Genèse de la politique des pôles : entre politique d’aménagement et politique industrielle

Un processus de convergence et de traduction en faveur de la compétitivité et de la spécialisation

D’emblée, il est nécessaire de souligner que l’idée de mettre en œuvre une politique française de la compétitivité est issue d’un processus de convergence international. Avec la globalisation et l’intégration européenne, des modèles de politiques publiques circulent, se diffusent. Si bien que certaines politiques publiques tendent à se ressembler. Ce processus est étudié par les spécialistes des politiques publiques au travers des notions de convergence, de transferts de politiques publiques, et d’européanisation. Il s’agit dans cette première section d’analyser le rôle d’éléments exogènes (de contexte international) dans le filtrage et la définition du problème retenue pour la politique des pôles de compétitivité. La politique des pôles s’inscrit dans un triple contexte de convergence  des politiques publiques vers 1/l’utilisation généralisée d’une logique de compétitivité, 2/la fascination pour le modèle cluster, 3/et l’injonction à l’innovation qui s’impose au sein de l’Union européenne avec la Stratégie de Lisbonne.

Convergence vers les politiques néolibérales en faveur de la compétitivité

Déterminer l’origine du problème auquel tente de remédier la politique des pôles de compétitivité, revient d’abord à s’interroger sur le terme tant utilisé de « compétitivité». Nouveau paradigme des politiques industrielles et d’aménagement françaises (Crespy, 2007) l’utilisation de ce mot explose depuis les années 1995-2000, aussi bien en France qu’en Europe.

Le premier histogramme montre les résultats d’une recherche lancée avec le terme anglosaxon « competitiveness » sur la période 1957-2014, alors que le second représente l’utilisation du terme français « compétitivité » sur la même période. Depuis les années 1980, de nombreux travaux scientifiques et de nombreux rapports publics s’interrogent sur les conséquences de la globalisation de l’économie et sur l’attitude à adopter pour atténuer ses effets négatifs (en termes de délocalisation des entreprises et de conséquences sur l’emploi). D’un côté, les scientifiques montrent que le contexte de la globalisation, du développement des NTIC et de l’hypermobilité a largement impacté les systèmes de production économique (Markusen, 1996). Dans un contexte de concurrence internationale, et de montée en puissance des nouveaux pays industrialisés, le modèle économique fordiste fondé sur la productivité trouve ses limites. Les atouts d’une puissance économique sont désormais liés à l’innovation. On passe d’un modèle fordiste à un modèle économique de l’innovation intensive pour pallier l’ouverture des marchés (Chapel, 1997). D’un autre côté, les acteurs publics se saisissent de ces questions et cherchent des solutions pour pallier aux délocalisations des entreprises et à leurs conséquences sur l’emploi.

Définir la compétitivité

L’IMD de Lausanne (Institut for Management Development) considère que « la compétitivité est probablement le terme le plus utilisé et le plus galvaudé de l’économie moderne. (. . . ) Les institutions privées et publiques dépensent des sommes considérables d’énergie et d’argent pour étudier le sujet. Les médias ont mis en avant cette question dans les débats publics. La compétitivité, de nos jours, domine la question économique » (site de l’IMD 2009) (Ardinat, 2011). De multiples définitions de ce terme existent. Le dictionnaire Larousse parle de compétitivité pour désigner le « caractère de produits compétitifs [ou] d’une entreprise compétitive », sachant que l’adjectif compétitif renvoie lui-même à ce « qui est susceptible, grâce à ses qualités, de supporter la concurrence (. . . ) de produits similaires sur le marché». Au départ, le terme de compétitivité est donc utilisé pour qualifier des produits capables de faire face à la concurrence d’un marché. Ce terme s’étend ensuite aux entreprises, aux acteurs de la recherche, et même de plus en plus aux territoires (Crespy, 2007).

Si le concept de compétitivité implique une relation concurrentielle, son utilisation, appliquée aux territoires, marquerait leur inscription dans un rapport concurrentiel plutôt que coopératif. La controverse lancée par Paul Krugman sur le sujet est assez révélatrice du fait que parler de compétitivité n’est pas neutre politiquement. D’après un article qu’il publie dans le bimestriel new-yorkais foreign affairs « la compétitivité [est] une obsession dangereuse » lorsqu’elle est appliquée à un territoire. L’article dans lequel il expose cet avertissement lance de vives réactions  sur le sujet. En France, la politique des pôles de compétitivité et la réforme de la DATAR en DIACT (devenue Délégation à l’aménagement et à la compétitivité des territoires en 2005) marquent un engagement des acteurs de l’aménagement du territoire, auparavant attaché à un principe d’équité territoriale, dans cette logique de la compétitivité à partir des années 2004-5.

D’où vient cet engouement pour la compétitivité ? Seule solution envisageable dans un contexte de crise ou choix idéologique ? D’après le géographe Gilles Ardinat qui a fait sa thèse sur la géographie de la compétitivité (Ardinat, 2011), l’utilisation du terme « compétitivité » émerge et se développe dans les années 1980 aux États Unis. Le premier Conseil de la politique de compétitivité (competitiveness policy council) y est créé en 1988, sous la présidence de Reagan. Sa diffusion se généralise en Europe puis en France dans les années 1998-2000. Son utilisation en France et en Europe devient exponentielle à la suite du Sommet de Lisbonne, en mars 2000, où l’Union se fixe l’objectif de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et dynamique du monde » . Son déploiement pourrait-il s’expliquer dans un mouvement de convergence à l’initiative des États-Unis vers l’Europe, puis la France ? Les travaux de nombreux experts à l’instar de ceux de Mickael Porter  ont pu participer à la diffusion de ce terme. Par ailleurs, Gilles Ardinat souligne également que si le paradigme de compétitivité glisse des États-Unis vers l’Europe, il s’est aussi déplacé du monde de l’entreprise vers le monde politique. D’après lui, l’avantage concurrentiel des nations (The competitive Advantage of nations, (Porter, 1993)) de Mickael Porter et son succès ont participé grandement à ce double glissement. Allant dans le sens de cette hypothèse, un rapport du Conseil d’analyse économique français affirme en 2003 que « porté par les dirigeants des grandes entreprises et de nombreux responsables politiques, le thème de la compétitivité a resurgi dans le débat public en France au tournant des années 2000. Dans un contexte de globalisation croissante des économies, les questions se sont principalement concentrées sur l’attractivité du « site France » au regard des facteurs de production mobiles, capital et travail hautement qualifié » (Debonneuil et Fontagné, 2003, p. 9).

Cet engouement pour la recherche de la compétitivité est d’autant plus important que les performances économiques des différents États, des différentes régions et des entreprises sont de plus en plus comparées les unes aux autres dans une logique de benchmarking.

Discours alarmistes sur le déficit européen de compétitivité vis-à-vis des États-Unis

En Europe, de nombreux rapports nationaux et internationaux défendent l’idée d’un «décrochage vis-à-vis des États-Unis ». Tout un vocabulaire de la « crise », de l’«urgence », face à un « déficit croissant », à un « décalage technologique insurmontable », fait état de la « gravité de la situation », du « problème de survie de notre économie » et appelle les pouvoirs publics « à réagir ». (Ces propos sont principalement issus du rapport de (Garrigue, 2003), mais nous pourrions trouver les mêmes dans d’autres rapports (Debonneuil et Fontagné, 2003 ; Fontagné et al., 2005 ; Boyer et Didier, 1998 ; Cohen et Debonneuil, 2000 ; Cohen et Lorenzi, 2000)).

Regardons de plus près l’exemple des rapports du conseil d’analyse économique (CAE). Le CAE est une structure de réflexion créée en 1997, à l’initiative du Premier ministre Lionel Jospin. Il a vocation à conseiller le Premier ministre sur ses choix dans le domaine économique. Composée d’une quinzaine de membres considérés comme des spécialistes du domaine économique, cette structure a de nombreux membres en commun avec le Cercle des économistes . D’après le décret qui fonde le CAE, sa composition est prévue de manière à tenir compte de « toutes les sensibilités » économiques. Cette instance, qui se veut pluraliste, publie de nombreux rapports (une centaine aujourd’hui), parfois sectoriels (sur un sujet précis), mais parfois plus stratégiques (sur les orientations politiques). Sa création intervient au moment où le Commissariat général au plan (placé aussi sous l’autorité du Premier  ministre) est de plus en plus remis en cause, et s’avère difficile à réformer  . En regardant les rapports considérés comme stratégiques (concernant les orientations politiques) publiés entre 1997 et 2000, nous en retenons trois comme révélateurs des problèmes qui se posent au début des années 2000. Ces trois rapports dressent à chaque fois un discours alarmiste sur la situation de l’économie européenne ou française en décalage avec la situation américaine.

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Table des matières

Introduction générale
Le pari de la politique des pôles de compétitivité : faire converger proximité
spatiale, proximité relationnelle et innovation
Les pôles, des instruments de politique publique ?
Les pôles, des nouveaux territoires de l’action publique
Les pôles de compétitivité analysés comme une production territoriale
Un dispositif de recherche qualitatif et comparatif
Chapitre 1 Genèse de la politique des pôles : entre politique d’aménagement et politique industrielle
1 Un processus de convergence et de traduction en faveur de la compétitivité et
de la spécialisation
1.1 Convergence vers les politiques néolibérales en faveur de la compétitivité
1.2 Stratégie de Lisbonne et construction de l’espace européen de la recherche
1.3 La traduction de cette injonction en France : une intervention spatiale
ou sectorielle ?
2 La problématisation au niveau national : pourquoi la PPC est-elle une politique
industrielle et d’aménagement ?
2.1 La politique des pôles : quelle filiation d’action publique ?
2.2 Construction collective d’une solution portée au départ par la DATAR
2.3 Publicisation et scénarii retenus : politique spatiale, régionale ou technologique ?
3 Conclusion
Chapitre 2 Qu’est-ce qu’un pôle de compétitivité ?
1 De l’idée de cluster à la constitution d’organisations
1.1 L’ambition de créer des clusters
1.2 La réalisation d’organisations
2 Des associations localisées et hiérarchisées
2.1 Les éléments organisationnels fondamentaux des pôles : l’appartenance
et la hiérarchie
2.2 Une délimitation dite « géographique » qui évolue au cours de la mise
en œuvre
2.3 Hiérarchie et règles de fonctionnement : qui gouverne les pôles ?
3 Enchevêtrement des processus de décision : des pôles structurellement faibles ?
3.1 Des pôles dépendants d’organisations membres
3.2 Des pôles dépendants d’une organisation nationale : la politique des
pôles de compétitivité
4 Conclusion
Chapitre 3 Définir les pôles : une gestion publique territoriale centralisée et interministérielle
1 Des dispositifs de gestion centralisés relevant du new public management
1.1 La procédure d’appel à projets et l’annonce d’un système d’acteurs étatiques
1.2 La labellisation des projets de pôles : un processus de décision centralisé
1.3 La construction des contrats-cadres et des contrats de performance
2 Un système d’acteurs hiérarchisé
2.1 Mobilisation des industriels pour la simplification des procédures sectorielles
2.2 Le GTI et la gestion interministérielle
2.3 Des collectivités régionales tenues à l’écart, puis intégrées progressivement
3 Les pôles, des instruments de gestion publique territoriale ou des nouveaux
territoires de l’action publique ?
3.1 « L’État et la gestion publique territoriale »
3.2 Une gestion publique interterritoriale ?
3.3 Une nouvelle forme de gouvernement à distance ?
3.4 Institutionnalisation de l’action collective
4 Conclusion
Conclusion générale

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