INTÉRETS ECONOMIQUES DES FILIÈRES RIZICOLE ET MOHAIR
La promotion régionale est un objectif presque séculaire à Madagascar. Convaincu des possibilités de développement par l’élevage, les colons ont, dès 1897, fait des essais d’introduction de chèvres de race angora41 mais sans réel succès. L’engouement des colons pour la filière est tel que dans les années 1900 elle a été l’objet d’une coopération internationale. En 1914, Carougeau, vétérinaire français, importe d’Afrique du Sud trois mâles et trois femelles angora. Par une bonne acclimatation des bêtes, leur nombre atteint 38 en 1919. En ce temps tous les animaux importés ont été concentrés à Tuléar dans les « stations de noyau ». Des experts des Nations Unies, dont un certain Sica, ont été affectés à Ampanihy pour des projets de grande envergure qui ont porté sur l’amélioration génétique des animaux afin d’augmenter la qualité et le poids des toisons. En effet, après les nouvelles importations de 1924, la décision de distribuer des bêtes aux éleveurs malgaches a été prise. C’est à un autre vétérinaire, nommé Vivant, que revient le mérite d’avoir transplanter l’élevage des angoras vers le pays mahafaly autour d’Ejeda et d’Ampanihy. A partir de la première foire d’Ampanihy en 1934, où 800 chèvres de pure race ont été exposées, la filière mohair montait en force. La création de la coopérative mohair d’Ampanihy en 1949 à la demande des éleveurs et des tisserandes montre la volonté de développement dans cet espace. La reprise et la mise sous tutelle de la Maison Mohair, crée vers 1949, par l’Etat en 1963 précèdent un projet de relance de la filière avec l’assistance française intitulée « Développement rural de la région d’Ampanihy » (DRRA)46 dans les années 1970. Ces efforts n’ont pourtant pas protégé la filière mohair de la décadence. Aussi, la quantité et la qualité des toisons ont-elles connus une détérioration effrénée. Pendant près de vingt ans, Ampanihy et la filière mohair n’ont plus attirés ni l’attention de l’Etat ni celle des projets. C’est seulement en 1994 qu’un programme nommé « Développement de l’élevage du Sud Ouest » (DELSO), initié à la demande du Fonds Européen pour le Développement (FED), reprend en main la filière. Signé dans le cadre de la convention de Lomé III, la première phase du programme a voulu revivifier une filière qui a connu des désastres autant financiers que techniques. Avec les 6.85 millions d’ECU de financement47, le premier DELSO s’étendait de 1994 à 1998. Vouée à la seule province de Tuléar dans sa phase première, le programme a acquis une ampleur nationale dans la deuxième. En 2003, le Projet de Soutien au Développement Rurale (PSDR) en collaboration avec le Fonds Compétitif de Recherche Appliquée (FCRA) met en œuvre des actions pour la renaissance de la filière mohair, en agonie depuis plus de trente ans. Les deux grands projets, PSDR et DESLO, semblent n’avoir pourtant pas atteint les objectifs qu’ils se sont imposés car les performances de la Maison Mohair sont loin d’être égalées (cf. planche de photos n°2).
AMPANIHY ET MANANDONA : DES BESOINS SOCIAUX MAL JAUGÉS
Les projets de développement à Madagascar sont en général conçus à l’étranger ou au moins par une équipe majoritairement étrangère. Le risque de les fonder sur une image erronée de la société malgache ne peut être exclu. Dépendant de l’aide internationale à hauteur de 60% de son budget d’investissement, l’Etat malgache ne peut prétendre à une véritable autonomie. Les aides directes, sous forme de projets, qui visent à remédier à la situation critique de pauvreté dans le pays posent ce problème d’autonomie car en toute hypothèse, la logique des bailleurs de fonds est prépondérante. Ces derniers dictent les volets prioritaires et imposent les directives politiques. Le gouvernement et les institutions malgaches s’alignent sur leurs visions et les considèrent comme étant les leur propre. Pourtant, comme tout investissement, les projets doivent être pérennisés pour assurer un profit continu à leurs créanciers. A voir la ribambelle de projets qui se sont succédés, sans réelle amélioration pour les Malgaches, la devise réelle de leurs concepteurs ne serait t-elle pas : « un bon projet de développement est un projet qui engendre un autre ?». La volonté d’aboutir à un développement réel paraît en effet douteuse. Le développement rural, objectif plus que jamais réaffirmé depuis 2002, a été depuis longtemps matière à projets par les bailleurs. La FOFIFA (Foibe Fikarohana momban’ny Fambolena) matérialise la conjonction de la volonté de ces derniers avec celle de l’Etat. Elle a pour objectif d’améliorer la production rizicole pour promouvoir la vie rurale. Bien qu’ayant fait ses preuves en matière de rendement, donc de revenu direct pour les paysans, le SRI est formellement contesté par cette institution étatique (cf. photo n°11). A ses yeux, il serait une « mauvaise perspective » pour le développement du milieu rural73 . Cette position expliquerait l’attitude réservée des agents de la FOFIFA vis-à-vis de la vulgarisation du SRI. En tout cas, elle conduit le Ministère de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche à ne lui consacrer qu’un petit service démuni de toute base de documentation et d’action. Il n’est donc pas étonnant qu’à Manandona l’enseignement de la technique et les suivis ne sont assurés que par certaines associations paysannes sans la contribution des services étatiques, notamment le PSDR. En partie fonctionnel grâce aux financements des bailleurs de fonds et à la contribution de multiples projets d’amélioration de la productivité rurale, la FOFIFA se doit de suivre la politique de ceux qui la financent. Aussi, son attitude face au SRI est très ambiguë. En effet, si le SRI venait à être massivement adopté grâce à une vulgarisation étatique, le rendement national serait multiplié par cinq voire même plus. L’autosuffisance en riz serait, sans équivoque, largement satisfaite. Et dans un tel cas de figure, la FOFIFA comme ses bailleurs n’auraient plus de raison d’être. En reniant les capacités extraordinaires du SRI, elle entend rehausser autrement la production rizicole malgache. Pourtant, la FOFIFA œuvre depuis près d cinq ans dans la vulgarisation du Système de riziculture améliorée (SRA) dont les lignes directives ressemblent curieusement à celles du SRI tant dénigré : jeunesse des plants au repiquage, culture non inondée, repiquage en carré. La seule initiative nouvelle qui la diffère du SRI est l’utilisation de semences améliorées. A l’échelle nationale, le bras de fer entre la FOFIFA et le SRI est patent. Le croquis n°3, confectionné par la FOFIFA, intitulé « l’adoption du SRI » le démontre. Si par un coup d’oeil à son titre on s’attend à découvrir le niveau d’adoption de la technique dans les communes de Madagascar, la lecture de la carte révèle pourtant la faiblesse de la maîtrise d’eaux dans les communes, raison avancée par la FOFIFA pour ne pas vulgariser la nouvelle technique dans le pays. En réalité, le croquis n°3 démontre et justifie la position de la FOFIFA vis-à-vis du SRI. Il est pourtant très étonnant de la part d’une institution d’une telle ampleur de n’avoir pas eu la droiture de donner un titre explicitant les problèmes pour une vulgarisation nationale du SRI. Cependant le SRI intéresse des institutions caritatives comme le Catholic Reliefs Services (CRS). Ce dernier, par le biais du Caritas et les institutions catholiques, déploie sur les deux communes de Sahanivotry et de Manandona des actions de grande envergure. Ainsi, une vingtaine de groupements de 50 adhérents chacun, sans distinction de religion, bénéficient depuis trois ans de séances d’apprentissage et de formation. Malgré ces efforts, la diffusion du SRI y reste modeste, comme dans l’ensemble du territoire national. Avec une si faible diffusion du SRI, on peut dire que nul n’est réellement prophète dans son pays. Le père de Laulanié, celui qui a découvert cette nouvelle technique à Madagascar, n’a en effet pas été entendu par les services étatiques et les scientifiques de notre pays. Depuis 1989, ses tentatives de sensibilisation, poursuivies par l’ATS, n’ont guère trouvé d’écho auprès des responsables décideurs de l’Etat malgache. Pourtant, dans le monde, la technique est très prisée et fait des « miracles ». En demandant les services de l’ATS pour aider les paysans aux alentours du parc de Ranomafana à retrouver une agriculture non itinérante, en 1995-1996, l’Américain Upoff, au départ n’était réellement pas convaincu. Mais surpris par le rendement et l’impact de la technique sur la population, ce recteur du Cornell University a fini par en faire une conviction personnelle et académique. Ainsi, il s’est chargé de partager la découverte dans le monde. Depuis, le SRI a été testé et introduit dans plus de 18 pays qui font partie des plus grands producteurs mondiaux. Il s’agit entre autres de la Chine, du Pérou, du Sri lanka, de Cuba, de la Gambie, de l’Indonésie, du Myanmar, des Philippines, de la Thaïlande et de l’Inde. Pour ce dernier, même si la technique n’a été introduite que depuis 2003, 10 000 exploitants la pratiquent déjà avec un rendement de 15 T/ha. Les pays du continent africain comme le Bénin et le Sénégal ne sont pas en reste dans cette course pour l’adoption du SRI. Les séminaires sur le riz ne se passent plus sans que les performances de la dite technique ne soient louées. Mais à Madagascar où il a été découvert, le SRI est loin d’être connu et reconnu. Les chiffres officiels indiquent que 62% des communes malgaches déclarent ne pas pratiquer le SRI77. C’est significatif même si cette estimation doit être prise avec beaucoup de précaution car le différend entre la FOFIFA et la dite technique est évident. Quoiqu’il en soit, le déficit de la production rizicole de Madagascar a un aspect géopolitique redoutable. Il peut entraîner des troubles d’envergure nationale car il est la cause du principal problème que vivent la plupart des ménages malgaches. Par contre, importateurs et gros collecteurs tirent beaucoup de profits de ce déficit. Disposant du pouvoir de faire fluctuer les prix selon leurs besoins, ces businessmen contrôlent au détriment des Malgaches la vie politique, économique et sociale du pays. L’imposition par les bailleurs de fonds de leur politique de développement est moins flagrante dans la filière mohair. Initiateurs et financeurs des projets, ils en décident la continuité ou la suspension comme nous l’avons précédemment vu, à propos du projet DELSO. Les actions du PSDR à Ampanihy montre que l’Etat poursuit la voie tracée par les créanciers. La dépendance de l’Etat malgache envers ses bailleurs le conduit à sacrifier les valeurs essentielles des populations, pour répondre à des objectifs qui leur sont imposés. Cette démarche engendre des revers si l’on se réfère au but officiellement affiché : le développement. Sur ce point, le feed-back concernant le piétinement des projets sur le terrain est sans équivoque.
DES BESOINS MATÉRIELS ET INFRASTRUCTURELS INSUFFISAMENT CONSIDÉRÉS
Malgré les différents problèmes culturels déjà évoqués, les nouvelles techniques convainquent un nombre important de paysans. Mais il leur est très difficile de les mettre en application à cause de l’absence ou de l’insuffisance de matériels nécessaires. Les projets dans les filières rizicoles et mohair ne comportent en effet pas de solution adéquate à ce problème. Les paysans sont alors lourdement handicapés. Un sarclage minutieux et fréquent est nécessaire dans le SRI. Il et du reste garant d’une bonne productivité dans toute la riziculture en générale. Pour ce faire, l’utilisation de sarcleuse est vivement recommandée. Pourtant, dans la commune rurale de Manandona, l’insuffisance est patent car il n’existe qu’une seule sarcleuse pour 72 paysans. En posséder personnellement est très rare. Seules, certaines associations paysannes en relation avec des ONG ou des projets ont pu en obtenir par dotation. Seulement, le manque fait que même les membres ont des problèmes de gestion pour leur utilisation. Chaque groupement ne dispose su de 3 à 4 sarcleuses alors que les 30 membres en ont besoin au même moment. Ainsi, chacun doit attendre son tour, ce qui soulève chaque année un problème de gestion. Quant aux paysans qui doivent louer les sarcleuses auprès des associations, ils attendront que tous les membres aient fini. Les risques que le matériel soit endommagé au moment où tous les paysans en ont le plus besoin est très élevé car il est sur utilisé. La production à Manandona est alors directement tributaire de ce manque de moyen matériel. Il en est de même pour les autres matériels agricoles dans la commune de Manandona (cf. tableau n°11). En effet, il n’y a qu’une herse pour 12 paysans, une charrue pour 16 et on n’y trouve qu’un pulvérisateur pour 493 utilisateurs. On comprend dans ces conditions que 83% des chefs de ménage enquêtés estiment que la promotion des moyens matériels par les projets de développement est une des conditions centrales pour la réussite de la filière rizicole. Ce problème de moyen de production met les paysans de Manandona en mauvaise posture. Les acteurs de la filière mohair sont aussi confrontés à cette insuffisance de matériels. Les actions du PSDR n’ont pas soulagés ce problème qui reste pesant. Les tisserandes, par exemple, sont obligées de se contenter de cadre de tissage en bois rond, faute de cadre métallique, impossible à confectionner à Ampanihy. C’est un obstacle majeur car cette solution de fortune nuit à la qualité des tapis (cf. planche de photos n°17). Les cadres de fortune en bois des tisserandes malgaches ne permettent pas d’obtenir des tapis de même qualité que ceux confectionnés sur cadre métallique. En effet, contrairement aux cadres métalliques, ceux en bois ne permettent pas de tendre suffisamment les « squelettes » 94 pour obtenir des nœuds serrés. Seul l’entrepreneur français, E. M., dispose de ces cadres métalliques, patrimoines de la Maison mohair, qu’il loue à d’anciens membres95 . La différence de gamme des produits est nette (cf. photos n°18 et n°19). Satiné et velouté, la brillance et l’éclat des « tapis …by Eric » ont arraché un label de renommée internationale. Les petits matériels simples aggravent la différence entre les produits des tisserandes malgaches et ceux de l’entrepreneur français. Pour les premières le filage du mohair se fait à la quenouille. Pour le second, le mohair est filé dans une industrie européenne donnant au fil une finesse remarquable. Traité dans des usines spécialisées, le mohair perd la graisse source de mauvaises odeurs que gardent les tapis des tisserandes malgaches. En amont du tissage, le manque de matériel engendre aussi des conséquences désastreuses pour l’élevage. Les apports de l’Etat en matériel et en infrastructure ont largement contribué à atteindre les belles années du mohair. Et depuis le désengagement de l’Etat, la conduite de l’élevage angora est défectueuse, faute de moyens. Aujourd’hui, matériel de castration, d’entretien et quelque fois même de tonte ne sont plus à la portée des éleveurs. Aucun couloir de vaccination et de déparasitage ne subsiste. Aussi, chaque éleveur doit-il exécuter ces travaux vétérinaires lui même. Et dans ces conditions, les influences culturelles contribuent à la décadence de l’élevage surtout dans les zones éloignées d’Ampanihy car ceux près de cette ville sont à proximité de professionnels. L’enclavement est pour toutes les communes du Sud, dont fait partie Ampanihy, un problème majeur. Pour parcourir les 200km de piste, qui relie Tuléar à Ampanihy, il faut une journée et demi en camion en saison sèche (cf. photo n°20). Pendant la saison de pluies, le trajet dure au moins trois jours. Aussi, n’est-il pas étonnant qu’il n’y ait qu’un seul investisseur étranger dans le « fil de diamant » si prisé sur le marché international. S’ajoutant à cette infrastructure routière impossible, le réseau de télécommunication instable et imprévisible, les fréquentes coupures d’eau et d’électricité, constituent des facteurs dissuasifs pour les opérateurs économiques tentés d’investir à Ampanihy. En somme, la volonté de produire des acteurs des filières mohair et rizicole reste inefficace dans les deux espaces. L’insuffisance de matériels et d’infrastructures de base n’a été que trop peu prise en compte par ces projets. Cette situation difficile décourage toute initiative en milieu rural d’autant plus que le problème de financement paysan constitue un facteur de blocage toujours pesant.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : LA FILIERE RIZICOLE DE MANANDONA ET MOHAIR D’AMPANIHY : OBJETS DE PROJETS NEGLIGEANT LA DIMENSION CULTURELLE
Chapitre I : La dimension culturelle des filières rizicoles et mohair
1. La culture, essence des filières rizicoles et mohair
2. De Manandona à Ampanihy : la culture traditionnelle, vivace et déterminante
3. Intérêts économiques des filières rizicoles et mohair
Chapitre II : Les projets DELSO et PSDR : échecs dûs à l’ignorance de la dimension culturelle ?
1. Ampanihy et Manandona : des besoins sociaux mal jaugés
2. Des projets de développement en dichotomie avec leurs bénéficiaires affichés
3. Des résultats mitigés, la pauvreté invaincue
DEUXIEME PARTIE : MANANDONA ET AMPANIHY : VICTIMES DE PROJETS PARACHUTES ?
Chapitre III : La réalité sous estimée par les projets de développement
1. Manandona et Ampanihy : une nature méconnue
2. Des besoins matériels et infrastructurels insuffisamment considérés
3. Le problème financier inefficacement résolu
Chapitre IV : Des projets de développement monopolisés
1. Projets discriminants : les filières rizicole et mohair
2. Le développement rural : objet des urbains
3. Le peu d’Etat ou le bonheur du privé
Chapitre V : Manandona et Ampanihy : le développement raté
1. Les paysans de Manandona, délaissés et en crise
2. Les projets de développement de Manandona et d’Ampanihy : des financements sans bienfaits
3. Des filières et des espaces à l’avenir incertain
CONCLUSION
Bibliographie
Annexes
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