« C’est une espèce de valse, tout est coordonné de façon à ne pas perdre trop de temps (…). Parce que le temps, c’est de l’argent et qu’il y a plein de patients à opérer ».
L’infirmière de bloc opératoire qui s’exprimait de la sorte, au cours de l’un des entretiens que nous avons réalisés au sein d’une clinique privée, révélait par là l’émergence dans le secteur de la santé d’une logique jusqu’ici méconnue du personnel soignant, celle de l’efficience, de la rationalisation du processus de prise en charge. Nombre d’acteurs rencontrés dans cet établissement mettaient effectivement l’accent sur les profonds bouleversements observés dans leur travail, et notamment sur la pression temporelle qu’ils éprouvent désormais quotidiennement.
Ces propos témoignent ainsi très nettement de la vague de rationalisation qui accompagne les réformes du système de santé engagées par l’Etat français ces dernières années. Ils mettent particulièrement en exergue l’impact de ce phénomène que nous qualifierons d’ « industrialisation des soins » sur les pratiques des acteurs et, ici, sur la coordination du travail dont la performance des établissements de santé semble dépendre fortement. C’est cette question de la coordination des pratiques dans ce contexte de rationalisation des soins que la thèse examine. Effectivement, face à l’envolée des dépenses du secteur de la santé, l’Etat s’est attaché, surtout depuis les années 1990, à réformer le système de soins, à travers la mise en œuvre d’un certain nombre d’outils de gestion inspirés du monde industriel (Minvielle, 1996 ; de Kervasdoué, 2004). Ainsi, c’est bien une tentative d’« industrialisation des soins » que l’Etat a ici amorcé, dans le but de maîtriser les coûts du système tout en maintenant un niveau de qualité élevé du processus de prise en charge, les établissements de santé composant avec des vies humaines. Par le déploiement de cette instrumentation gestionnaire, directement inspirée du Nouveau Management Public (Claveranne et al., 2009 ; Halgand, 2003), l’Etat a fait le choix de la standardisation des pratiques (Samuel et al., 2005 ; Lapointe et al., 2000). Ce ne sont toutefois pas tant ces réformes qui nous intéressent dans la thèse que leurs impacts, à un niveau micro, sur l’organisation interne des établissements de santé. La recherche doit ainsi permettre d’ouvrir la « boîte noire » (Lenay et Moisdon, 2003, p. 137 ; Moisdon, 2000, p. 39) que constituent ces établissements pour observer le « tournant gestionnaire » (Detchessahar et Grevin, 2009) que ces derniers sont appelés à prendre au regard de ces réformes. Le phénomène d’ « industrialisation des soins » bouleverse en effet fortement le modèle d’affaire de ces organisations dès lors incitées à la fusion, à la concentration, à la recherche d’économie d’échelle. Ces restructurations sont particulièrement importantes pour les cliniques privées (Piovesan, 2003). On assiste par ailleurs à l’émergence, en interne, de bon nombre d’outils de gestion tournés vers la performance et l’optimisation du système. Il s’agit notamment, on le voit dans les propos de l’infirmière de bloc présentés au préalable, d’optimiser le temps : des outils de programmation et de planification du travail voient ainsi le jour, particulièrement au bloc opératoire (Tonneau et Lucas, 2006).
LA MUTATION DU SYSTÈME DE SANTÉ ET SES CONSÉQUENCES SUR L’ORGANISATION INTERNE DES ÉTABLISSEMENTS DE SOINS
« Le système fonctionne avec des ordres contradictoires : l’hôpital doit fournir plus de qualité, plus de sécurité, être plus rationnel, tout en réalisant plus d’économies ».
Cette citation d’Edouard Couty, ancien directeur des hôpitaux au ministère, dans un article du Monde intitulé « La qualité de l’hôpital public mise en accusation », est particulièrement révélatrice des interrogations grandissantes que suscitent les réformes du secteur de la santé entreprises depuis maintenant une vingtaine d’années en France.
Effectivement, face à des dépenses croissantes en matière de soins, l’Etat français s’est engagé dans une réforme en profondeur du système de santé public comme privé. C’est ainsi que les établissements de soins ont été incités à la rationalisation de l’organisation. Dans ce cadre, la question de la coordination des activités prend toute son importance : il s’agit de réduire les délais de production des soins en favorisant un enchaînement fluide et rapide des actions, des informations et des décisions (Zarifian, 1996). Compte-tenu des mutations du système, la coordination semble désormais largement orientée dans les établissements de santé vers la standardisation et la planification du processus de prise en charge. Or, cette trame préétablie se heurte à la contingence de l’activité de soins, soumise à l’aléa et à la singularité des cas (Minvielle, 1996). L’organisation des soins se confronte donc à un paradoxe de taille, celui de la « gestion de la singularité à grande échelle » (id.). Des objectifs de qualité ou de sécurité peuvent dès lors apparaître en grande contradiction avec les impératifs de coûts et de débits portés par les réformes actuelles. C’est de ce constat qu’émerge notre réflexion.
Nous reviendrons dans une première partie sur les mutations du système de santé en matière de coût et de qualité pour, dans une seconde partie, en présenter les impacts sur l’organisation interne des établissements de santé. Nous appréhenderons alors la performance hospitalière à l’aune du triptyque suivant : la capacité de rationaliser le process, la capacité d’assurer une bonne coordination des activités, et enfin la capacité de gérer les événements inhérents à l’activité de soins. Ce sont ces trois caractéristiques que nous étudierons simultanément dans la seconde section de ce chapitre avant de présenter le questionnement poursuivi par la thèse.
LES MUTATIONS DU SYSTÈME DE SANTÉ : LE PHÉNOMÈNE D’ « INDUSTRIALISATION DES SOINS »
Face à des dépenses croissantes, l’Etat français s’est attaché, depuis les années 1990, à réformer le système de santé afin d’en maîtriser les coûts, tout en maintenant un niveau de qualité élevé du processus de prises en charge : l’activité de soins compose en effet avec des vies humaines et ne peut, à ce titre, s’autoriser un quelconque manquement. Nous nous proposons dans cette section de dresser un bref panorama de ces réformes en matière de coût (1.2) comme de qualité (1.3) mais aussi d’étudier la logique sous-jacente à celles-ci, directement inspirées nous le verrons du Nouveau Management Public, et largement tournées vers la standardisation de l’activité (1.4). Auparavant, nous souhaitons revenir brièvement sur la naissance et les spécificités des cliniques privées puisque ce sont à ces établissements en particulier que nous nous intéressons dans ce travail (1.1).
Retour sur la clinique privée : un « objet de gestion non identifié »
On distingue en général trois grandes catégories d’établissements de santé : les établissements publics participant au service public hospitalier (PSPH), les établissements privés à but non lucratif (PSPH ou non) et le secteur privé à but lucratif (Lavigne, 2009). C’est à cette dernière catégorie d’établissements que la thèse s’intéresse. En effet, la France est le pays qui a le plus d’établissements privés à but lucratif au monde (20% contre 15% aux Etats-Unis) (de Kervasdoué, 2004). La clinique privée occupe ainsi une place non négligeable dans le paysage des établissements de santé français, et prend notamment en charge une large partie de l’activité chirurgicale (particulièrement en ambulatoire) .
Paradoxalement, la clinique privée n’a été jusqu’ici que peu étudiée dans le champ des sciences de gestion (Claveranne et Piovesan, 2003). Son apparition n’est pourtant pas récente. Jusqu’en 1941, en effet, l’hôpital public était réservé à l’accueil des indigents et des accidentés du travail. L’hôpital était une institution sociale davantage que sanitaire (de Kervasdoué, 2004 ; Imbert, 1974). Dès lors, des cliniques privées ont été construites pour accueillir les patients issus de la petite, moyenne ou grande bourgeoisie (qui nécessitaient une intervention chirurgicale ou qui avaient besoin d’un lieu d’hébergement pour accoucher).
La clinique privée est un objet d’étude particulièrement intéressant en sciences de gestion, du fait de son statut intermédiaire : Claveranne et Piovesan (2003) la qualifie à ce titre d’ « objet de gestion non identifié ». Effectivement, elle est avant tout une entreprise privée à but lucratif (nous verrons qu’elle est à ce titre engagée dans un processus de rationalisation important) et de haute technologie (Piovesan, 2003). Mais elle est dans le même temps une entreprise de main d’œuvre (la main d’œuvre représente plus de 50% des charges d’exploitation d’une clinique privée) (Claveranne et Piovesan, 2003) qui ne peut pas fixer ses prix de vente puisqu’elle est soumise à une régulation forte de la part du secteur public. C’est ce qui fait, selon Claveranne et Piovesan (2003), la spécificité de cet objet d’étude.
Ainsi, nous nous proposons dans la section suivante de revenir sur la régulation de ces établissements en présentant les réformes successives mises en place par l’Etat dans le secteur de la santé.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1 : CONTEXTE ET DESIGN DE LA RECHERCHE
CHAPITRE 1 : LA MUTATION DU SYSTÈME DE SANTÉ ET SES CONSÉQUENCES SUR L’ORGANISATION INTERNE DES ÉTABLISSEMENTS DE SOINS : ENJEUX ET PERSPECTIVES
1. LES MUTATIONS DU SYSTÈME DE SANTÉ : LE PHÉNOMÈNE D’ « INDUSTRIALISATION DES SOINS »
2. LE « TOURNANT GESTIONNAIRE » DES ÉTABLISSEMENTS DE SANTÉ : LA COORDINATION ET LA GESTION DE L’ÉVÉNEMENT AU CŒUR DE LA PERFORMANCE
CHAPITRE 2 : APPRÉHENDER LE TRAVAIL D’ARTICULATION « SITUÉ » ORGANISATIONNELLEMENT : LA SITUATION DE GESTION ET L’AGENCEMENT ORGANISATIONNEL
1. L’ÉTUDE DU TRAVAIL D’ARTICULATION DANS LES ÉTABLISSEMENTS DE SANTÉ : VERS L’ANALYSE DE L’ACTIVITÉ « SITUÉE » ORGANISATIONNELLEMENT
2. REGARDS SUR L’ACTIVITÉ : LE « CARRÉ DE L’ACTIVITÉ »
3. VERS UNE UNITÉ D’ANALYSE INTERMÉDIAIRE : LA SITUATION DE GESTION ET L’AGENCEMENT ORGANISATIONNEL
CHAPITRE 3 : MÉTHODOLOGIE DE LA THÈSE
1. LA CONSTRUCTION DE L’OBJET DE RECHERCHE
2. LA COLLECTE DES DONNÉES
3. L’ANALYSE DES DONNÉES ET LA PHASE DE RÉDACTION
4. L’ANCRAGE CONSTRUCTIVISTE DE LA THÈSE
PARTIE 2 : RÉSULTATS DE LA RECHERCHE
CHAPITRE 4 : VERS UNE GRILLE DE LECTURE DE L’ACTIVITÉ : RETOUR SUR LES SPÉCIFICITÉS DE L’ÉTABLISSEMENT
1. UN ÉTABLISSEMENT « A LA POINTE » : TOUR D’HORIZON DES LOCAUX ET DES TECHNOLOGIES EMPLOYÉES
2. L’OPTIMISATION DU FLUX PATIENT, UN DOUBLE ENJEU POUR LE MANAGEMENT : LE PARTAGE DES INFORMATIONS ET LA GESTION DES ÉVÉNEMENTS
CHAPITRE 5 : LES AGENCEMENTS ORGANISATIONNELS EN SITUATIONS NON PERTURBÉES
1. LA SITUATION NORMALE : LA CONFORMITÉ A LA PROCÉDURE
2. LES INDÉTERMINATIONS DANS LE CADRE DE RÉFÉRENCE : DES SITUATIONS RÉFLEXIVES ?
CHAPITRE 6 : LES AGENCEMENTS ORGANISATIONNELS EN SITUATIONS PERTURBÉES
1. LES SITUATIONS PERTURBÉES « IMPENSÉES » : LA COMMUNICATION AU CŒUR DE LA GESTION DES EVENEMENTS
2. LES SITUATIONS PERTURBÉES « ROUTINIÈRES » : DES RÉPONSES ORGANISATIONNELLES PROPOSÉES FACE A L’ÉVÉNEMENT
CHAPITRE 7 : LA STRATÉGIE DE LA GESTION DES RISQUES DANS LES ÉTABLISSEMENTS DE SANTÉ ET SES CONTRADICTIONS : UN ÉCLAIRAGE PAR LES SITUATIONS DE GESTION
1. ANALYSE DE LA GRILLE DE LECTURE PROPOSÉE ET INCIDENCES SUR LA STRATÉGIE DE GESTION DES RISQUES AU SEIN DES ÉTABLISSEMENTS DE SANTÉ
2. LES ENJEUX DU TRAVAIL DE RÉGULATION LOCALE A LA LUMIÈRE DU CONCEPT DE SITUATION DE GESTION
CHAPITRE 8 : L’AGENCEMENT ORGANISATIONNEL DES SITUATIONS PERTURBÉES : LA NÉCESSITÉ D’ÉQUIPER LE TRAVAIL DE RÉGULATION LOCALE AU SEIN DES ÉTABLISSEMENTS DE SANTÉ
1. LE ROLE DES AGENCEMENTS-CARREFOURS DANS LA RECONSTITUTION DE LA MÉTASITUATION
2. LE ROLE DES RESSOURCES MATÉRIELLES ET SYMBOLIQUES DANS LA DISCUSSION ET LE DÉPLOIEMENT DES SOLUTIONS
3. LA CONSTRUCTION DE L’AGENCEMENT ORGANISATIONNEL DANS LE TEMPS : ANTICIPATION ET RÉSILIENCE, UN MIX POSSIBLE ?
CONCLUSION
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