SPORT, NATIONS ET GLOBALISATION : DES LOGIQUES EN MOUVEMENT
Le 25 mai 2011, le club italien de l’Inter de Milan remportait la Ligue des champions, la plus prestigieuse des compétitions de clubs de football, sans aucun joueur transalpin dans son équipe de départ. Quatre ans plus tard, lors de la tournée de novembre 2014, Rory Kokott, joueur de rugby né en Afrique du Sud, de nationalité anglaise, défendait les couleurs de la France sans en être le national. Aujourd’hui, l’athlète Maryam Yusuf Jamal, née Zenebech Tola en Ethiopie, continue à courir pour le Bahreïn, pays dont elle a acquis la nationalité en juin 2005 (avec un total de onze médailles aux Jeux Olympiques et Mondiaux d’Athlétisme) après un exile en Suisse, une demande de passeport français et finalement un « recrutement » par l’émirat du Golfe.
Ces trois exemples, de terrains différents, montrent l’avènement de la question de la nationalité sportive. Cette dernière ne date, cependant, pas d’hier. Dès l’antiquité, les Cités Grecques voyaient leurs héros, entre deux éditions des Jeux Olympiques, passer d’une ville à l’autre. « Plusieurs exemples de sportifs ont changé de Cités-États entre les Jeux, soit parce que leur Cité-État était interdite de Jeux pour violation de la trêve soit parce qu’on leur avait offert plus d’argent » (Haffner, entretien 2018) . Le début du XXème siècle, avec l’émergence du mouvement sportif, allait voir se poser des questions ponctuelles autour de la nationalité, comme l’un des éléments fondamentaux de la construction du système sportif. Des questions d’autant plus récurrentes, ces trois décennies, dans le sillage d’une globalisation générale de l’économie mondiale et de la montée en puissance des enjeux politiques et financiers autour du sport.
Cadre conceptuel : Sport et nationalité à l’ère de la globalisation
Dans le sport, le concept de la nationalité se trouve aujourd’hui au carrefour d’un grand nombre de considérations politiques, juridiques et économiques. Trois champs qui seront étudiées au cours de cette thèse dans une optique de sciences de gestion où seront lues et définies les stratégies des différentes parties prenantes concernées par cette problématique.
En termes épistémologiques, si la question posée peut être envisagée en fonction des chercheurs sous un angle privilégiant un seul aspect, la compréhension globale du phénomène passe par une approche plurielle. Cette posture de recherche s’appuie sur le constat suivant : le sport mondial a vécu depuis les années 1990 un basculement majeur de son modèle économique et par extension politique et social. À ce titre, l’essence de de la nationalité sportive a été l’un des vecteurs, et sa prépondérance l’un des résultats de l’évolution du sport associatif (amateur) vers son antithèse gémellaire, le sport industriel (professionnel). Ces changements clés ont généré et génèrent encore des adaptations réglementaires et parfois légales, affirmant une définition de la nationalité bien propre au sport.
Globalisation : caractéristiques et effets incontestables d’une notion contestée
Globalisation. Voici un vocable des plus courants, aussi bien dans le champ académique que dans le commun de la conversation. Les premiers imaginaires auxquels il renvoie sont ceux d’un tout-monde ouvert, relié et sans frontières symboliques. Tout comme, donc, sa définition, ou ses définitions faut-il dire, dont les délimitations disciplinaires, poreuses, se soutiennent les unes les autres, et les linéaments, de traces diverses, sont en constante évolution.
Si le premier champ auquel réfère la globalisation est celui des Sciences Politiques, force est de constater que d’autres familles de chercheurs s’en sont emparés, en Droit, en Économie et Gestion, en Sociologie, en Information et Communication… offrant des lectures, nouvelles parfois, complémentaires, toujours. Eu égard au nombre substantiel de contributions relevant de ce thème, rendre compte de toutes ne peut être l’ambition de cette revue de littérature. Il s’agira, ainsi, surtout, dans une optique d’économie politique (Andreff, 1989) fidèle à l’approche retenue pour la présente thèse, de revenir sur les principaux fondements définitionnels et approches théoriques de la globalisation, puis sur ses caractéristiques et ses effets.
Sujette à débats, la définition de la globalisation se refuse au consensus. Si « les uns la considère comme un concept-clé pour analyser les conditions sociales et politiques actuelles, à d’autres elle paraît être un mythe ; pendant que d’autres encore en demandent la justification puisque le développement et les échanges, en réalité, varient beaucoup de par le globe » (Busch, 2002). Ce constat est corroboré par les différentes définitions, fondamentales soientelles ou pratiques, qu’on peut trouver du terme globalisation, dont l’ampleur s’en trouve particulièrement oscillante. Elle est, dans certains cas, le simple synonyme d’échanges commerciaux et financiers transfrontaliers favorisé par le développement technologique et, dans d’autres, le moteur-conducteur du monde moderne.
Strange (1995, 294) considère ainsi que « la globalisation veut dire effacement partiel des distinctions séparant les zones monétaires nationales et les systèmes nationaux de régulation financières. » Dans une logique similaire, mais avec une vision moins restreinte, Ferrandéry (1998, 3) voit en la globalisation « un mouvement complexe d’ouverture des frontières économiques et de déréglementation, qui permet aux activités économiques capitalistes d’étendre leurs champs d’action à l’ensemble de la planète. » Une définition qui fait écho de celle de Ayoub (1998, 477) pour qui la globalisation est « la propagation de la libre circulation des biens, des services, des capitaux, des hommes et des idées entre tous les pays en faisant abstraction des frontières politiques qui les séparent. » Cet accent mis sur les échanges économiques, on le retrouve également dans des définitions institutionnelles.
Pour la Commission Européenne, la globalisation « peut se définir comme le processus par lequel l’interdépendance entre les marchés et la production de différents pays s’accroît sous l’effet des échanges de biens et de services ainsi que des flux financiers et technologiques. Il ne s’agit pas là d’un phénomène nouveau mais de la poursuite d’une évolution amorcée depuis longtemps. » Même son de cloche du côté de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui décrit la globalisation comme « un processus de resserrement de l’intégration économique des marchés mondiaux de capitaux, de produits et de main-d’œuvre. » .
A contrario, le faisceau de définitions proposées en sociologie, au sujet de la globalisation, est plus englobant. Steger (2002), par exemple, y voit « une compression sans précédent du temps et de l’espace, reflétée à échelle globale dans une gigantesque intensification d’interconnections et d’interdépendances d’ordres social, politique, économique et culturel. » Cette connectivité qui sous-tend la globalisation impliquerait, par voie de conséquence, une large diffusion d’une culture mondiale et l’expansion d’un nombre croissant d’organisations transnationales qui participeraient de ce « processus qui incarne la transformation, dans l’organisation spatiale [du monde], des relations et transactions sociales, évaluées à l’aune de leurs étendue, intensité, vélocité et impacte, […] et qui génèrent des flux et réseaux […] d’activité, d’interaction et d’exercice de pouvoir » (Scholte, 2005, 17).
En l’absence manifeste de définition universelle, l’on établira tout de même que la globalisation est un processus de mutation du monde vers davantage d’intégration et d’interdépendance en termes de mouvement humain, matériel (biens, capitaux) et symbolique (information et culture). Nous nous intéresserons désormais aux caractéristiques selon un modèle proposé par McGrew, complété par les dimensions de la globalisation avancée par Appadurai :
❖ Les quatre caractéristiques de la globalisation (McGrew, 1997) :
– Interdépendance : « Par l’effet de l’échange et de la diffusion de l’information, les activités sociales, politiques et économiques transcendent les frontières nationales de telle sorte que les événements, décisions et activités situés à n’importe quel endroit dans le monde peuvent affecter les individus et les communautés en tout point du globe. »
– Effacement des frontières nationales : « La frontière entre ce qui est local et ce qui est global devient de plus en plus floue. Il est par conséquent plus difficile de distinguer ce qui est ‘’interne’’ de ce qui est ‘‘externe’’ »
– Conflit de souveraineté : « L’interdépendance croissante génère de plus en plus de problèmes transnationaux mettant en question la souveraineté nationale. Ces questions ne peuvent être résolues que par la voie du multilatéralisme intergouvernemental. »
– Complexité systémique : « L’augmentation du nombre d’acteurs et des liens entre eux entraîne une intensification et une complexification du système mondial et génère une contrainte systémique sur leurs activités et leur autonomie. »
❖ Les cinq dimensions de la globalisation (Appadurai, 1990) :
– Les « ethnoscapes » : le mouvement international des touristes, travailleurs invités, exilés et migrants ;
– Les « technoscapes » : le flux entre pays de machines et équipements produits par des entreprises (aussi bien transnationales que nationales) et des agences gouvernementales ;
– Les « financescapes » : centre des flux rapides de l’argent et ses équivalents tout autour du monde ;
– Les « mediascapes » : les flux d’images et information entre production et distribution par les journaux, magazines, radio, télévision, cinéma et autre supports vidéo ;
– Les « idéoscapes » : les flux d’idées associées aux idéologies et mouvements étatiques et contre-étatiques.
Si les caractéristiques et les dimensions de la globalisation restent convenues, les lectures quant à son impact sont divergentes et distinguent trois courants. Busch (1999) en choisit la classification en libéraux, sceptiques et modérés ; Held et al. (1999) en hyperglobalistes, sceptiques et « trasformationalistes » ; Sally (2000) en libéraux, sociauxdémocrates et « rejetionistes ». La question centrale qui préside aux pensées de ces trois auteurs et décide de leur taxonomie est celle de la capacité d’action d’un État-nation dans un contexte globalisé. Pour les hyperglobalistes, qu’ils en soient favorables ou défavorable, la globalisation sonne le glas des États-nations. Ceux-ci, principales unités politiques et économiques, ne seront alors plus compatibles avec les nouvelles formes du faire-commerce. Aussi, « il existe au sein de l’approche hyperglobaliste plusieurs divergences normatives, en particulier entre les néolibéraux qui saluent le triomphe de l’autonomie individuelle et du marché sur le pouvoir étatique et les néo-marxistes pour qui la mondialisation représente la victoire du capitalisme oppressif » (Bolduc et Ayoub, 2000). L’antithèse de cette position revient aux sceptiques pour qui la globalisation relève du mythe. « S’appuyant sur les données statistiques des flux commerciaux, financiers et migratoires de la fin du XIXe siècle, les sceptiques prétendent que les niveaux contemporains d’interdépendance économique ne sont pas sans précédent historique » (Bolduc et Ayoub, 2000). Ainsi, les États, loin de se trouver effacés par la globalisation, y joueraient au contraire aujourd’hui un rôle primordial grâce à leur capacité politiques d’intervention.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE INTRODUCTIF 1 SPORT, NATIONS ET GLOBALISATION : DES LOGIQUES EN MOUVEMENT
I. Cadre conceptuel : Sport et nationalité à l’ère de la globalisation
II. Cadre théorique : un écosystème d’affaires et des parties prenantes
III. Cadre méthodologique et structure de la thèse : une approche duale
PARTIE I : LA NATIONALITE, RESSOURCE STRATEGIQUE DE L’ECOSYSTEME SPORTIF ET VECTEUR DE LA GLOBALISATION DE SA GOUVERNANCE
CHAPITRE 2 LE SPORT, DU NATION-BUILDING AU NATION-BRANDING
I. Sport et appropriations nationales, par-delà colonialisme et impérialisme
II. Le sport comme outil de relations internationales
III. Le sport comme outil de nation-branding
CHAPITRE 3 LE SPORT, DE SYSTEME ADMINISTRATIF A ECOSYSTEME D’AFFAIRES
I. Le mouvement olympique classique : le sport, du local au global
II. La globalisation du sport et ses incidences multi-scalaires : un tournant néo-libéral
CHAPITRE 4 LE SPORT : DE LA TRAJECTOIRE D’UNE EXCEPTION JURIDIQUE
I. Autonomie de l’ordre sportif et nationalité : un cheminement inachevé
II. Ordres juridiques sportif et communautaire : un rapport de force permanent
III. Rencontres des ordres juridiques sportif et européen : pas de match-nul possible
PARTIE II : LES STRATEGIES DE CAPTATION DE LA RESSOURCE NATIONALITE PAR LES EQUIPES NATIONALES ET LES CLUBS
CHAPITRE 5 ÉQUIPES NATIONALES, UNE REDEFINITION A L’AUNE DE LA GLOBALISATION ?
I. Critères d’éligibilité : la nationalité légale, une référence presque générale
II. Joueurs nés à l’étranger : évolution et effets dans le football et le rugby
III. Une nationalité sportive autonome : pour accompagner la marche de l’histoire
CHAPITRE 6 LES CLUBS, ENTRE RAYONNEMENT INTERNATIONAL ET ANCRAGE TERRITORIAL
I. Les transferts de footballeurs : un marché mondialisé organisé en réseaux
II. Dispositif du joueur formé localement : une mesure protectionniste faute de mieux CHAPITRE CONCLUSIF 7
SPORT ET NATIONALITE : FIN ET SUITE
I. Sport : de l’utilité d’une lecture traditionnelle pour un écosystème globalisé
II. Sport : de la nécessité de devancer la marche de l’histoire
CONCLUSION
Bibliographie
ANNEXES : RETRANSCRIPTIONS DES ENTRETIENS