Genèse d’un système global surf. Regards comparés des Hawai‘i à la Californie

Système de tabou, mana et sites de surf

     En Polynésie, les Hawaïens avaient développé une stratification sociale complexe de type étatique, mais avaient également instauré un système d’interdictions politiques et religieuses qui hiérarchisait la société. Chaque classe possédait des droits et des devoirs qu’il fallait observer sous forme d’interdictions et de restrictions kapu (tabou). La notion de kapu (sacré) était intrinsèquement liée à celle de noa correspondant au monde profane (Kirch, 2010, p. 21 ; Valeri, 1985, p. 90). Les kapu étaient imputés tout au long de la vie d’un individu ou de manière temporelle. Certains tabous devaient être observés durant plusieurs mois et d’autres durant quelques jours, lors des cérémonies religieuses où la personne chargée du rite devenait kapu afin de garantir la pureté de la procession et le transfert de mana. Dans son acception générale, le mana est le pouvoir spirituel ou encore le pouvoir des dieux manifeste dans le monde des humains (Shore, 1989, p. 164). Le mana émane des dieux et des ancêtres et se transmet dans le monde des humains par l’intermédiaire d’un catalyseur tel que des activités rituelles. Le mana mettait en valeur les forces élémentaires de la nature incarnées dans des objets ou des individus. Il était tout à la fois autorité divine, pouvoir, influence, prestige, charisme, agilité physique, clarté intellectuelle et réputation (Levin, 1968, p. 403). Les individus obtenaient du mana non seulement par leur généalogie qui rattachait leur descendance aux ancêtres et dieux fondateurs, mais aussi par leurs talents et leur charisme extraordinaire. La distinction des ali‘i avec les maka‘āinana se mesurait par la quantité de mana qu’ils possédaient et sur les tabous que chaque individu était en mesure d’imposer aux autres. Cela s’observait dans la redistribution spatiale des groupes, lorsque les ali‘i accaparaient les meilleurs territoires situés en bord de mer. Les plaines littorales se composaient de champs de taro37 fertiles irrigués par des rivières, des étangs à poissons et se situaient à proximité des lieux de pêche. De nombreuses sources affirment également que la qualité d’un site de surf était un atout de choix pour les chefs pour s’établir sur les côtes. Sur l’île de Kaua‘i par exemple, Ho‘ipoikamalanai, fille des chefs Puna, habitait à Kapa‘a à cause de la qualité d’un site de surf appelé Makaīwa (Clark, 2002, p. 229 ; Clark, 2011, p. 135 ; Kamakau, 1991, p. 106).38 De même, la réputation de Waikīkī comme centre du surf était déjà établie avant l’arrivée des occidentaux sur l’archipel (‘Ī‘ī, 1963, p. 69). Non seulement considérée comme l’une des terres les plus fertiles au monde, Waikīkī était remarquée par Kalanikūpule39 (Clark, 2011, p. 446 ; Kamakau, 1991, p. 44) pour ces sites de surf extraordinaires que sont Kelehuawehe, ‘Aiwohi, Maihiwa et Kapuniohi. La prohibition de certains sites de surf perdura après l’arrivée des missionnaires calvinistes sur l’archipel en 1820, puisque le révérend William Ellis nous apprend que l’embouchure des fleuves de la vallée de Waimanu était uniquement dédiée à la royauté (Ellis, 1827, p. 280). Que les sites de surf soient interdits ou non, leur emplacement coïncidait avec les zones à forte densité de population (Finney & Houston, 1996, p. 29). Par exemple, la région de Kona située à l’ouest de l’île d’Hawai‘i – là où l’équipage du Capitaine Cook amerrit pour la troisième fois en 1779 (cf. Cartes 3 et 4) – était à la fois un centre important de peuplement et l’endroit possédant la concentration la plus forte de sites de surf dans tout l’archipel (Finney & Houston, 1996, p. 27). C’est également dans cette même région, à Holualoa, que le roi Kamehameha I apprit à surfer et à naviguer en pirogue (‘Ī‘ī, 1963, p. 6).

Une tradition d’usurpation des élites

     Selon Friedman, les guerres et les compétitions incessantes pour la redistribution du pouvoir avant l’arrivée des Occidentaux en 1778, s’expliquaient par l’absence de commerce d’importation et d’exportation avec d’autres sociétés océaniques. Dans les sociétés mélanésiennes et en Polynésie de l’Ouest (Tonga, Nouvelle Zélande, Samoa), la circulation des biens provenant d’échanges lointains avec d’autres sociétés formait un système de « biens de prestige » (Ekholm Friedman & Friedman, 2008a). Ce système mettait en relation la valeur des biens d’importation avec l’organisation politique locale. La circulation du pouvoir se caractérisait par l’échange généralisé avec d’autres sociétés et un monopole était exercé par les chefs « Big-man » (Sahlins, 1963) sur les biens de prestige importés. La structure de la parenté reposait sur une filiation bilinéaire et exogame et l’organisation sociale était régie par un dualisme culturel impliquant une séparation des pouvoirs religieux et politiques, du commun et du sacré (Friedman, 1985, p. 198 ; 2008a, p. 287). À la différence de ce système, les sociétés de la Polynésie de l’Est (Tahiti, Îles de la Société, Île de Pâques et les Hawai‘i) ne possédaient pas d’économie de biens de prestige, puisque les échanges provenant des archipels voisins étaient quasi inexistants à cause de leur isolation géographique. Favorisant l’endogamie, l’absence de monopole sur les biens d’importation exacerba les tensions sociales manifestes sous forme de compétitions et guerres fratricides pour la redistribution du pouvoir entre lignées rivales. À Tahiti et aux Hawai‘i, le pouvoir sacré et religieux des chefs était beaucoup plus important que les sociétés de la Polynésie de l’Ouest et de la Mélanésie. La dichotomie entre pouvoir politique et religieux observée dans le reste de l’Océanie s’effaçait au profit d’une autorité légitimée par le droit divin et la pureté d’une lignée parentale endogame. Par conséquent, tous les moyens visant à usurper le pouvoir étaient envisagés, et les compétitions sportives constituaient un levier essentiel pour augmenter le mana et le charisme d’un chef ambitieux. Dans les sociétés polynésiennes très hiérarchisées comme Tonga, Tahiti et les Hawai‘i, les chefs possédaient un mana et une aura surnaturelle qui provenaient avant tout de leur ascendance (Craig, 2004, p. 163). Ils pouvaient également acquérir du mana tout au long de leur vie par les alliances, le mariage, leur comportement, leur sens du jugement (pono) et leurs expertises sportives. Par exemple, Kaumualii roi de Kaua‘i de 1794 à 1810 était l’un des surfeurs le plus expérimentés de l’archipel, lui conférant une autorité hors du commun (Ellis, 1827, p. 280). Plus remarquable, certains chefs comme le roi Kihapi‘ilani avaient fondé leur réputation sur leurs prouesses en surf (Clark, 2011, p. 374 ; Manu, 1884, p. 3). Lors d’un voyage entre Waialua à Maui et Ka‘anapali sur l’île de Moloka‘i, la cour  Kihapi‘ilani partit en pirogue, mais contrairement à ses intendants, le roi voyagea seul à bord d’une planche olo à partir de Honolua sur canal Pailolo. Bien que le canal ne soit pas très long (13,5 kilomètres), il est l’un des plus difficiles à parcourir de tout l’archipel à cause de ses courants et vents violents. Durant sa traversée on raconte qu’aucune vague mouilla la tête et la nuque du roi.44 Selon l’histoire, c’était la première fois qu’un roi surfa une planche olo dans le canal Pailolo, et Kihapi‘ilani fut érigé en héros. Ainsi, le mana des ali‘i n’était pas fixe mais labile et devait être constamment entretenu. Il n’appartenait pas in extenso aux chefs mais se déplaçait d’un individu à un autre ou d’une chose à une autre. Bien que les plus hauts chefs (ali‘i nui) étaient considérés comme des dieux pour leur aura extraordinaire (Dudley, 1990, p. 67), ils pouvaient parfois perdre leur pouvoir spirituel et leur autorité charismatique s’ils n’étaient plus en mesure de maintenir leur généalogie ou leur réputation d’expert dans un domaine de la vie quotidienne. Cette perte de mana se manifestait par la destitution d’un individu par les dieux et pouvait également se constater lorsqu’un esprit malveillant prenait possession d’une personne. Afin de légitimer leur rang et mana extraordinaires, les élites manifestaient leur autorité grâce à des spécialistes appelés po‘e mo‘olelo – littéralement, « les personnes de l’histoire » (Elbert & Pukui, 1957/1986, p. 254) – qui mémorisaient les histoires familiales et les généalogies ancestrales enrichies par des éloges et des anecdotes. Ces chants (mo‘ōlelo ou mele) s’apparentaient à des histoires événementielles (Kirch, 2010, p. 78), et pesaient dans le processus d’élévation sociale, car tous ceux étant en mesure de réciter leur ascendance sans interruption envers d’illustres ancêtres déifiés pouvaient clamer leur rang et affirmer leur autorité. Les citoyens quant à eux n’avaient pas de généalogies prestigieuses, mais se rattachaient aux chefs territoriaux (ali‘i ‘ai ahupua‘a) et aux gestionnaires terriens (konohiki). Les chants royaux étaient récités durant de grandes occasions et exhibitions publiques et insistaient sur les interactions entre les élites et le divin. Les thèmes principaux mettaient en avant (1) les rivalités entre les élites et l’usurpation du pouvoir, (2) le mariage endogame, (3) le développement des moyens de production, (4) l’élaboration de rituels réalisés par des chefs tels que les sacrifices humains et (5) le contrôle de la violence légitime par la guerre et les conquêtes territoriales (Kirch, 2010, p. 121). Bien que les prétendants au trône (ali‘i nui) étaient de haut rang, ils n’appartenaient pas systématiquement aux classes nobiliaires les plus élevées (nī‘aupi‘o ou pi‘o), ce qui rendait l’accès au pouvoir suprême problématique. Pour répondre aux ambitions de chacun, il existait une tradition d’usurpation chez les élites moins prestigieuses appartenant aux deux rangs inférieurs wohi et naha, dont le mana se manifestait davantage par les conquêtes guerrières. Les rivalités entre chefs menaient les royaumes de l’archipel dans un état de guerre quasi permanent (Craig, 2004, p. 9), rendant la reproduction de la société hawaïenne parfois difficile. Ainsi, lorsque les populations étaient abattues par des guerres à répétition et que les conquêtes et les aspirations personnelles se stabilisaient, ce furent les compétitions sportives, les jeux et les paris qui redéfinissaient la structure du pouvoir. It was the custom of the chiefs to have sports such as racing. Makai throwing, diving feet first, hiding the no’a, boxing, surfing, sledding, sham fighting, and many others. These increased when the kingdom was at peace, as it was when Kalaniopuu [1729– 1782] first became king. (‘Ī‘ī, 1963, p. 6) Selon ‘Ī‘ī, la pratique des jeux devenait plus importante à mesure que les conflits s’apaisaient, notamment durant la saison du Makahiki correspondant aux célébrations annuelles des jeux. Lorsque la paix était de rigueur, d’autres formes de légitimité prenaient le relais telles que les alliances et les joutes sportives. À titre d’illustration, Kamehameha I (1756–1819), unificateur de toutes les îles en un seul royaume en 1810 n’était que de rang wohi, mais acquis son autorité par la maîtrise des armées, son agilité sportive et son sens du jugement (Kirch, 2010, p. 48). L’importance de l’agilité sportive était d’autant plus forte lorsque Kamehameha I unifia l’archipel en un seul royaume en 1810, puisqu’aucun chef pouvait soulever une armée suffisante. Chaque chef occupait alors la fonction de gouverneur d’une île pour représenter Kamehameha I. Kuykendall (1938/1965, p. 53) affirme que le rang n’était plus le déterminant principal pour la nomination d’un chef par Kamehameha I, mais sa capacité à exercer un pouvoir exécutif et sa loyauté envers lui. Au sein de cette redistribution du pouvoir, le sport avait une fonction primordiale dans la stratification hawaïenne puisqu’au travers des exploits sportifs, les chefs renouvelaient leur mana et leur puissance. Ce fut le cas Naihe, époux de la reine Kapi‘olani (1781 1841) convertie au christianisme en 1824 (Korn & Pukui, 1973, p. 378) et un des fils de Keaweaheulu, grand guerrier de Kamehameha I. Dans sa jeunesse, Naihe vivait dans la région de Ka‘ū au sud de l’île d’Hawai‘i et excellait dans la maitrise des discours et du surf. Bien qu’il ne fût pas de plus haut rang, son aura charismatique était convoitée par les chefs des comtés voisins dont l’autorité était ridiculisée par les exploits athlétiques de Naihe. Afin de l’humilier, son rival Kaaipaai organisa une compétition de surf qui imposait aux participants de partir en même temps du rivage, pour surfer la plus haute vague et revenir le premier sur la plage. Selon la règle, les concurrents n’étaient pas autorisés à rejoindre la plage si leur barde n’avait pas chanté leurs exploits passés et leur généalogie (mele). À l’issu d’un complot, Naihe a été prévenu tardivement de cette règle, et un chef Puna ayant de la compassion pour ce dernier alla chercher son barde, qui était en train de dormir à quelques centaines mètres (Pukui, 1949, pp. 255–256). Le barde récita, en larmes, le chant de Naihe et ce dernier gagna la course contre son compétiteur Kaaipaai (‘Ī‘ī, 1963, p. 68).

Débat sur les relations ontologies hawaïennes

     Définir les relations ontologiques hawaïennes entre les humains et les non-humains n’est pas une chose aisée au regard du récent débat issu la publication anglophone de Par-delà nature et culture (Descola, 2013, 2014 ; Sahlins, 2014). Selon les interprétations établies par Descola (2014), l’ontologie hawaïenne serait de type analogique. Les Hawaïens concevraient le monde parcellisé en plusieurs domaines complémentaires dont chacun possède des variétés d’êtres humains qui sont associés à des dieux (Descola, 2014, pp. 298–299). En fonction de la catégorie divine à laquelle on appartient, la quantité de mana disponible dans chaque individu diffère et légitime les inégalités sociales et les discontinuités de classe entre les chefs (ali‘i) et les citoyens (maka‘āinana). Bien qu’à ce sujet Descola voie juste, il importe de souligner que son analyse de la société hawaïenne repose uniquement sur un  ouvrage de Valéri (1985), passant sous silence la myriade d’études à propos des relations ontologiques des humains et des non-humains aux Hawai‘i, dont on retient parmi d’autres Beckwith (1940/1976), Korn et Pukui (1973), Kamakau (1964/1968, 1976) et Kanahele (1986). Pour Sahlins (2014, p. 286), cet analogisme hawaïen n’est autre qu’une forme d’animisme dans lequel l’ensemble de la vie sociale est connecté aux attributs des divins à travers leurs incarnations et métamorphoses dans la nature. L’animisme reconnait les capacités de métamorphose des êtres (Descola, 2005, pp. 191–192), or un dieu hawaïen peut aisément prendre la forme d’un animal, d’une plante ou d’un objet. Par exemple dans la légende de Puna‘aikoa‘e (Kamakau, 1976, pp. 78–79), la planche de surf de ce chef incarnait la bouche de la déesse Kamaimanu‘u qui fut également son épouse dans sa forme anthropomorphique. De même, bien que les caractéristiques physiques des non-humains aient été différentes de celle des humains – ce que Descola appelle une différence des physicalités – les non-humains partageaient les caractéristiques sexuées des humains. Par exemple, la forme des pierres déterminait leur sexe. Les roches plates et rondes étaient féminines tandis que les pierres droites de forme phallique étaient masculines (Beckwith, 1940/1976, p. 18). En ce sens, les relations des Hawaïens aux non-humains seraient animiques parce que les sujets et les objets possèdent une « intériorité identique » (Descola, 2005, p. 183) observable dans la quantité de mana qu’ils possèdent. Afin d’éclairer notre réflexion sur le caractère animique ou analogique de la société hawaïenne, nous allons nous pencher sur l’étude de deux rites. Les rites autorisent à mettre au jour des modes de relations dans la mesure où ils reproduisent des normes de comportements et des pratiques qui indiquent les schémas mentaux (Descola, 2005, p. 158). Prenons d’abord le rite de la construction d’une planche de surf. Au regard de l’équilibre que l’on souhaite maintenir entre la terre et la mer par l’offrande du poisson kumu au tronc de l’arbre coupé, la relation des indigènes avec les non-humains semble de type analogique, puisque ce rite insiste sur la filiation et l’échange entre la terre ‘āina et la mer moana. Mais par l’observation d’autres rites, on constate que les relations des Hawaïens avec les non-humains peuvent être également animiques. Par exemple, lorsque les indigènes souhaitaient attirer la houle, ils s’adressaient au dieu du vent La‘a Maomao (Gutmanis, 1983, p. 101 ; Masterson, 2010, pp. 199–204) par des chant appelé Ku mai (Clark, 2011, pp. 41–42) en fouettant la surface de l’océan avec une liane rampante, pohuehue (Ipomoea pes-caprae)50. Sachant que le vent était à l’origine de la formation des vagues, les Hawaïens tentaient de convaincre La‘a Maomao que les humains étaient disposés à recueillir ses vents qu’il conservait dans sa calebasse. Un autre rite consistait à réaliser un tas de sable sur la plage, et à entourer la liane rampante autour de celui-ci avant de réciter une prière. Bien que d’un point de vue moderne on puisse croire que ces rites n’avaient aucun effet pragmatique sur la venue de la houle, ils prenaient sens au sein du système de relation à l’environnement hawaïen. Par exemple, la position de crieur de houle était une affaire sérieuse puisqu’une prêtrise appelée Ka Nalu (La vague) avait pour objectif principal de dédier des cultes à l’océan et aux vagues (Kanahele, 1995, p. 53 ; Namakaokeahi, 2004). Ainsi, au regard des interprétations de ces rites et du débat entre Descola (2014) et Sahlins (2014), on comprend que les Hawaïens n’étaient pas exclusivement animiques, ni analogiques dans leur rapport à la nature, mais possédaient un système d’identification hybride intégrant plusieurs ontologies51. Descola ayant lui-même conscience de ces cas atypiques affirme : Rappelons aussi que les modes d’identification sont des façons de schématiser l’expérience qui prévalent dans certaines situations historiques, non des synthèses empiriques d’institutions et de croyances. Chacune de ces matrices génératives structurant la pratique et la perception du monde prédomine certes en un temps et en un lieu, mais sans exclusive; l’animisme, le totémisme, l’analogisme ou le naturalisme peut en effet s’accommoder de la présence discrète des autres modes à l’état d’ébauche puisque chacun d’entre eux est la réalisation possible d’une combinaison élémentaire dont les éléments sont universellement présents. Chacun est donc en mesure d’adopter des nuances et des modifications à l’expression du schème localement dominant, engendrant ainsi nombre de ces variations idiosyncratiques que l’on a coutume d’appeler les différences culturelles. (Descola, 2005, p. 235) Ce cas polynésien, qui n’était pas à l’origine traité par Descola (2005) – tout comme la plupart des sociétés océaniennes – souligne que les relations ontologiques établies par l’auteur ne sont que des outils et des idéaux types. Si d’autres sociétés ont clairement été identifiées comme animiques (e.g. les Orokaiva) ou analogiques (e.g. les Bambara), c’est parce qu’elles constituent des cas d’école pour illustrer les artifices intellectuels établis par Descola dans sa tentative de conceptualiser des schèmes de pensée. Notre cas montre qu’il faut composer pardelà les modes d’identifications et que les dimensions animiques ou totémiques hawaïennes ne sont pas uniquement des nuances à un analogisme dominant ou réciproquement. Ici, on traite d’un rapport au monde qui n’a pas encore été intégralement identifié, mais dont on sait qu’il compose avec l’animisme dans son rapport aux dieux (akua), avec l’analogisme dans son rapport aux ancêtres (kupuna), et avec le totémisme dans son rapport aux ancêtres déifiés (‘aumakua.)

Impact des commerces transpacifiques sur la population hawaïenne

    Au regard de l’histoire politique et religieuse des Hawai‘i entre 1778 et les années 1830, on constate que la chute démographique de la population et l’arrivée des missionnaires calvinistes a eu un impact décisif sur le déclin du surf (Finney & Houston, 1966/1996). Bien que la plupart du temps les missionnaires aient été accusés comme les principaux responsables des maux de la civilisation hawaïenne (Gibson & Warren, 2014, p. 2 ; p. 4), il existait déjà des mécanismes à l’œuvre allant à l’encontre de la préservation des sports et des activités physiques. Nous avons déjà relevé l’introduction de maladies étrangères et l’unification de l’archipel en un seul royaume par des guerres successives. Un autre facteur déterminant a été l’introduction du capitalisme marchand au sein de l’économie de subsistance hawaïenne. Nous avons vu dans le premier chapitre avec les travaux de Friedman (2008a), ques les Hawai‘i échangeaient très peu avec les autres peuples polynésiens à cause de son isolation géographique. Alors qu’avant l’arrivée des explorateurs les Hawaïens n’avaient pas d’économie fondée sur la possession prestigieuse de biens étrangers, l’introduction de matières premières et d’objets occidentaux avait modifié la donne politique. Lorsque Cook amerrit le 18 janvier 1778 à Waimea sur Kaua‘i, les Hawaïens avaient négocié à bas prix leurs provisions locales en échange de commodités rares qui n’existaient pas sur l’archipel, tel que le bétail et les métaux (Kuykendall, 1938/1965, p. 13). Les couverts et les clous étaient particulièrement prisés par les autochtones, car leur possession était rare, précieuse et prestigieuse lors de l’époque de la découverte (1778–1810). En échange, les vaisseaux étrangers recevaient de la nourriture (e.g. porc, patate douce et taro) et les Hawai‘i étaient à l’aube de devenir un haut lieu de ravitaillement. En l’espace de quelques années, les ali‘i ont monopolisé le commerce extérieur dans une politique ostentatoire à l’instar des chefs « Big man » en Mélanésie (Friedman, 2008a ; Sahlins, 1963, 1995).57 Dans cette nouvelle économie marchande basée sur l’importation et l’exportation, les ali‘i – qui asseyaient traditionnellement leur pouvoir sur l’hérédité et l’autorité charismatique (Levin, 1968, p. 405) – se mirent à accumuler frénétiquement les biens étrangers et s’adonnèrent à des festins gigantesques et des batailles monumentales afin d’accroitre leur distinction et leur pouvoir (Sahlins, 1995). Kamehameha I par exemple, a unifié les huit îles de l’archipel en 1810 non seulement parce qu’il avait un sens remarquable dans la conduite de la guerre, mais aussi parce qu’il avait obtenu de l’armement étranger (e.g. mousquets, poudre, balles et cannons) en échange de bois de santal. En raison de leur position géographique centrale, les Hawai‘i étaient devenus le « carrefour de l’océan Pacifique » (Kirch & Sahlins, 1992, p. 4) pour la plupart des commerces entre l’Asie et les Amériques. L’intensification des échanges avec les corvettes étrangères bouleversa l’ordre économique indigène, à l’image de la diversité des commerces qui prenaient place dans cette région du monde. En effet, l’archipel constituait un point de ravitaillement incontournable pour les marchands qui voyageaient entre les deux grands continents. Cela incluait les vaisseaux spécialisés dans la distribution des fourrures de loutres de mer d’Amérique de Nord, qui se revendaient à prix d’or sur le port de Canton (Guangzhou) en Chine. À cela s’ajoutait le commerce des baleiniers qui était très lucratif entre 1778 et 1855. Les deux offraient un marché bien établi pour l’archipel, qui fournissait des provisions, des vivres mais aussi des moussaillons hawaïens. Au fur et à mesure, la position des Hawai‘i dans les commerces transpacifiques spécialisa l’archipel dans une économie de service et de ravitaillement bien avant qu’il ne devienne un paradis touristique à partir de la fin du XIXe siècle. Cette nouvelle organisation économique et sociale a grandement contribué à rendre obsolète la place des activités physiques et sportives, qui jadis avaient toute leur importance. Selon le missionnaire Hiram Bingham, le déclin des traditions hawaïennes comme le surf pouvait s’expliquer en partie par la position prépondérante des îles dans les échanges maritimes transcontinentaux.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela chatpfe.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

Introduction
A) Présentation et objectifs
B) Hypothèses
C) Revue littéraire et degrés d’analyse
D) Méthodes
1. L’analyse de contenu
2. Le terrain de recherche multi-site
3. Les entretiens semi-directifs
E) Apports théoriques et annonce de plan
Première partie Les Hawai‘i et le he‘e nalu : Commerces transpacifiques, transformations politiques et idéologiques
Chapitre 1. Surf et structures sociales hawaïennes
I – Stratification sociale
A) Une organisation féodale
B) Les festivités annuelles du Makahiki
II – Distinctions spatiales, matérielles et corporelles
A) Système de tabou, mana et sites de surf
B) Distinctions matérielles
III – Pouvoir et compétitions sportives
A) Une tradition d’usurpation des élites
B) Manifestations corporelles
Chapitre 2. Deux systèmes d’être au monde
I – Systèmes de relation à l’océan
A) Débat sur les relations ontologies hawaïennes
B) Le naturalisme occidental
II – Transformations affectives, cosmologiques et politiques
A) Démographie, guerres et chute du système kapu
B) Missionnaires calvinistes et éducation
C) Impact des commerces transpacifiques sur la population hawaïenne
Chapitre 3. Les amphibiens des îles Sandwich : Transformations des pratiques et des représentations
I – Revalorisation des pratiques
A) Remise en question du projet évangélique
B) L’hygiénisme importé
II – Métamorphoses des affects et des relations à l’océan
A) Romantisme, mer et plage
B) Tourisme dans les mers du Sud
C) Centres urbains
Chapitre 4. Annexion des Hawai‘i et appropriation culturelle
I – Luttes des souverainetés et des identités
A) Réminiscence et anamnèse de l’indigénéité
B) Renversement de la monarchie et appropriation culturelle
II – Naissance du tourisme hawaïen et du surf moderne
A) Services et infrastructures préalables à l’émergence d’une villégiature surf
B) L’Outrigger Canoe Club ou comment cultiver l’endosociabilité
Deuxième partie Naissance d’un modèle touristique, sportif et urbain : Réappropriations modernes et étatsuniennes d’une culture polynésienne
Chapitre 5. Tournants affectifs et diffusions transpacifiques
I – Conversion des affects et des images corporelles
A) Réorganisation de la pudeur en Occident
B) Jeux autochtones et sports modernes : une continuité historique
II – Dissémination du surf en Californie et en Australie
A) Promotion du bassin de Los Angeles par le balnéotropisme
B) Remise en cause des normes victoriennes : le cas australien
Chapitre 6. Émergence des scènes surf : les cas de Waikīkī et d’Huntington Beach
I – Formes urbaines et scènes surf
A) Huntington Beach ou l’haliotropisme suburbain
B) Waikīkī : un centre touristique et dramaturgique
II – Réorganisation spatiale et déplacement hégémonique
A) Le culte de la voiture et les ségrégations ethniques
B) Surfurbia
C) Waikīkī : un succès touristique pour une échappée subculturelle
Chapitre 7. Scènes et subculture surf : enjeux de distinction
I – Surf culture, culture surf populaire, et subculture surf
A) Un centre culturel de l’idéologie américaine d’après-guerre
B) Devenir producteur de soi
II – Subculture et scènes surf : Un attachement exclusif
A) S’accaparer l’espace et s’approprier le temps (1960–1970)
B) Entre soi et localisme (1970–1985) : Surf Ghetto
Troisème partie Modalités contemporaines : Institutionnalisation d’un champ et émergence d’un système global
Chapitre 8. Terrain multi-site et degrés d’engagement
I – Un chercheur en herbe dans des clubs de surf
A) D’un terrain à l’autre par l’enquête boule de neige
B) Réévaluer son positionnement
II – Faire ses preuves
A) Le WindanSea Surf Club : un cas d’école
B) Construction d’une hexis corporelle
III – Enjeux d’un terrain multi-site de longue durée
A) Les Hawai‘i ou savoir trouver sa place
B) Itération et retours sur le terrain hawaïen
C) Discussion des sentiments de l’enquête
Chapitre 9. D’une subculture à un monde surf : Professionnalisation, marchandisation, médiatisation, et historicisation
I – Les enjeux de la reconnaissance sportive
A) Le surf trip ou la conquête du monde
B) Émergence d’un monde surf
C) Monde et subculture surf ou l’entrée dans la Postmodernité
II – Résistances subculturelles et luttes mémorielles
A) Découdre une fausse situation coloniale
B) Redistribution des bénéfices et création d’une histoire mémorielle
Chapitre 10. Vers un système global de stations surf
I – Waikīkī et Surf City USA : les idéaux-types d’une station surf modèle
A) L’authenticité de Waikīkī
B) Huntington Beach et l’usage du passé hawaïen
II –Répliques d’un modèle surf à différents stades de développement
A) Biarritz
B) Hainan
C) Îles Mentawai
III – Une approche systémique mondiale des stations surf
A) Définitions et premiers éléments d’analyse systémique
B) Ébauche d’un système global de stations surf
Conclusion
I – Les paradoxes du he‘e nalu au XIXe siècle hawaïen
A) Une tradition affaiblie
B) Une pratique étrangère convoitée
C) Une coutume nationale fondamentale
II – La transition du XIXe au XXe siècle
A) L’impératif touristique et politique
B) L’idéologie moderne, l’athlétisme, et le sauvetage en mer
III – Le système global du XXe siècle et du XIXe siècle
A) La nécessité urbaine
B) La sportivisation, l’industrie et le Soul Surfing
C) La réappropriation mémorielle et systématique à l’échelle internationale
Bibliographie thématique
I – Journaux de presse
A) Hawaïens
B) Aux Hawai‘i
C) Australiens
D) Californiens
II – Journaux de bord, correspondances et autres sources primaires
III – Entretiens du projet oral Waikīkī 1900-1985
IV – Sources primaires d’Honolulu, d’Huntington Beach et de San Diego
V – Sources spécialisées
VI –Travaux sur le surf
VII – Ouvrages et articles
Index
Annexe 1

Télécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *