Généralités sur les milieux granulaires
Les milieux granulaires regroupent une large variété de matériaux ayant en commun d’être constitués de parties distinctes, les grains. On les retrouve à la fois en géologie et au niveau industriel. Ils sont ainsi très répandus à l’état naturel dans les dunes ou les plages (figure 1.1a), dans les avalanches de neige, les glissements de terrain ou à une échelle bien plus grande dans les anneaux des planètes géantes du système solaire par exemple. D’un point de vue industriel, ils sont omniprésents, dans l’agroalimentaire en partant des céréales jusqu’aux produits transformés (figure 1.1b), dans l’industrie pharmaceutique, ou encore dans le bâtiment avec les bétons et l’aménagement du territoire (figure 1.1c).
Ces matériaux sont regroupés en une appellation générique car leurs comportements à grande échelle sont généralement beaucoup plus liés aux mouvements collectifs des grains plutôt qu’au détail de leurs formes ou de leurs interactions [Andréotti et al., 2011]. C’est ainsi que du sable de plage va présenter des phénomènes comparables mais à une échelle plus petite, à des grains de riz dans un silo ou une avalanche de pierres en montagne. À l’échelle du grain individuel, on ne parle de milieu granulaire que lorsque les grains ont une taille assez grande, typiquement supérieure à 100 µm. Cette limite correspond généralement à négliger les forces cohésives, comme dans les poudres, ainsi que l’agitation thermique. Il n’y a en revanche pas à proprement parler de limite supérieure en taille. Comme nous l’avons déjà indiqué, les grains peuvent présenter une forme quelconque, de la sphère aux formes polygonales ou concaves les plus complexes (figures 1.1b et c). Ces milieux à grains complexes présentent des spécificités, mais les phénomènes mis en évidence avec les grains les plus simples sont généralement transposables aux particules plus complexes, dès lors que l’on considère des assemblées de grains suffisamment grandes. Enfin, de nombreuses situations font intervenir des milieux où le fluide interstitiel n’est pas un gaz mais un liquide visqueux, on parle alors de milieu granulaire immergé ou de suspensions. La présence du liquide peut modifier fortement les phénomènes observés, l’interaction liquide–grain étant très différente des interactions grain–grain. Nous ne considérerons dans la suite que des milieux granulaires secs, c’est-à-dire où le fluide interstitiel est de l’air, dont l’effet sur les grains est généralement négligeable. On distingue habituellement trois régimes de comportement différents pour les milieux granulaires [Jaeger et al., 1996], dépendant de l’énergie injectée au système (figure 1.2a). À faible énergie, les grains n’ont pas la possibilité de se déplacer les uns par rapport aux autres et forment donc un tas statique (figure 1.2b). Lorsque l’énergie disponible est plus importante, les grains peuvent se mettre à couler, formant un fluide granulaire. Avec un apport d’énergie encore plus important, les grains ne font plus que s’entrechoquer et ne maintiennent pas de contacts longs, on parle alors de gaz granulaire. Nous ne nous étendrons guère sur ce dernier régime, qui est hors de l’objet de cette étude, si ce n’est pour noter qu’il est assez bien décrit par la théorie cinétique des gaz, moyennant quelques adaptations pour les granulaires. Nous nous intéresserons beaucoup plus aux deux premiers régimes, solide et liquide, et à la transition de l’un à l’autre.
Écoulements granulaires
L’étude des écoulements granulaires a de nombreuses applications industrielles, où il est nécessaire d’être capable de transporter un milieu divisé d’un lieu à un autre, ou au contraire d’éviter qu’un écoulement ne se produise qui pourrait avoir des conséquences néfastes. Il est ainsi important de comprendre comment ce type de milieu s’écoule, par exemple pour dimensionner de manière raisonnée des systèmes mécaniques.
Une première caractéristique importante des écoulements granulaires est qu’il est nécessaire de dépasser une certaine contrainte dans le milieu pour que celui-ci se mette à couler. Cela se voit dans la possibilité de former un tas statique d’angle θ ≠ 0 avec l’horizontale (figure 1.2b). Ce type d’expérience se compare bien avec celle d’un pavé frottant sur un plan incliné : si l’on incline progressivement le plan, le pavé se met à glisser à partir d’un angle critique θc. En définissant P la contrainte normale au plan et τ la contrainte tangentielle, le pavé se met à glisser à P/τ = tan θc, ce qui permet de définir un coefficient de friction µs = tan θc. Il est possible de faire la même chose dans le cas d’un milieu granulaire, puisque l’écoulement du milieu ne se fait qu’à partir d’un certain angle qui définit ainsi un coefficient de friction µs. Il faut cependant bien voir que ce coefficient de friction émerge du comportement collectif des grains, et est donc différent du coefficient de friction solide entre les grains. L’existence d’une contrainte seuil dans les milieux granulaires les rapprochent d’autres fluides complexes dits « à seuil » comme les boues ou les émulsions. La différence importante pour un milieu granulaire est la dépendance du seuil d’écoulement avec la pression du milieu : plus la pression est élevée, plus la contrainte tangentielle appliquée doit être grande pour permettre la mise en écoulement.
Forces sur un objet dans un écoulement granulaire
Parmi celles-ci, les forces qui s’exercent sur un objet dans un écoulement représentent une configuration classique et très étudiée en mécanique des fluides, permettant de sonder les propriétés du milieu. La compréhension des forces s’exerçant sur un objet dans un écoulement granulaire a de nombreuses applications: croissance racinaire [Bengough et Mullins, 1990], locomotion animale [Maladen et al., 2009] (figure 1.6b) pouvant mener à des applications intéressantes en robotique pour le déplacement en zones sablonneuses [Li et al., 2013], agriculture avec la préparation des sols (figure 1.6a), dispositifs de protection contre les avalanches [Faug et al., 2009], ensablement de pipelines [Cheuk et al., 2008], cratères d’impact de météorites [Melosh, 1989] etc. D’un point de vue plus fondamental, certains phénomènes pourraient bénéficier d’une meilleure compréhension des forces granulaires, comme par exemple le phénomène de ségrégation, dans lequel un écoulement granulaire aboutit à la séparation spatiale des grains selon leur taille (figure 1.6c), les plus gros ayant tendance à remonter à la surface de l’écoulement.
Lorsque l’on considère les forces s’exerçant sur un objet dans un écoulement, on distingue habituellement les forces de traînée, qui sont les forces dans la direction de l’écoulement, et les forces de portance perpendiculaires à l’écoulement (figure 1.7). Historiquement, les premières études ont été des mesures de forces de traînée sur des systèmes proches de la charrue par [Wieghardt, 1975], qui ont été suivies par de nombreuses autres [Albert et al., 1999 ; Koehler, 2005 ; Brzinski III et Durian, 2010]. Les travaux sur les forces de portance ont été beaucoup plus récents, avec principalement une étude de [Ding et al., 2011] parue peu après le début de cette thèse. Nous détaillons dans la suite l’état des connaissances et les différentes études ayant été effectuées d’abord sur les problèmes de forces de traînée, puis sur les forces de portance.
Force de traînée
Pour étudier la force de traînée granulaire, plusieurs configurations sont possibles qui consistent à tirer un objet horizontalement dans un lit granulaire, ou encore à le mettre en rotation (figure 1.8). Après les expériences pionnières de [Wieghardt, 1975], la première étude systématique revient à [Albert et al., 1999] qui ont mis en écoulement à faible vitesse un lit granulaire autour d’un cylindre vertical plongeant dans le milieu (figure 1.8a). Ils ont tout d’abord montré qu’à faible vitesse, la force de traînée est indépendante de la vitesse. En outre, celle-ci croît proportionnellement au diamètre du cylindre et à l’enfoncement au carré (figure 1.9a). Cela correspond à une force proportionnelle à la surface du cylindre et à l’enfoncement, c’est-à-dire à la pression hydrostatique, d’autres études ayant confirmé que la traînée est proportionnelle à la gravité et à la densité du milieu [Costantino et al., 2011]. Il est en outre intéressant de noter que la forme de l’objet a finalement peu d’influence sur la traînée en dehors de sa surface, comme l’ont montré des expériences avec des objets de différentes formes par [Albert et al., 2001]. Cette proportionnalité de la force de traînée avec la pression à faible vitesse s’explique bien qualitativement. En effet, les interactions entre les grains et l’objet étant frictionnelles, à la fois la force normale et la force tangentielle au contact sont proportionnelles à la pression, ce qui aboutit à une traînée proportionnelle à la pression et à la surface de l’objet. Ainsi Ftrainee ∝ PS avec P la pression des grains au niveau de l’obstacle et S la surface de l’objet.
[Brzinski III et Durian, 2010] ont pu explorer une gamme de vitesses plus large, avec une configuration légèrement différente, basée sur la rotation d’un cylindre horizontal dans un milieu granulaire (figure 1.8d). Ils ont observé que la traînée à faible vitesse est bien proportionnelle à la pression hydrostatique et indépendante de la vitesse, tandis que la traînée à vitesse élevée devient indépendante de la pression hydrostatique et proportionnelle au carré de la vitesse [Chehata et al., 2003], révélant les effets d’inertie des grains (figure 1.9b). La force de traînée dans toutes ces expériences a une valeur moyenne bien définie, mais fluctue bien entendu au cours du temps. Les caractéristiques de ces fluctuations ont été étudiées par plusieurs équipes, que ce soit sur les forces macroscopiques [Albert et al., 2000], ou d’un point de vue microscopique avec un granulaire 2D et des grains photoélastiques [Geng et Behringer, 2005 ; Clark et al., 2012 ; Seguin et al., 2013].
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Table des matières
Introduction
1 État des connaissances et objectifs des travaux
1.1 Généralités sur les milieux granulaires
1.2 Écoulements granulaires
1.3 Forces sur un objet dans un écoulement granulaire
1.3.1 Force de traînée
1.3.2 Force de portance
1.4 Objectifs et plan de la thèse
2 Outils expérimentaux et numériques
2.1 Dispositif expérimental
2.1.1 Description du dispositif
2.1.2 Procédure expérimentale
2.1.3 Traitement des données et calcul des forces
2.1.4 Une expérience typique
2.2 Simulations numériques discrètes
3 Forces de portance sur un cylindre
3.1 Forces de traînée
3.2 Forces de portance
3.3 Forces mesurées en simulations numériques
3.3.1 Géométrie étudiée
3.3.2 Analyse des forces de traînée et de portance
3.3.3 Champs de contraintes et de vitesses
3.3.4 Répartition des contraintes sur le cylindre
3.3.5 Discussion : lien entre portance et rhéologie frictionnelle
3.4 Conclusion
4 Indépendance de la traînée avec la profondeur induite par la rotation
4.1 Comportement de la traînée sur un cylindre en rotation aux temps longs
4.1.1 Observations préliminaires
4.1.2 Étude paramétrique
4.1.3 Profondeur de saturation
4.2 Robustesse expérimentale du phénomène
4.2.1 Perturbations du milieu
4.2.2 Différents objets, différents grains
4.3 Creuser à force faible
4.3.1 Une préparation un peu différente
4.3.2 Transition vers un enfoncement à couple constant
4.4 Un phénomène complexe à simuler
4.4.1 Résultats et limites de la dynamique moléculaire
4.4.2 Mise en évidence de l’auto-structuration
4.5 Tentatives de mesure expérimentale de la pression interne au granulaire
4.5.1 Techniques d’érosion
4.5.2 Mesures en rétractation
5 La ségrégation : vers une approche en termes de forces
5.1 Description des simulations
5.1.1 Écoulements sur plans inclinés
5.1.2 Écoulements en silos inclinés
5.2 Cinématique de la grosse particule
5.3 Forces verticales sur la grosse particule
Conclusion