoires de l’eau
III.3.1 Explicitations de l’assemblage légitimiste
III.3.2 Explicitations des autres assemblages en jeu
III.3.3. Les assemblages expliquent les différences de projet des acteurs mais pas nécessairement les conflits
Chapitre IV. Des CECE territorialisées à produire
IV.1. Vers une connectivité de la CECE avec les territoires
IV.1.1. Vers des traductions mêlant des sciences et des politiques pour composer les sociomilieux aquatiques
IV.1.2. De la pertinence d’un territoire pour mettre plus d’attachement dans l’interprétation à donner à la CECE
IV.1.3. Tenir conseil pour produire une connectivité territoriale des cours d’eau
Conclusion générale et perspectives de recherche
Références bibliographiques
Annexes
Table des figures, photos et tableaux
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