L’alimentation traditionnelle inuit
Je décrirai dans cette première partie l’alimentation traditionnelle en m’intéressant particulièrement aux interactions humains-milieux qu’elle sous-tend, ainsi que les bienfaits qu’elle représente pour la santé et le bien-être des Inuit.
La toundra hospitalière : terre nourricière des Inuit du Nunavik
L’imaginaire géographique qu’ont les populations des régions tempérées face au Grand Nord dépeint souvent un territoire inhospitalier composé de déserts glacés et de périls sauvages. Conçu ainsi, les gens du sud pensent qu’y vivre doit y être un combat permanent contre les éléments déchainés. C’est ce type de représentations et le besoin de les déconstruire qu’expose Stefansson (1969) : Why should anyone want to explore the Arctic further? The land up there is all covered with eternal ice; there is everlasting winter with intense cold; and the corollary of the everlastingness of the winter is the absence of summer and the lack of vegetation. The country, whether land or sea, is a lifeless waste of eternal silence. The stars look down with cruel glitter, and the depressing effect of the winter darkness upon the spirit of man is heavy beyond words. On the fringes of this desolation live the Eskimos [sic] (…) this is substantially what we have to unlearn before we can read in a true light any story of arctic exploration. (p. 7) .
Cette vision, qui perdure encore aujourd’hui, doit être revue et revisitée afin de mieux comprendre comment les Inuit vivent et habitent leur territoire. Car l’Arctique, pour les populations autochtones qui l’habitent, est avant tout : « un monde beau, sûr et réconfortant, un monde qui a généreusement fourni de quoi vivre à leurs ancêtres depuis d’innombrables générations » (McGhee, 2004, p. 36). Bien que les conditions de vie puissent, à l’instar du climat arctique, être périodiquement rudes et présenter certains dangers, les Inuit ont choisi ce territoire, s’y sont adaptés et y ont développé les connaissances complexes et les savoir-faire précis leur permettant d’y vivre de façon pérenne, au gré des saisons de la répartition et de la disponibilité des ressources. Dans un mémoire autobiographique, Sheila Watt-Cloutier (2016) donne à voir ce qu’était la vie inuit dans l’Arctique canadien avant la sédentarisation, un monde et son mode de vie dont elle souligne à travers son œuvre l’irrémédiable disparition :
The world was blue and white and rocky, and defined by the things that had an immediate bearing on us – the people who helped and cared for us, the dogs that gave us their strength, the water and land that nurtured us. The Arctic may seem cold and dark to those who don’t know it well, but for us a day of hunting or fishing brought the most succulent, nutritious food. Then there would be the intense joy as we gathered together as family and friends, sharing and partaking of the same animal in a communal meal. (WattCloutier, 2016, p. 13) .
Les activités de subsistance
Les caractéristiques naturelles du territoire du Nunavik, dont la faible productivité biologique et le cycle des saisons, dictent un mode de subsistance basé sur la chasse, la pêche et la cueillette, pratiquée de façon nomade ou semi-nomade (Chaumeron, 2006; Collignon, 1996; Krupnik, 1993). Les pratiques spatiales des Inuit étaient fonctions de la disponibilité alimentaire, et devait tenir compte de la capacité de renouvellement des espèces, car « le seuil de surexploitation d’une zone de chasse, ou de pêche, est bas et donc facilement atteint » (Collignon, 1996, p. 27). Sur la vaste étendue du territoire du Nunavik, les Inuit étaient ainsi répartis de façon organisée sur des sites stratégiques qui présentaient le meilleur potentiel nourricier. Les sites archéologiques découverts au Nunavik correspondent par ailleurs pour la plupart à des sites qui étaient encore fréquentés de façon régulière au 20e siècle, ce qui témoigne d’une présence continue durant plus d’un millénaire sur les mêmes camps (Pharand, 2013).
Le travail anthropologique mené par Saladin d’Anglure (2013) dans la région de Kangiqsujuaq jette un éclairage sur la répartition de la population en fonction des ressources qui prévalait avant la sédentarisation. Je relate ici l’exemple des Taqramiut qui était l’un des quatre grands groupes d’Inuit qui peuplaient alors le territoire du Nunavik. Ils comprenaient environ 250 habitants à la fin du 19e siècle et occupaient un territoire qui longeait sur 650 kilomètres la rive sud du détroit d’Hudson, puis qui pénétrait d’environ 150 kilomètres l’intérieur des terres. Divisée en six, chaque zone de ce territoire portait un nom en lien avec une particularité géographique et était habitée par des groupes composés de 15 à 50 Inuit, hormis dans la zone de Kangiqsujuaq (signifiant « grande baie ») où la disponibilité des ressources permettait d’accueillir jusqu’à 140 personnes. Le territoire de Kangiqsujuaq : « comportait un littoral d’environ 80 kilomètres où débouchaient une trentaine de rivières poissonneuses. (…) On y trouvait de nombreux lacs, riches en poissons, des pâturages naturels où abondaient les caribous et plusieurs zones où affluaient les mammifères marins. » (Saladin d’Anglure, 2013, p. 65). De plus, ce territoire était bordé de côtes inhabitées sur plus de 100 km à l’est comme à l’ouest.
Le régime traditionnel et ses bienfaits
La diète traditionnelle issue de la pratique intensive des activités de subsistance était composée d’une large variété d’espèces animales et végétales. Parmi les principales espèces animales, nous comptons des mammifères terrestres tels que le caribou et des mammifères marins tels que le phoque (pusa hispida), le béluga (delphinapterus leucas), le morse (obodenus rosmarus) et la baleine franche (eubalaena glacialis). Il y a ensuite les oiseaux, dont certains sont sédentaires tels que le lagopède (lagopus) tandis que d’autres migrent vers le sud à la saison froide, tels que les bernaches du Canada (branta canadensis) et les canards eiders (somateria mollissima). Les œufs de certains volatiles étaient également consommés. Plusieurs espèces de poissons dont plusieurs sortes de truites, le saumon de l’Atlantique (salmo salar) et l’omble arctique (salvelinus alpinus) contribuaient à la diète traditionnelle. Rapinski et al. (2018) ont identifié 57 espèces d’organismes marins consommées par les Inuit du Nunavik, comprenant des oiseaux, des mammifères, des poissons, des mollusques, des crustacés, des échinodermes (tel que l’oursin (strongylocentrotus droebachiensis)) et des algues.
Durant l’été, des petits fruits tels que la camarine noire (empetrum nigrum), le bleuet alpin (vaccinium angustifolium) et la plaquebière (rubus chamaemorus), ainsi que différentes feuilles, racines et algues agrémentaient la diète (Cuerrier et al., 2011; Saladin d’Anglure, 2013). Les végétaux représentaient somme toute une partie minime de l’alimentation (Brody, 1987; Draper, 1977; Graburn, 1969). Finalement, certains mollusques étaient consommés, notamment la moule qui abondait dans la région de Kangiqsujuaq et qui était parfois même récoltée sous la glace durant l’hiver (Saladin d’Anglure, 2013). La diète traditionnelle reposait somme toute principalement sur la consommation de viande et de gras des mammifères marins et terrestres. Ces aliments étaient consommés crus, bouillis, séchés ou faisandés selon une méthode de préservation traditionnelle dans une peau de phoque. Le gras servait de sauce pour la viande (Laflamme, 2014).
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre 1 – Mise en contexte et problématique
1.1. L’alimentation traditionnelle inuit
1.1.1. La toundra hospitalière : terre nourricière des Inuit du Nunavik
1.1.2. Les activités de subsistance
1.1.3. Le régime traditionnel et ses bienfaits
1.1.4. L’alimentation au cœur de l’identité et de la culture
1.2. Transformations alimentaires et territoriales
1.2.1. L’intensification de la présence européenne au Nunavik
1.2.2. Les politiques coloniales canadiennes et québécoises
1.2.3. Les grands projets hydro-électriques et la Convention de la Baie-James et du Nord-du-Québec
1.2.4. Le Plan Nord et le Plan Nunavik : des iniquités qui se perpétuent
1.2.5. La genèse du système alimentaire mondial
1.2.6. Une transition alimentaire drastique et rapide
1.3. Les défis contemporains du système alimentaire mixte au Nunavik
1.3.1. Accessibilité et qualité de l’offre alimentaire
1.3.2. Pression démographique et déficience des infrastructures
1.3.3. Vulnérabilité face aux changements climatiques
1.3.4. Exposition aux contaminants environnementaux
1.3.5. Enjeux de géopolitique et de gouvernance
1.3.6. Les effets de la transition nutritionnelle sur la santé et le bien-être
1.4. Questions et hypothèses
1.4.1. Premières question et hypothèse secondaires : interactions humains-milieux et souveraineté alimentaire
1.4.2. Deuxièmes question et hypothèse secondaires : représentations et imaginaire géographique
1.4.3. Troisièmes question et hypothèse secondaires : les pistes de solutions
Chapitre 2 – Cadre conceptuel et approche méthodologique
2.1. Cadres opératoire et conceptuel
2.1.1. Caractérisation et analyse des transformations du système alimentaire
2.1.2. Exploration des nouvelles relations spatiales et de leurs effets sur la souveraineté alimentaire
2.1.3. Représentations inuit sur les transformations des habitudes alimentaires
2.1.4. Analyse du potentiel de l’agriculture circumpolaire et autres pistes prometteuses
2.2. Approche méthodologique
2.2.1. Approche et perspective disciplinaire
2.2.2. Cueillette d’information
2.2.3. Cadre spatio-temporel
2.2.4. Considérations éthiques
Chapitre 3 – Agriculture nordique sous serre. Des projets horticoles communautaires et participatifs peuvent-ils contribuer au développement d’un nouveau système alimentaire durable au Nunavik ?
3.1. Résumé
3.1.1. Version française
3.1.2. English version
3.2. Introduction
3.3. La dimension culturelle de la sécurité et de la souveraineté alimentaires
3.4. Une recherche-action participative
3.5. Les différentes étapes
3.6. Résultats
3.6.1. Productions végétales de la serre et amélioration des apports nutritionnels
3.6.2. Retombées socioculturelles des projets de serres
3.6.3. Acceptabilité sociale d’un projet de serre
3.6.4. Difficultés exprimées
3.6.5. Pistes d’amélioration
3.6.6. Quel futur pour les communautés ?
3.7. Discussion
Conclusion
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