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TROIS PROPOSITIONS POUR ABORDER LA GESTION DES BIENS COMMUNS
1ère proposition : considérer les biens communs comme résultant d’un processus de conception
La première proposition est d’opérer un déplacementpar rapport aux perspectives exposées ci-dessus,
en considérant les biens communs non comme donnés mais comme résultant d’un processus de conception et (ii) en ne présupposant pas d’une forme unique de rationalité. Il s’agit en quelque sorte, selon l’argument proposé par A. Hatchuel (Hatchuel, 2000), de rentrer dans un rapport de « dénaturalisation / artefactualisation » de l’action collective autour de biens communs. En effet, les biens communs sont de nature intangible (Allaire G., 2007) : il ne s’agit pas d’objets physiques que l’on peut contenir ni de catégories naturelles. Nous n’abordons pas les biens communs en tant que stock, c’est à la dynamique qui conduit à leur prod uction et à leur échange que nous nous intéressons . Dans le cas de la sélection génétique, ce n’est pastant la race en tant que population animale à un instant « t » qui est un bien commun. Ce qui est « commun » est le fait : qu’une communauté d’éleveurs soit responsable de sa définition (si la race reste un bien inaliénable, ils en sont collectivement les « propriétaires » au sens de « owners » (Schlager et Ostrom, 1992)), comme l’indique la Loi d’Orientatio n Agricole8 ;
qu’elle nécessite une action collective pour évoluer et se reproduire dans le temps : c’est à la reproduction de la race en tant que bien commun qu’il s’agit de s’intéresser et non à la race en tant que quelque chose de stable et de donné.
Le processus de conception des biens communs repose alors sur deux aspects :
Une dimension liée à la qualification : qu’est ce que le bien commun, comment le définit-on (comment définit-on la race, comment qualifie-t-on les animaux qui en font partie et ce qui n’en font pas partie) ?
Une dimension liée aux objectifs de production : vers quoi est orientée la production et l’utilisation du bien commun (vers quels objectifs orienter la sélection des races ? comment améliorer leur performance selon ces objectifs ?)
Ces deux dimensions ne sont ni opposées ni indépendantes l’une de l’autre : les objectifs de production peuvent être décomposés et peuvent définir le bien commun jusqu’à un certain point où
rentre alors en jeu la qualification pour détermine si oui ou non il s’agit du bien commun en question. Ces deux dimensions font écho aux deux logiques évoquées au début de cette introduction (logique marchande pour les objectifs de production et logique territoriale et identitaire pour la qualification), qui relient les races à d’autres biens communs : pa r exemple la gestion de l’information génétique pour l’une, le maintien d’un certain nombre d’agriculteu rs sur un territoire pour l’autre. Dans l’une comme dans l’autre, il peut y avoir des divergences entre les différentes parties prenantes de l’action collective (divergences dans les objectifs de production, dans la qualification du bien commun ou dans les modes d’engagement dans la coopération), sans pour autant que cela conduise toujours à une faillite de celle – ci, et pouvant au contraire parfois offrir de nouvelles capacités d’innovation. Le bien commun n’est pas synonyme de valeurs communes : il peut y avoir des désistements et des divergences sans que l’action collective ne s’effondre.
En posant la question de la qualification et des objectifs de production, nous ne présupposons pas d’une certaine forme de rationalité. Le terme « rationalisation » est souvent critiqué car il est connoté par une logique unique d’efficacité, de performance. Dans notre perspective, les termes de rationalité ou de rationalisation, au singulier, seront remplacés par leurs pluriels. Nous parlerons de rationalités et de rationalisations pour signifier les processus d’apprentissages qui ont permis la co-construction progressive des collectifs et des objets de gestion des biens communs.
Nous proposons alors de considérer que ces processu de conception reposent sur ce que nous appellerons des dispositifs coopératifs de production de biens communs. Ces dispositifs, à la fois techniques et organisationnels, intègrent la double dimension des activités liées aux biens communs : d’une part la production d’un service marchand, et d’autre part la définition, le maintien et l’orientation du bien commun (Allaire G. et al, 2007). C’est donc à la nature de ces processus qu e nous choisissons ici de nous intéresser, en identifiant les déstabilisations et les reconfigurations qui ont lieu.
2ème proposition : analyser les processus de conception des biens communs par leur instrumentation
La deuxième proposition est de choisir, pour analyser les processus de conception de ces dispositifs, de suivre l’instrumentation de la gestion des biens communs plutôt que les discours des acteurs ou les controverses. En effet, les dispositifs coopératifs de production de biens communs reposent sur tout un ensemble d’instruments, de règles, de normes. Cette dimension « artefactuelle », souvent délaissée par la littérature car considérée comme « allant de soi», n’en est pas moins essentielle pour la compréhension des dynamiques d’action collective (Engestrom et Blackler, 2005). Ainsi, à l’instar de J.-C. Moisdon, nous adoptons dans cette thèse cet élément de méthode essentiel consistant à partir de ces objets eux-mêmes, plutôt que de « pourchasser le pouvoir dans ses intentions, sa substance, sa subjectivité » (Moisdon, 2006b). La thèse défendueici est que l’instrumentation permet de comprendre pourquoi des choses ne marchent pas comme prévu : c’est en discutant de la plomberie »9 que l’on touche à de vrais problèmes ! Par contre, nous adoptons ici une définition large de l’instrumentation, prenant en compte non pas uniquement les « outils de gestion » mais l’ensemble des techniques, règles, contrats, instruments scientifiques, dispositifs spécifiques permettant l’organisation d’activités particulièresau sein de l’organisation, qui ont rendu possible la conception des biens communs et la production des services associés. En l’occurrence, il s’agit de l’instrumentation qui a rendu « sélectionnables » des populations animales utilisées en agriculture, et qui a rendu gouvernables ces activités de sélection.Nous nous attacherons à différencier ce qui, dans ces instrumentations, relève d’un « mythe rationnel »10 et ce qui relève de la mise en acte de cette instrumentation, de l’étude de celle-ci « dans l’action »11.
En focalisant l’attention sur l’instrumentation plu tôt que sur les discours stratégiques des acteurs, notre projet s’inscrit dans ce que (Hatchuel A., 2001a) appelle la formation d’un infra-théorie plutôt que celui d’une méta-théorie (David et Hatchuel, 2007;Hatchuel A., 2001a). Cette infra-théorie doit alors pouvoir être actionnable à l’échelle des collectifsconcernés. Est-ce que des dispositifs contribuentplus ou moins à la réflexivité collective, à l’apprentissage collectif ? L’analyse de l’instrumentation per met également de dépasser l’opposition « micro/macro »dans l’étude des actions collectives. L’étude des dispositifs et des instruments permet de se placer dans une perspective différente que celle qui considère d’un côté des institutions, de l’autre des micro-pratiques. Hasselbladh et Kallinikos (2000) ont ainsi montré comment l’étude des instruments etdes techniques peut permettre de dépasser une vision désincarnée des institutions. Ce refus d’uneopposition entre micro et macro conduit à adopter une approche holiste, fondée sur l’ « indiscipline » (Martinet A.-C., 2001).
La notion de « dispositif » implique une démarche nteractive et multi-niveaux qui doit s’appliquer aussi bien à notre démarche de recherche qu’aux objets étudiés (Aggeri, 1998). Cet argument conduit à notre troisième proposition.
DE L’UNIVERSALITE A LA NON-NEUTRALITE DES INSTRUMENTS SCIENTIFIQUES ET TECHNIQUES DE SELECTION GENETIQUE
La deuxième partie de la thèse adopte une approche par l’analyse des instruments techniques et scientifiques de la sélection génétique pour comprendre le rôle de cette instrumentation dans les difficultés d’institutionnalisation du régime intensif de sélection génétique dans les Pyrénées-Atlantiques. En nous appuyant sur une généalogie des approches par les instruments dans l’étude des organisations, nous combinons dans un cadre d’analyse les aspects ostensifs et performatifs des instruments de la sélection génétique (Pentland B.Tet Feldman M.S., 2005) et les trois dimensions des techniques managériales telles que définies par(Hatchuel A. et Weil B., 1992) pour analyser le processus de mise en œuvre des innovations conçues à Roquefort dans les Pyrénées-Atlantiques. Ce cadre d’analyse nous permet donc d’analyser en quoi les hypothèses de savoirs et de relations sur lesquelles sont fondés les instruments scientifiques, techniques et organisationnels de la sélection génétique dans le régime « intensif » sont confrontés à des pratiques locales. Nous analysons l’émergence de tensions : crises des savoirs considérés comme universels confrontés à des spécificités locales comme la transhumance, nécessitant une autre forme de gestion collective des troupeaux ; crises des relations par le non respect des règles de coopération nécessaires à la réussite des instruments de la sélection. Nous montrons quels instruments ont été conçus et quelles pratiques mises en œuvre pour tenter de gérer ces écarts entre un modèle considéré comme universel et des pratiques locales : modification des pratiques des éleveurs en terme de gestion des troupeaux, mise en place d’instruments orientés relations tels que des contrats de sélection ou des catalogues de béliers. Enfin, nous opérons un retour vers la conception même de esc instruments afin de montrer leur « non-neutralité » et les rôles expansifs qu’ils ont pu avoir, notamment au travers de la transformation d’instruments scientifiques en instruments de gestion des populations animales et humaines. Nous montrons ainsi comment l’index génétique, au départinstrument d’évaluation du potentiel génétique des animaux, est également devenu un instrument de contrôle de l’efficacité des actions collectives de sélection génétique.
Si cette dimension de l’analyse nous permet de saisir les processus d’élaboration de dispositifs permettant la création du progrès génétique et desservices de sélection, la coopération et ses crises dans la gestion des biens communs ne peuvent être comprises uniquement selon cette seule dimension.
Au-delà de la production de progrès génétique, il ’agits d’analyser la constitution même du bien commun qui justifie la constitution de tels dispositifs coopératifs. La coopération ne peut faire l’économie d’un accord sur le bien à concevoir : pour cette raison il est nécessaire d’analyser les dispositifs et les activités qui permettent de concevoir collectivement ce bien et de s’accorder sur ces caractéristiques. Nous avons donc choisi d’analyser plus en profondeur les activités de qualification des reproducteurs, objet de controverses assez intenses en Pyrénées-Atlantiques.
LES ACTIVITES DE QUALIFICATION DES ANIMAUX : LE ROLE DES INSTRUMENTS DANS LES PROCESSUS D’APPRENTISSAGE
La troisième partie de la thèse se concentre sur l’analyse d’une activité particulière, centrale danstoute activité basée sur la coopération entre acteurs multiples, et notamment la production de biens communs : l’activité de qualification. Cette activité revêt un sens particulier dans le domaine de la sélection génétique animale : elle correspond au gementju des animaux reproducteurs, conduisant à généalogies des animaux d’une même race. Mais nous la considérons ici dans son sens général, c’est-à-dire le fait de porter un jugement sur un objet ( matériel ou immatériel), de lui attribuer une qualité (de l’inclure ou pas dans ce livre virtuel). Ainsi la gestion d’une race, son amélioration nécessite al définition de celle-ci, qui ne peut être que pragmatique en référence à un standard (ce n’est pas une catégorie naturelle) et à un objectif. Cette définition doit être reconnue par les propriétaires d’animaux, usagers de la race en question. Ces activités reposent sur des dispositifs de jugement qui intègrent à la fois des dimensions de définition de la race (son standard, i.e. son aspect physique) et de performance (évaluation du potentiel génétique). Or, contrairement à l’activité de création du progrès génétique analysée dans la partie précédente, cette activitéde qualification, pourtant centrale, est fréquemment considérée comme du « folklore » et une obligationdont les gestionnaires des schémas de sélection se passeraient bien26. Ainsi, cette activité est à l’intersection entre l’univers des scientifiques et celui des éleveurs (seuls à même de définir la race et d’enugerj les qualité morphologiques non mesurables) qui participent à la qualification. Elle n’a pas été un objet de gestion comme a pu l’être l’activité de création du progrès génétique : l’important est delimiter l’élimination d’animaux de bonne qualité génétique pour des défauts de « beauté » jugés parles éleveurs. Or cette zone de friction peut être problématisée de façon différente, en positionnantde façon centrale la question de la construction de s connaissances dans l’action (Cook S.D.N. et Brown J .S., 1999) : la qualification se construit dans l’interaction entre les individus, les animaux et les instruments qui encadrent cette activité.
D’un point de vue analytique, nous nous sommes donc intéressée à la qualification non pas en tant que résultat d’une action, mais en tant que processus. Pour comprendre les tensions et le rôle de cette activité dans les crises de la coopération dans lesPyrénées-Atlantiques, nous avons analysé le déroulement concret des activités de qualificationdes reproducteurs. Comme de nombreux auteurs ont pu le montrer (Callon et al, 2000; Karpik, 2007), l’activité de qualification repose sur des dispositifs sans lesquels cette activité serait impossible. En analysant de façon comparative deux dispositifs de qualification en opposition dans les Pyrénées-Atlantiques (qualification « technologique » par l’UPRA 27 et qualification dite « traditionnelle » par les concours des vallées), nous montrons que de façon inattendue la qualification « technologique » est moins instrumentée que la qualification « traditionnelle », montrant la non-pertinence de ces catégories pré-conçues.
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Table des matières
Introduction : Crises et actualité de la gestion des biens communs, le cas des ressources génétiques animales
Partie I : Généalogie de la sélection génétique, une approche par les régimes
Chapitre 1 Cadre d’analyse
Chapitre 2 Quatre régimes idéaux-typiques de sélection génétique
Chapitre 3 Dynamique et traduction des régimes de sélection génétique dans les PyrénéesAtlantiques
Partie II : D’un modèle universel aux pratiques locales : rôle de l’instrumentation dans l’institutionnalisation du régime intensif de sélection génétique
Chapitre 1 Généalogie des approches par les instruments et cadre d’analyse des instrumen de la sélection génétique
Chapitre 2 Trajectoire des instruments de la sélection génétique dans les PyrénéesAtlantiques : de l’universalité aux crises
Chapitre 3 De l’instrumentation scientifique à l’instrumentation de gestion : la fin du myth de la neutralité ?
Partie III : Les activités de qualification des animaux : le rôle des instruments dans les proces d’apprentissage
Chapitre 1 Etudier les instruments et les pratiques dans l’activité de qualification
Chapitre 2 Le rôle des instruments dans les activités de qualification : le cas des PyrénéesAtlantiques
Chapitre 3 des dispositifs et des instrumentations de qualification favorisant apprentissage coopération
Partie IV : Le marche de la selection genetique : enjeux, pratiques et instruments de régulatio
Chapitre 1 Les marchés de la sélection génétique : caractéristiques et enjeux
Chapitre 2 Le marché des reproducteurs : du côté des acheteurs
Chapitre 3 Variété des rationalités des éleveurs et légitimité des rapports de prescription
Conclusion générale
Chapitre 1 Diagnostic de la coopération et pistes managériales
Chapitre 2 Pistes managériales : redéfinir l’espace des collectifs et l’espace des connaissances pour gérer la diversité
Chapitre 3 Apports et limites du cadre d’analyse proposé
Bibliographie
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