Le chemin parcouru pour l’écriture de ce mémoire m’a permis de découvrir le cœur de certains de mes intérêts. Les études et les stages soulevaient de nombreuses réflexions, et autant d’élaborations. Et puis, une séance vécue lors de l’un de mes stages allait imposer le sujet retenu. Cette séance, partagée avec un jeune enfant souffrant de troubles de l’interaction et de la communication m’a bousculée et obligée à revisiter et entrecroiser toutes les notions abordées lors de ma formation. L’opportunité d’entrer dans le cœur même de cette magnifique profession, qui nous pousse à toujours être en élaboration, nous questionner, discuter, lire, bouger, chercher et partager.
Je suis sortie de ma première année de formation en psychomotricité comme une néophyte de l’art contemporain face à un dripping de J. Pollock. Je voyais un amoncellement de couleurs, celle de la psychomotricité ; mais elles restaient éparses et pour mon corps mis en éveil, la toile demeurait mystérieuse. Je garde de la seconde année de formation la richesse théorique d’un bagage de savoirs, et d’un début de savoir-faire. Je distinguais des liens, mais ces accords de couleurs étaient très intellectualisés et je n’entrais pas encore en vibration avec la toile. Le corps maturait, intégrait. Ce n’est que durant la troisième année de cette formation que la corporéité prit tous ses droits, son épaisseur, sa couleur : un corps-relation à la fois émetteur et récepteur des théories accumulées. Mon meilleur outil.
L’institution
Mon stage se déroule dans le cadre d’un centre PMI (Protection Maternelle et Infantile). C’est un lieu de dépistage et de prévention. La PMI est une institution qui dépend du Conseil Départemental. Si les actions de la PMI sont régies par une Ordonnance, les moyens mis en œuvre pour y répondre, que ce soit en termes de matériel ou de personnel, varient d’un département à l’autre. Les besoins peuvent aussi présenter des particularités territoriales. Son champ d’action se situe dans le médico-social. C’est un rôle de prévention auprès des enfants de zéro à six ans et des familles, concernant la santé et l’éducation. Le soutien à la parentalité y occupe donc une part importante. L’établissement où j’effectue mon stage offre les trois fonctions possibles de la PMI aux usagers : Protection Infantile-PI- (suivi médical et développemental des enfants de moins de 6 ans, protection de l’enfance entre autres), Protection Maternelle-PM- (suivi des grossesses entre autres) et Planification Familiale-PF- (suivi gynécologique préventif, information et accès à la contraception et à l’IVG, prévention et prise en charge des violences conjugales ou faites aux femmes, entre autres).
L’équipe comprend trois auxiliaires de puériculture, une psychologue deux jours par semaine, trois médecins de Protection Infantile se relayant sur deux jours pleins de consultations, deux infirmières puéricultrices dont la directrice, une psychomotricienne sur une journée, un médecin de PM/PF une journée par semaine, une sage-femme qui reçoit sur place ou se déplace à domicile, une conseillère conjugale et familiale une fois par semaine et une éducatrice de jeunes enfants sur une demi-journée.
Cette énumération de compétences ne laisse pourtant par transparaitre ce qui me semble essentiel dans ce lieu d’accueil. Au-delà des capacités professionnelles et fonctions propres à chacune, l’équipe qu’elles forment est une entité à part entière et offre un écrin contenant. Cette alchimie pluridisciplinaire mais surtout interdisciplinaire va participer à ma formation. Son existence est possiblement à mettre en lien, avec la difficulté du terrain à laquelle cette PMI, qui se trouve dans une commune défavorisée, fait face.
La profession de psychomotricien.ne est, à ce jour, peu représentée en PMI. C’est une volonté départementale portée dans les années 1980 en Seine-Saint-Denis dans la foulée d’une Recherche Action-Formation conduite par Serge Lebovici, qui a permis de voir cette profession s’y épanouir au profit de patients pour lesquels cette prise en soin était peu accessible. Ces derniers peuvent être orientés en psychomotricité par l’équipe de la PMI, en cas d’interrogation sur le développement ou pour accompagner une situation de vulnérabilité (enfant ou parents vulnérables), pour objectiver, qualifier et quantifier une éventuelle difficulté (participation au diagnostic), puis accompagner et orienter ces familles vers les soins adaptés si nécessaire. Mais les familles sont parfois aussi envoyées par des professionnels extérieurs, des médecins qui cherchent des éléments pour confirmer ou infirmer un diagnostic en cours d’établissement, des professionnels de la petite enfance (crèches, maternelles) qui orientent les parents devant une suspicion de trouble.
La psychomotricité de PMI répond à un objectif de prévention, qu’elle soit primaire, secondaire ou tertiaire. Echanger, informer et accompagner les représentations et les pratiques éducatives et de puériculture des parents- avec cette approche psychomotrice la fois spécifique et transversale- constitue la base commune de l’ensemble des actions en psychomotricité dans le centre. Et ce quels que soient la situation des usagers et la nature de la demande : accompagnement à la parentalité, situation de troubles du développement ou de handicap.
L’activité de la psychomotricienne en PMI se décline selon trois modalités essentielles : les consultations de psychomotricité sur rendez-vous, l’intervention en salle d’attente (souvent sacrifiée faute de disponibilité) et l’accompagnement ou la formation des autres professionnels du centre pour des savoirs et savoir-faire spécifique (portage, évaluation des plagiocéphalies, mais aussi signes d’alertes et modalités de fonctionnement –et donc adaptation de l’accueil-des enfants avec troubles neurodéveloppementaux, …) Le planning des consultations de psychomotricité à la PMI comprend des suivis plus ou moins réguliers et fréquents, en fonction de la nature de la problématique et des besoins des usagers : depuis la simple surveillance du développement pour des enfants vulnérables (prématurés par exemple), jusqu’au suivi plus intensif d’enfants ou de parents en situation de troubles avérés et dans l’attente d’un relais par une structure de soins qu’elle participe à organiser. Il existe des plages horaires pour les « premières fois », pour des familles qui n’ont jamais encore été vues en psychomotricité. Les séances se font avec et pour les parents et leurs enfants.
Il existe peu de temps institutionalisés dans la PMI, ainsi lorsque la demande est interne, ses conclusions sont souvent partagées lors de temps informels, pendant les repas ou autres temps de pause. Les consultations en PMI ne s’orientent pas uniquement sur l’enfant, mais aussi sur le soutien à la parentalité. C’est un espace d’accueil de la parole des parents, de leurs inquiétudes, de leurs interrogations. On y reprend souvent des informations récoltées sur des sites internet, dans l’entourage, mais aussi celles données dans d’autres consultations, qui leur restent peu compréhensibles parfois. Le rôle de la PMI mais aussi le professionnalisme et la sensibilité de ma maitre de stage rendent possible ces échanges. Je suis en binôme avec une étudiante de ma promotion. C’est une dynamique que je connais déjà pour l’avoir expérimentée à deux reprises l’année précédente en stage long. C’est une organisation d’une grande richesse car elle élargit les perspectives d’élaboration. Elle peut permettre de se rassurer, d’abaisser la pression. Elle a aussi l’avantage de nous autoriser à nous poser, entre nous, des questions que l’on se pose à voix basse et que l’on n’oserait pas forcément formuler de manière directe. De plus, dans ce cadre précis de la PMI, être deux, va vite s’avérer utile.
Lorsque nous sommes en séance, il faut être à l’écoute de l’enfant, en capacité de l’observer, de l’examiner ou d’interagir avec lui. Mais il faut en même temps être à l’écoute du ou des parents, répondre à leurs interrogations, leurs inquiétudes, valoriser les compétences observées de l’enfant en temps réel. Parfois ils sont accompagnés d’un frère ou d’une sœur plus petite, parfois d’un interprète… Nous ne voyons pas forcément les enfants de manière aussi régulière que leur situation le justifierait. Il y a peu de places pour beaucoup de demandes et de besoins.
La salle de psychomotricité est de belle taille mais assez encombrée. On y trouve un espace central autour duquel s’organisent deux grands placards, une étagère, un canapé, un bureau, deux tables pour enfants, des bacs à matériel, un long lavabo à hauteur d’enfant, un toboggan. On y accède en descendant deux marches. Ce dernier détail nous offre une foule d’informations en matière de développement psychomoteur. Son antichambre est la vaste salle d’attente, centrale, commune à toutes les professionnelles. Elle met à disposition de nombreuses possibilités de jeu. Je pense que c’est un lieu d’une grande importance, car il participe à mon sens à la cohésion de l’équipe mais aussi à l’observation et les échanges informels avec les familles. Nous la traversons pour nous rendre dans l’espace réservé au personnel (cuisine, vestiaires, toilettes). Et bien sûr, nous venons y chercher nos patients.
Aparté
Au début de la période du confinement due au covid-19, une réflexion s’est élaborée autour de l’offre en psychomotricité pour les PMI de la commune. Ma maître de stage a créé et rédigé un protocole expérimental. Ce protocole, validé par le conseil départemental de Seine Saint Denis, a permis de proposer aux familles suivies dans ces PMI une continuité de soin en psychomotricité par le biais de la téléconsultation. Cette proposition qui était faite aux familles a largement été appréciée. Il est question en majorité d’aides aux familles et de soutien à la parentalité. Mon binôme et moi même avons accepté cette poursuite de stage à distance, mais en contact régulier avec notre maître de stage et l’établissement de comptes rendus à chaque séance. C’est dans ce cadre rigoureux que certaines des vignettes qui illustrent cet écrit ont été rendues possibles.
Ma rencontre avec Noé
Le premier contact
Je rencontre Noé pour la première fois en octobre, il est alors âgé de 3 ans et 2 mois. Il est accompagné de sa maman. Noé est un petit garçon à l’allure fluette, mais dont l’investissement corporel qu’il fait de la salle me renvoie déjà à une grande agitation, et à la perception d’une hypertonie d’action. Je ressens quelque chose de l’ordre de la crispation. Il ne semble pas s’intéresser à nous, ne nous regarde pas. Les rares fois où ses yeux croisent les miens, je me sens invisible pour lui et ce regard non adressé semble se poser bien au-delà de ma personne.
Il déambule dans la salle de psychomotricité, passant d’une découverte à une autre, sans prendre vraiment le temps de l’explorer. Il me fait l’effet de rebondir d’un point à l’autre. Il est difficile à cet instant de concevoir un temps d’arrêt dans ce mouvement perpétuel. D’ailleurs, quand nous tentons des approches pour entrer en contact au travers d’un objet ou d’un jeu qu’il manipule comme une voiture qu’il fait rouler- il le délaisse. L’allure de ses déplacements s’accélère alors, s’intensifie. Il est le seul initiateur des rares moments de pause. Brusquement, sans prévenir, le mouvement s’interrompt, lorsque son attention est captée, ou peut-être devrais-je plutôt dire lorsqu’il la focalise. Ses centres d’intérêts me semblent alors constitués de stimulations sensorielles, reflets, lumière, …
Noé, à un moment se fige près du tableau magnétique. Près de celui-ci, il y a un pot en plastique transparent rempli de lettres multicolores et magnétiques. A la maison et à l’aide d’une tablette, Noé a appris seul l’alphabet et du vocabulaire en anglais. Commence alors, une énumération en anglais, des lettres qu’il pioche au hasard. Il entre dans une logorrhée qui envahit tout l’espace sonore de la pièce, exclamant haut et fort les voyelles et consonnes qui se succèdent à une cadence folle, et me donnerait presque le tournis.
Il épèle son prénom, le mot « papa », mais aussi l’alphabet, à l’endroit et à l’envers sur un fond de ritournelle enfantine. Son extravagante énumération envahit l’espace physique de la pièce mais aussi le possible espace psychique partageable. A l’époque, cette expression m’avait autant interpellée qu’interloquée. Ces égosillements étaient-ils une prise de pouvoir tyrannique sur l’attention de tous ? Était-ce l’expression d’une anxiété ? Une forme de réassurance par le biais d’une immersion sonore saturée ? Ou bien une barrière, la signification d’une limite à ne pas franchir, celle d’un monde sans désir d’interaction ? Sans temps mort, sans silence, sans temps de pause, pas de place pour l’autre… Noé ne pointe pas, ne demande pas les choses, qui se trouvent hors de sa portée et qu’il veut saisir. Il se contente de geindre ou crier en les regardant. Il ne montre aucune appétence à la rencontre ou à l’interaction. La maman est inquiète et fatiguée. La tonicité de Noé m’interpelle dès le premier jour. Il y a une dichotomie entre cette crispation affichée, où l’hypertonie fige tout son corps si l’on essaie de rentrer en contact avec lui, et cette silhouette frêle, en manque d’ancrage et qui semble presque fragile. Mais aussi entre le possible calme et silence, lorsqu’il est absorbé dans une tâche et les cris et énumérations hurlantes de lettres et de chiffres qui envahissent ma pensée autant que mes oreilles. Enfin, l’hurlante absence du langage et toutes ces lettres qui défilent à l’endroit, à l’envers, épelant des mots qu’il ne prononce pas. En élaborant a posteriori sur mon ressenti, je me souviens avoir été traversée par l’idée que cela soit déjà une forme d’expression pouvant étayer les prémices d’une interaction, voire d’une communication. Mais, ce jour-là, la question que je me pose déjà est : comment faire pour capter son attention, instaurer une interaction et tenter une entrée en communication ? Sa motricité globale, pourtant déficitaire, ne soulève pas ma réflexion de prise en soin à cet instant. Les interactions s’imposent comme une urgence qui prend toute la place.
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Table des matières
INTRODUCTION
1. L’institution
2. Ma rencontre avec Noé
2.1 Le premier contact
2.2 L’approche
2.3 La rencontre
3. De l’implicite à l’explicite
3.1 La place du questionnement professionnel dans la clinique
3.2 Quels sont les processus en jeu ?
3.2.1 Etude chronologique de la séance : première approche
3.2.2 Quelles sont les fonctions incarnées par le psychomotricien ?
a. Fonction de contenance
b. Fonction de catalyseur
c. Phénomènes sensoriels
Intégration sensorielle, comodalité et transmodalité
d. Phénomènes empathiques et neurones miroirs
3.3 Quels sont les mécanismes qui soutiennent ces processus ?
3.3.1 Le dialogue tonique et les phénomènes d’accordage
3.3.2 Le corps du psychomotricien
a. La résonnance corporelle
4. Des mécanismes préconscients
Aparté neurophysiologique
4.1 Lecture psychomotrice
4.1.1 La bibliothèque corporelle
a. La formation corporelle
b. Les traces du passé
c. Qui d’eux ou de nous ?
5. Quels sont les processus qui nous animent ?
5.1 Problématique relationnelle
5.1.1 Généralités des troubles du spectre autistique
5.1.2 Les Mécanismes Développementaux atypiques dans l’autisme
a. Empathie et Théorie de l’esprit
b. L’imitation
c. Les particularités sensorielles
5.1.3 Présentation de Noé
a. Anamnèse
b. Bilan psychomoteur et projet thérapeutique
c. Le trouble, la famille et la PMI
5.1.4 Notre premier objectif
a. Agentivité
b. De l’interaction à la communication
c. Les processus de subjectivation et d’intersubjectivation
d. La place du silence
5.2 La rencontre
5.2.1. Le phénomène de la rencontre
5.2.2 La dynamique de l’entonnoir : le rapprochement
5.3 Le cheminement
5.3.1 Les nouveaux axes thérapeutiques
5.3.2 La progression et les consolidations
5.3.3 La suite du chemin
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
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