De l’ordinaire à l’inédit, géographie-s de la lecture et de l’écriture par temps de mondialisation
Cette recherche en géographie questionne la lecture et l’écriture dans ses rapports à l’espace – à la distance, à la mobilité, au jeu d’échelles. La lecture et l’écriture (ou lecture-écriture) sont aujourd’hui deux pratiques sociales à la fois ordinaires et remarquables. Ordinaires, parce que ces deux compétences, lorsqu’elles sont fonctionnelles, « disparaissent » dans le paysage et le quotidien, elles se naturalisent. Elles deviennent d’invisibles évidences et il n’est plus besoin d’en parler . Remarquables pourtant, car l’outillage ainsi procuré aux acteurs est incroyablement puissant, tant individuellement que collectivement. Il y a là, sinon une magie, du moins une puissance extraordinaire de l’écrit qui demeure et dont les sociétés à fort analphabétisme reconnaissent bien plus que nous les effets.
Une géographie de l’école
Le statut universel de ces deux pratiques paraît paradoxalement attesté par la perte d’espérance socio-spatiale et le statut particulièrement déficitaire dont sont affectés ceux et plus encore celles qui n’ont pas la maîtrise de ces deux codes sociaux, soit près de 20 % de la population mondiale aujourd’hui. La capacité des systèmes éducatifs du monde a plus que doublé – passant de 647 millions d’élèves ou étudiants en 1970 à 1,397 milliard en 2009 et, toujours selon l’Unesco, seuls quatre pays (Éthiopie, Cambodge, Tokelau et Bhoutan) n’ont pas inscrit la scolarité obligatoire dans leur législation. Le taux moyen d’alphabétisme dans le monde est passé de 75,7 % en 1990 à 83,7 % en 2009. Sur les 793 millions de personnes classées (autodéclarées) comme analphabètes, 508 millions, soit près des 2/3 sont des femmes (une inégalité de genre qui se réduit régulièrement). Si la géographie de l’alphabétisme montre des progrès dans tous les pays renseignés par la statistique, il s’agit d’un phénomène spatialement très différencié : deux régions du monde apparaissent nettement en retard dans la maîtrise universelle de la lecture-écriture, l’Afrique sub saharienne et l’Asie du Sud et de l’Ouest, avec les plus forts écarts de genre, des taux vraiment faibles (moins de 50 % dans la bande sahélienne) ou de très gros effectifs (52 % des analphabètes du monde vivent en Asie du Sud et de l’Ouest, Inde inclus). Pour l’ensemble du monde, la population d’âge scolaire devrait s’accroître de 2,8 % entre 2010 et 2020, passant de 2,989 milliards à 3,074 milliards d’enfants. On voit que l’éducation, par son caractère universel et différencié, par les effectifs actuellement concernés et le potentiel de croissance du secteur (évolution positive du rapport enfants scolarisés/enfants d’âge scolaire) représente l’une des politiques publiques les plus massives, coûteuses, socialement agissantes et disposant d’une institution internationale dédiée, l’Unesco. Ramené à l’échelle de la famille et de l’individu, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture est un moment merveilleux et tendu à la fois. Les querelles récurrentes sur les méthodes d’apprentissage de la lecture-écriture (Chartier et Hébrard, 2006) ou plus globalement sur le « niveau » (Baudelot et Establet, 1989) ne sont pas l’apanage des pays dits développés, comme l’enquête malienne le montrera. Au Nord comme au Sud, différents mouvements sociaux (ateliers d’écriture ou néo-alphabétisation, par exemple) s’inscrivent dans une critique du moment et du lieu scolaires de la lecture-écriture. Nous nous appuyons donc certainement sur cette « géographie de l’école » que l’Unesco pilote au niveau mondial et dont le Ministère français de l’Éducation a fait un outil de recherche, de gestion et de vulgarisation (revues, annuaires, atlas) depuis les années quatre-vingt, quand la politique de décentralisation a mis en lumière les importants écarts régionaux et intra-urbains dans toutes les formes de réussite scolaire en France. Dans la pratique, cette géographie française de l’école s’est avérée être conduite principalement par des sociologues (Barbe, 1995), qui se sont emparés des enjeux spatiaux (parcours, carte scolaire, évitement, labellisation, effet de lieu ou plus-value d’établissement, etc) avec beaucoup de vigueur . Cette géographie de l’école participe de notre projet, elle n’en est pas le cœur.
La géographie et la littérature
La lecture et l’écriture, sous l’effet de la naturalisation des écritures dites « ordinaires » (Fabre, 1993), apparaissent plus souvent sous les aspects de la littérature. La littérature, c’est l’ensemble des œuvres écrites ou orales auxquelles on reconnaît une finalité esthétique . Définition brève, mais complexe, qui lie fortement l’oral et l’écrit d’une part (le sens commun oublie souvent ce lien métaombilical fondé sur la réciprocité des échanges entre les deux genres) et utilise d’autre part un registre de classement, la « finalité esthétique », dont on peut supposer la grande diversité d’interprétation. Il existe une « géographie de la littérature » interne et externe. Jean-Louis Tissier en rédige l’article dans l’Encyclopédie de géographie de 1992 . Il cite Vialatte et sa géographie qui ne peut être que « totale », Dardel et Reclus, sont convoqués dans l’introduction. Les écrivains font de la géographie et les géographes écrivent. Ils font littérature. Mais l’évolution la plus contemporaine de l’écriture des sciences sociales sous l’influence du modèle d’écriture des sciences dures les autoriserait-elle à proférer toujours de la sorte s’ils revenaient parmi nous, se demande encore Tissier. Nous sommes en 1992 – que dirait-il aujourd’hui ? Il voit surtout le géographe comme lecteur, lecteur utilitariste (pédagogie et recherche) amateur des valeurs sûres de la culture générale. Toutefois, en contrepoint du modèle quantitatif, la géographie humaniste des années soixante semble faire à nouveau de la littérature le grand récit des lieux comme « sites de l’expérience humaine ». La « géographicité » de Dardel est elle-même intimement liée à la phénoménologie et à la littérature. Tissier invite alors à « l’autobio-géographie » et pointe tant l’éclipse progressive du récit de voyage en géographie que la difficulté des géographes d’aujourd’hui à en saisir le renouveau éditorial – peut-être parce qu’ils étaient historiquement issus de milieux socio-culturels faiblement dotés en capital culturel dans une discipline au prestige intellectuel réduit au sein de l’Université (Bourdieu, 1984). Formellement, Jean-Louis Tissier voit dans le géographe classique un « écrivant » (Barthes, 1960) au « projet de communication naïf » : « décrire et expliquer ». Celui-ci considère généralement que sa parole met fin à une ambiguïté du monde, institue une explication irréversible . […] Les géographes seraient les plus « transitifs » dans l’exercice d’une écriture finalisée . Face à ce qu’il dénonce comme une circularité et une clôture du discours géographique sur lui-même, Tissier fait l’apologie de l’écriture créative qui « dépayse et déterritorialise ». Le texte devient alors une expérience du monde pour celui qui le lit. […] À l’horizon de toutes les lectures, le monde se profile comme un tissu de textes . Tissier choisit ici de mettre en scène l’autoréférence : la géographie de la littérature devient, au fond, la question de la relation des géographes à l’écriture littéraire, c’est-à-dire à l’écriture créative. La part minime que Tissier accorde à une géographie des représentations contraste fortement à un projet d’investigation de la littérature dans l’article « Littérature (Géographie et) » du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Lévy et Lussault, 2003), dix ans plus tard.
Une géographie de la littérature ?
Cet article d’Yveline Lévy-Piarroux connaît d’autres accents que ceux de Jean-Louis Tissier. Peut-être faut-il y voir, davantage qu’un texte ultérieur, un texte différent et une autre position . Alors que l’auteure s’engage rapidement dans une géohistoire de la littérature, le corpus littéraire de la première partie des quatre pages de l’article – document 1, page suivante – étonne par sa concentration spatiale : sur quinze œuvres de fiction citées, douze sont françaises, une anglaise, une autre italienne et la dernière est issue de l’Antiquité grecque. Les travaux scientifiques mentionnés dans la seconde partie de l’article révèlent une diversité géographique à peine plus grande. En dépit du projet initial, l’européocentrisme du propos est remarquable et seul Kenzaburō Ōe, humblement, nous fait quitter un instant le monde occidental. Outre sa concentration géographique, cette liste d’œuvres est typique du canon littéraire, cette fraction légitime mais infime des œuvres, exclusive de 99,99 % de la littérature imprimée.
Cette « petite bibliothèque » conseillée aux géographes curieux, de fait, ne ressemble guère à notre « bibliothèque mondiale », celle dont nous tenterons de parler plus loin et qui possède d’autres dimensions, une autre diversité et depuis longtemps. Levy-Piarroux propose d’organiser le saisissement de cette fiction (occidentale) par la géographie (occidentale) au travers de trois « genres géographiques » : le témoignage, le récit et l’invention. On y retrouve respectivement les capacités ou compétences géographiques des acteurs, les formes réelles d’organisation spatiale et enfin l’invention spatiale (les formes fictionnelles d’organisation spatiale autour de la figure de l’utopie). Nous trouvons dans la revue Mappemonde des exemples de cette géographie des représentations qui travaille l’espace interne des œuvres : Damien Bruneau explore Les lieux d’Agatha Christie (2009/94) et Jacky Fontanabona La géographie de Jules Verne et [de] ses cartes dans l’Île mystérieuse (2010/97). Ailleurs, dans Géographie et cultures, Benoît Montabone questionne la spatialité discontinue d’Harry Potter (2008/68). Christophe Meunier, doctorant, travaille la géographie des espaces domestiques dans les albums jeunesse, alimentant un blog sur la plate-forme numérique Hypothèses . En novembre 2012, la MSH de Clermont-Ferrand organise une journée d’études sur de La cartographie des récits documentaires et fictionnels .
Mais l’article du Dictionnaire de géographie évoque également dans sa conclusion une mutation à venir. L’atlas du roman européen de Franco Moretti (2000) propose en effet de passer d’une série juxtaposée d’histoires littéraires nationales à une véritable « géographie de la littérature », qui serait forcément inscrite dans un jeu scalaire au delà du seul échelon national, tant dans l’espace physique que dans l’espace des œuvres. Depuis 2003, d’autres textes sont venus nourrir cette nouvelle géographie de la littérature, en faisant souvent l’effort de dépasser le canon pour embrasser une partie beaucoup plus grande du corpus disponible. Nous nous sentons proches de cette double géographie de la littérature, mais comme pour la géographie de l’école, elle n’est pas toute notre recherche pour des raison de corpus, de méthodologie et d’objectifs scientifiques.
Le projet de recherche, un bousculement, un passage de frontières
L’article qui précède « Littérature (Géographie et) » dans le Dictionnaire de géographie est intitulé « Linguistique (Géographie et) » et paraît finalement plus proche de la géographie totale, celle qui ne s’interdit aucun objet, telles les paroles dans la ville, les vernaculaires, les formes hybrides, mixtes et multilingues caractéristiques des identités urbaines plurielles, les modes d’expression propres à un groupe, à un réseau ou à une catégorie sociale, ainsi que leur distribution socio-spatiale et expérimente des formes d’hybridation méthodologique telles que l’analyse de discours et de l’interaction venant complexifier et souvent dépasser des analyses de contenu plus traditionnelles, la modélisation des phénomènes spatiaux inspirés des caractéristiques formelles du langage, l’étude de la spatialité inspirée de la sémiotique. Il y a, dans ce bousculement de la géographie classique, une ouverture qui nous rapproche de notre projet de recherche. En effet, celui-ci propose de définir un objet scientifique et de s’en approprier un autre. Cela n’a pas été sans peine car l’intitulé même de la recherche, Géographie de la bibliothèque mondiale, les échelles de la littératie, n’a pas été sans surprendre et il nous a fallu parfois en justifier la géographicité pied à pied. Justifier d’abord cette « bibliothèque mondiale », structure physique et intellectuelle du texte archivé, née et porteuse de la mondialisation, aujourd’hui saisie par la révolution numérique, et pourtant construite à partir d’une figure ordinaire, la bibliothèque de livres (la sienne ou celle de la collectivité). Notre projet invite donc le lecteur à un premier déplacement : prendre au sérieux les qualités géographiques de la bibliothèque aux différentes échelles et notamment à l’échelle mondiale. Puis à s’approprier, en géographe, un courant de recherche fort actif dans le monde anglo-saxon et depuis une dizaine d’années en France dans des disciplines voisines (anthropologie et sociologie principalement). Il s’agit de la « littératie ». Terme anglo-saxon peu connu, francisé en 2002 au Québec, et qui désigne selon le Grand dictionnaire terminologique québecois, « l’ensemble des connaissances en lecture et en écriture permettant à une personne d’être fonctionnelle en société ». Dans un usage redéfini pour notre discipline (par transfert et élargissement), nous suggèrons de comprendre et d’explorer la littératie comme l’ensemble des pratiques et des politiques publiques de lecture-écriture. Comme dans la bibliothèque, la question des échelles en littératie apparaît fructueuse. Deux objets ordinairement enfermés dans des dimensions monoscalaires (locale, nationale) se révèlent tout autres lorsque la géographie prend au sérieux leur richesse scalaire. On comprend que la tentative de certains de nos interlocuteurs de rabattre notre projet de recherche vers le registre littéraire a du être fréquemment déjouée : il s’agit d’un projet de géographie sociale et culturelle. L’intérêt pour les questions sociales (inégalités, division du travail et des espaces, question de genre et de génération, etc.) et l’engagement (conscience, plaidoyer, accès, autonomie, politiques publiques, etc.) se mêlent à une réflexion sur les formes culturelles contemporaines où la question de la valeur prend de nouvelles formes dans une mondialisation facilitant la transformation de la culture en marchandise.
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Table des matières
Introduction
De l’ordinaire à l’inédit, géographie-s de la lecture et de l’écriture par temps de mondialisation
1/ État de l’art et position de recherche
Introduction
11/ La bibliothèque mondiale : objet ordinaire et remarquable de la mondialisation
12/ La littéracie : de la géographie vécue aux politiques publiques
13/ Épistémologie : à propos de la dimension scalaire et des mobilités
14/ Méthodologies : normes, bricolages et recherche-action
Synthèse
2/ Échelles et mobilités : le tissage des littératies
Introduction
21/ Dedans/dehors : les bibliothèques personnelles d’étudiants
22/ Hauts-lieux : Aran, une résidence d’écriture transcalaire, une glocalisation
23/ Distance : petits éditeurs périphériques et don du livre, des provincialismes ?
24/ Échelle mondiale : l’utopie auto-réalisatrice du prix Nobel de littérature
Synthèse
3/ L’ajustement structurel de la littératie malienne
Introduction
31/ La construction d’une culture nationale malienne
32/ Les normalités à l’épreuve du réel
33/ 2012, Mali, année zéro
Synthèse
4/ La normalisation de la littératie sud-coréenne
Introduction
41/ Paysages de la littératie
42/ Ré-agencement capitaliste et numérique contre pratiques civiles
43/ Littératie et soft power
44/ Digitalisation de la littératie : une prophétie retardée par les acteurs
Synthèse
Conclusion
Littératie-monde et justice spatiale : un jeu d’acteurs, un jeu d’échelles
Kouma magni kouma baliya magni
Ego-littératie
Un système complexe spatialisé à forte richesse scalaire
Marchés, politiques publiques et résistance des acteurs, le jeu d’échelles
Le genre dans la bibliothèque ou la littératie comme élément de l’échelle féminine
Internet ou l’échelle 2.0
Grandeur et mise de l’échelle nationale ou le jeu multi-niveaux
Darwinisme et justice spatiale
Littératie-monde et refléxivité
Annexes
Change
Bibliographie