“… On a dit non, avant de voir, on l’a dit encore après avoir vu…” Boucher de Perthes, Antiquités antédiluviennes, III:108 (1864) .
Les notices sur la découverte et l’acceptation par les milieux académiques de l’existence de l’homme « antédiluvien » arrivent très tôt dans la région du Río de La Plata. Ces régions sont sillonnées par les collectionneurs de fossiles quaternaires depuis la célèbre découverte du mégathérium à Luján, décrit par Cuvier en 1796, le journal de Darwin et l’arrivée en 1824 de la collection Muñiz au Muséum de Paris. Les études et les récits de voyage de d’Orbigny, Humboldt et Bravard, entre autres, ont aussi contribué à la réputation internationale des gisements fossiles dans les plaines pampéennes. Le montage du mégathérium à Madrid marque ainsi le début d’une chasse aux fossiles des mégamammifères sud-américains pour enrichir les muséums européens. Ces restes prennent de la valeur, attirant un nombre inattendu d’amateurs et de collectionneurs.
En 1864, un commerçant et collectionneur français, M. Seguin, déclare avoir découvert des restes humains associés à la faune disparue. Seulement quatre années se sont écoulées depuis la reconnaissance par la communauté scientifique européenne de la coexistence des mammifères disparus et de l’homme. Cette découverte, jamais validée, réveille la question de l’homme fossile américain et inaugure une période d’interminables controverses académiques qui ont façonné jusqu’à présent la préhistoire pampéenne. Le matériel est exposé à Paris dans la section de la Confédération argentine de l’Exposition universelle de 1867 et ensuite publié par Gervais en 1869 et 1873. Cette première découverte annonce les travaux fondateurs de la préhistoire argentine par Florentino Ameghino qui, entre 1873 et 1884, consacre tous ses efforts à documenter et prouver la coexistence des hommes et de la mégafaune pampéenne disparue. Ces collections obtiennent une médaille d’bronze à l’Exposition universelle de 1878 et seront examinées par des personnalités scientifiques de l’époque comme de Quatrefages, Mortillet et Gervais. Désormais, le sujet de l’homme fossile pampéen revient fréquemment dans les communications de la Revue de l’Anthropologie et de Matériaux. Ameghino rassemble toutes ses observations et conclusions dans La Antiguedad del hombre en el Plata, publié à Paris en 1880 1881 et considéré plus tard comme le premier ouvrage de préhistoire argentine. Dans cet essai, il tente de démontrer l’existence de l’homme quaternaire en Amérique du Sud et fournit d’innombrables preuves de la coexistence de l’homme pampéen avec la faune des mammifères disparus.
Ces hypothèses et conclusions ne sont pas à confondre avec ses théories anthropogéniques développées bien plus tard et à partir d’éléments provenant d’autres régions, la côte pampéenne atlantique et la Patagonie. Ces premières observations ont été principalement réalisées dans la vallée du Luján, au nord-ouest de Buenos Aires. Ici, Ameghino définit divers sites archéologiques, nommés localement paraderos, qu’il attribuera aux époques récentes, néolithique, mésolithique, paléolithique et éolitique. En particulier, il considère la station n° 2, située face à la ville de Luján, comme une des plus anciennes et il y met à jour plusieurs objets, notamment des os modifiés, dans les strates du « Lujanéen ». En suivant les méthodes de l’époque, utilisées par d’Orbigny et Lyell entre autres, en se basant sur le pourcentage des espèces disparues, il attribua ces couches au Préglaciaire, voire au Pliocène. Les auteurs qui lui ont succédé attribuent ces niveaux au Pléistocène supérieur.
« L’homme fossile » de la Pampa et les « Paraderos » d’Ameghino : Contexte historique
Le contexte historique. Le processus d’acceptation d’un nouveau paradigme: La coexistence de l’homme fossile et la faune éteinte en Europe
Introduction : de l’homme tertiaire européen à l’homme fossile de la pampa
En 1880 et 1881, lors de son séjour à Paris, Florentino Ameghino publie sa Antigüedad del hombre en el Plata dans laquelle il décrit en détail la géologie de la pampa et les sites éolithiques de la vallée du Luján. C’est un ouvrage remarquable, notamment par la maîtrise de concepts géologiques et archéologiques, très avancés pour l’époque, pour décrire et interpréter les sites et le matériel associé. En particulier, l’analyse taphonomique des restes osseux de faune éteinte, hypothétiquement associés à l’homme, reste d’une grande actualité. Bien que lors de son séjour en Europe il ait eu accès à toute la bibliographie spécialisée, et bien qu’il ait également côtoyé géologues, anthropologues, paléontologues et préhistoriens de renom ce qui lui permit de perfectionner et d’affiner ses premiers manuscrits, les publications précédents au voyage montraient déjà d’une connaissance très avancée de la problématique préhistorique, de l’« homme fossile », ainsi que de son contexte.
Il est fondamental de poser ces questions pour comprendre intégralement les motivations d’Ameghino et la naissance des études préhistoriques sur la pampa. À cette fin, nous analyserons, en premier lieu, le processus d’incorporation du concept d’« homme fossile » ou « antédiluvien », et sa cohabitation avec des mammifères disparus en Europe. Ce processus a principalement eu lieu entre 1855 et 1865, dans les cercles scientifiques anglais et français. Nous étudierons ensuite la diffusion de ces concepts, jusqu’à ce qu’ils arrivent dans le Río de La Plata, et la façon dont ils ont servi de facteurs déclenchant à la recherche sur l’homme fossile de la pampa. L’analyse des réseaux sociaux des acteurs de ce processus est de la plus grande importance pour comprendre les alliances et les résistances à ces nouvelles idées. Enfin, nous étudierons en détail les sites décrits par Ameghino dans la vallée de la rivière Luján.
Cavernes ossifères, catastrophes, le déluge universel et « les rois fainéants de la science ». De la Belgique au Brésil
Les explorations à la recherche des preuves de l’existence de l’homme contemporain aux mammifères éteints de la pampa se sont essentiellement développées entre 1869 et 1878. Quelque temps auparavant, les cercles académiques européens, en particulier l’Académie des sciences de Paris, finissent par accepter l’existence de l’« homme diluvien », à partir des preuves réunies pendant plus de quarante années par Boucher de Perthes dans les alluvions de la Somme, aux portes mêmes d’Abbeville. À ce moment, les milieux académiques anglais en avaient déjà reconnu la présence. Lartet dira en 1860, en s’adressant au président de la Société géologique de Londres :
« The presence of worked flints in the diluvial banks of la Somme , long since brought to light by M. Boucher de Perthes and more recently confirmed by the rigorous verifications of several of your learned fellow-countrymen, have established the certainty of the existence of Man at the time when those ancient erratic deposits were formed […] » (Lartet, 1860) .
La mise en évidence de la coexistence de l’homme avec des faunes fossiles avait eu des précédents au XVIIIe siècle comme les travaux d’Esper en 1774, mais elle est principalement certifiée entre les décennies 1820 et 1840 puisque, dans cette période, des amateurs éclairés effectuent des excavations plus ou moins systématiques dans divers pays d’Europe. Parmi ces travaux, ceux de Buckland, Christol et Marcel de Serres, et Schmerling, sont à souligner. Cependant les preuves ne sont pas concluantes, par exemple ce dernier auteur est aussi en ligne avec le paradigme du remplissage exotique des cavernes :
« Nous doutons fort, écrit-il que l’éléphant, lors de l’époque du remplissage de nos cavernes, habitât nos contrées. Au contraire, nous croyons plutôt que ces restes ont été amenés de loin, ou bien que ces débris ont été déplacés d’un terrain plus ancien et ont été entraînés dans les cavernes.» (Schmerling, 1833) .
Bien qu’ils aient eu peu de poids dans les débats européens de l’époque il importe également de souligner les découvertes de Lund, au Brésil, puisque non seulement elles prouvaient la coexistence au sein d’un autre continent, mais aussi parce que l’abondance de restes humains y était déterminante et sans équivoque.
1859 : la conversion de Lyell et la légitimation des découvertes de la vallée de la Somme. Centralisme et « princes de la science »
C’est l’excavation de la grotte de Brixham, en Angleterre, en 1859, qui légitimera toutes les découvertes précédentes effectuées dans un contexte de caverne, comme celles du Midi de la France et de la Belgique. Pour la première fois, l’excavation est effectuée dans une grotte avec son remplissage intact et avec une méthode d’excavation préétablie par des autorités scientifiques reconnues. On utilise le décapage horizontal et les travailleurs sont contrôlés. Un des objectifs principaux de cette excavation a été d’ordre stratigraphique et paléontologique, plus qu’archéologique. Il s’agissait d’évaluer la viabilité de processus catastrophiques, intrusifs, pour valider ou non la vision « exogéniste » (Serres et Buckhard, dans Richard, 2008), ou en revanche privilégier un processus de remplissage progressif et ainsi, d’une signification stratigraphique.
Les preuves d’industrie humaine et de faune associées ne tardent pas à arriver, et Falconer, chargé de l’excavation, finit de se convaincre en visitant Abbeville peu de temps après. Le remplissage de grottes, cette fois bien étudiées, légitiment les preuves exhumées dans le diluvium. Après des voyages successifs dans la Somme, d’autres savants anglais, et parmi eux Lyell, confirment les idées de Falconer. C’est ainsi que la dénommée « conversion » de Lyell, exprimée en septembre 1859 à la réunion annuelle de la Bristish Association for the Advancement of Science, a été perçue comme un verdict final, maintenant soutenu avec tout le prestige de l’auteur de Principles of Geology. À partir de ce moment, il n’y avait aucun doute que les bifaces contenus dans le diluvium démontraient la coexistence de l’homme avec certaines espèces de mammifères disparues.
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Table des matières
Introduction
Partie I « L’homme fossile » de la Pampa et les « Paraderos » d’Ameghino : Contexte historique
Chapitre 1
Le contexte historique. Le processus d’acceptation de d’un nouveau paradigme : La coexistence de l’homme fossile et la faune éteinte en Europe
Chapitre 2
Le contexte historique local. Luján, l’Abbeville de la Pampa : collectionneurs français, glyptodontes, silex, un professeur italien et un adolescent curieux
Chapitre 3
Florentino Ameghino : premières découvertes dans le vallée de Luján. 1869-1878
Chapitre 4
Os rayés et silex lujanenses dans le Champs de Mars : Ameghino dans l’Exposition Universelle de Paris de 1878
Chapitre 5
Le « Paraderos » d’Ameghino dans la vallée de Luján. 1872-1876
Partie II Une stratigraphie pampéenne
Chapitre 1
Interfluves. Les plaines loésicas ou formation pampennne »
Chapitre 2
Vallées. Les facies fluviales « Bonaerenses », « Lujanenses » et «Platenses »
Chapitre 3
Le modèle géologique. Corrélations vallée-interfluves
Chapitre 4
La crise climatique de 13 ka : « Black Mats » et extinctions de mégafaune
Partie III Geoarchéologie-Taphonomie
Chapitre 1
Observations taphonomiques dans megamamíferos de la Pampa : marques de coupe et stigmates de percussion
Chapitre 2
Les sites anciens en Pampa et les modèles de peuplement
Chapitre 3
Les hommes « fossiles » de la Pampa
Chapitre 4
Observations geoarchéologiques préliminaires dans les vallées Luján, Arrecifes, Reconquista et de Tapalqué
Résultats Conclusions et Perspectives
Conclusion
Bibliographie
Annexe 1. Datations OSL
Annexe 2. Coupes stratigraphiques