Nous avons exposé dans l’introduction de cette thèse notre posture considérant les races et les activités de sélection génétique, non comme des catégories naturelles, mais comme des constructions résultant de processus de rationalisations ayant structuré des dispositifs de production de biens communs. Nous avons également montré les questionnements autour des critiques et des fragilités apparentes de ces dispositifs dans le cas des races ovines laitières dans les Pyrénées-Atlantiques. Pour comprendre ces enjeux locaux, nous allons commencer ce travail de recherche par une analyse des processus qui ont conduit à l’émergence des concepts, des pratiques, des instruments et des formes de coopération de la sélection génétique animale. Pour cela, nous choisissons de réaliser une généalogie de la sélection génétique, c’est-à-dire d’étudier la co-construction des savoirs et des objets sur lesquels repose cette activité : Comment différents types d’acteurs en sont arrivés à coopérer pour sélectionner des animaux ? Comment ont-ils imaginé conserver des animaux sur plusieurs années dans le seul but de la reproduction ? D’où vient la nécessité d’avoir défini des races, d’avoir enregistré les généalogies ? Nous chercherons également à saisir les changements qualitatifs qui ont pu avoir lieu dans les modes de sélection génétique, de création de savoirs et de gouvernement autour des ressources génétiques animales : quelles sont les dynamiques d’innovations qui ont conduit à ces changements ? Pour élaborer cette généalogie et saisir ces changements, nous avons identifié des « régimes de sélection génétique ».
COMMENT ETUDIER LES CHANGEMENTS DANS LE DOMAINE DE LA SELECTION GENETIQUE ? UNE APPROCHE PAR LES REGIMES
La question des changements sociotechniques et des trajectoires des innovations sur le temps long dans le domaine des sciences du vivant a été largement explorée par les « études des sciences et des techniques » (STS), notamment dans le domaine de la sélection végétale (voir Bonneuil C. et Demeulenaere E., 2007; Bonneuil C. et Thomas F., 2006; Gaudillière J.-P. et Joly P.-B., 2006). Ceuxci ont notamment étudié l’évolution des technosciences et leurs conséquences, mettant en avant les liens entre science et politique. Ils ont apporté des réponses à la question de la transformation des rapports de la société au progrès génétique, et ont historicisé celui-ci. Les controverses autour des OGM, l’apparition d’innovations variétales et de mouvements paysans cherchant à développer les semences fermières et à préserver d’anciennes variétés sont autant de phénomènes contemporains qui ont appelé au développement de tels travaux.
Ce travail d’historicité reste peu développé dans le domaine de la sélection animale. S’il est souvent admis que les races sont des constructions humaines (ou «l’interprétation sociale d’une personnalité biologique au travers des usages et des pratiques » (Audiot A., 1995)), l’émergence des concepts, des pratiques et des dispositifs coopératifs de la sélection génétique a été peu investie, mis à part des travaux de la société d’Ethnozootechnie (Bougler J. et Delage J., 1999; Flamant J.C., 1982; Ollivier L., 1999), certains travaux d’historiens (Baratay E. et Mayaud J.-L., 1997a; Bugos, 1992; Wilmot, 2007) ou le célèbre ouvrage de Bertrand Vissac (2002). Les grands principes de l’hérédité, des lois génétiques se rapprochent bien sûr de ce qui a pu être montré en sélection végétale. Cependant, du fait des contraintes biologiques et techniques de la sélection animale, du fait de l’organisation de l’élevage en France, la genèse des pratiques et des dispositifs de sélection animale n’observe pas la même trajectoire qu’en sélection végétale. Les rôles de l’Etat, de la recherche publique, du travail des éleveurs dans la constitution de la sélection génétique animale en tant que champ d’activités économiques ont reposé d’un point de vue historique sur une dynamique et sur des arrangements différents de ceux observés dans le cas de la sélection végétale.
Pour analyser ces changements à la fois socio-économiques et épistémiques (du fait de la transformation des modes de production de connaissances), de nombreux travaux ont mis en avant l’intérêt heuristique de la notion de « régime ». Les travaux des STS cités précédemment ont utilisé la notion de régime pour repérer des régularités dans les modes de construction de savoirs scientifiques et techniques : D. Pestre a par exemple introduit la notion de « régime de production et de régulation des sciences en société » (Pestre D., 2006), montrant l’historicité des savoirs scientifiques du fait de leur imbrication forte avec l’univers des techniques et celui des pouvoirs économiques et politiques. Cet auteur a ainsi mis en avant le caractère socialement et politiquement construit des discours sur la « science pure » et indépendante. Volontairement créé par les savants, ceux-ci ont tenté de transformer cette science en « système normatif » (Pestre D., 2006).
Plusieurs auteurs (Aggeri et Hatchuel, 2003; Bonneuil et Thomas, 2006; Gaudillière J.-P. et Joly P.-B., 2006; Pestre D., 2006) ont ainsi montré l’impossibilité d’étudier et de comprendre les changements dans la façon dont la science est produite indépendamment des changements qui ont lieu dans la société dans son ensemble. Aggeri F. et Hatchuel A. (2003), en introduisant le concept « d’Ordres Socio Economiques », ont également tenté d’intégrer les transformations socio économiques dans l’analyse des régimes de production de connaissances. Ces auteurs définissent ces OSE comme des espaces d’action collective, historiquement construits à travers une série d’interventions publiques et privées à différents niveaux et articulant de façon contingente par rapport aux activités, aux acteurs et aux territoires engagés, des mécanismes marchands, des formes organisationnelles et des acteurs publics et privés. Ils partent de l’identification de ces OSE pour analyser les articulations concrètes entre modèles institutionnels, régimes de coopération, de production et d’innovation. Ces espaces « combinent des mécanismes marchands, des formes organisationnelles et des types d’acteurs multiples (entreprises, coopératives, interprofessions, organismes normalisateurs, consultants) qui façonnent des régimes de production de connaissances » (Aggeri et Hatchuel, 2003). Par la diversité des types de sphères sociales intégrées dans l’analyse, les travaux de ces auteurs se rapprochent des besoins de notre problématique. Cependant, pour nous, l’objet n’est pas de comparer différents régimes de coopération entre différents champs d’activité, mais bien d’identifier la genèse des dispositifs coopératifs dans un même champ d’activité, au travers des différents régimes qui ont constitué ces processus de conception.
LE CHOIX D’UNE POSTURE GESTIONNAIRE SUR L’ANALYSE DE REGIMES DE SELECTION GENETIQUE ANIMALE
UNE ANALYSE NON PAS HISTORIQUE MAIS GENEALOGIQUE
Notre objectif n’est pas d’aboutir à un travail aussi détaillé que certains historiens ont pu faire à propos de la sélection végétale par exemple (Bonneuil et Thomas, 2006). Notre objectif est davantage de mettre en exergue quelques éléments historiques pouvant paraître superficiels ou inattendus, permettant de comprendre les tensions actuelles autour de la sélection génétique animale. Notre démarche est bien d’analyser l’histoire pour mieux comprendre le présent, d’offrir des clés de lecture des tensions actuelles au sein des dispositifs de sélection génétique pour en faciliter la gestion. Comme le dit R. Castel (2005), « le présent n’est pas seulement le contemporain. Il y a une épaisseur du présent qui est faite de strates historiques. Pour le dire autrement, le présent peut être conçu comme une conjonction d’effets d’innovation et d’effets d’héritage ». Pour cela, nous tentons d’élaborer une généalogie des actions collectives de sélection génétique.
Cette approche généalogique a été proposée et théorisée par Michel Foucault et reprise notamment dans le domaine de la gestion en présentant le projet de cette discipline comme l’étude de l’historicité des concepts, la transformation conjointe des doctrines et des formes de l’action collective (Hatchuel A., 2001a). L’approche généalogique, comme le précise Burrel (1998), est opposée à l’approche historique traditionnelle et la recherche de finalités : les pratiques deviennent visibles de l’intérieur plutôt que du point de vue d’un observateur externe. Le modèle technique et organisationnel des schémas de sélection, et la notion de « race » qui lui est attachée, s’inscrivent dans une longue histoire de pratiques, d’instruments et de théories. Etablir une généalogie de la sélection et des races revient à dénaturaliser ces notions et à s’interroger sur ce qui fait qu’une race devient un patrimoine identifié pour un collectif. Il s’agit d’étudier le processus de rationalisation qui a conduit au passage de la sélection des animaux faite par des innovateurs locaux au moment où les races sont devenues un objet d’intervention de l’Etat, puis, avec l’avènement du «référentiel de modernisation » (Jobert et Muller, 1987) à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, un objet de recherche et d’intervention des communautés scientifiques de zootechniciens et de généticiens. Il s’agit ici également d’analyser « l’épistémologie » de la sélection génétique et de la notion de race, en décrivant la façon dont se sont construits les savoirs sur ces objets sociaux, scientifiques et techniques. Nous montrerons en quoi la construction de la notion de race est liée à l’apparition des pratiques, des concepts et des instruments de la sélection génétique.
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Table des matières
Introduction
Crises et actualité de la gestion des biens communs, le cas des ressources génétiques animales
Partie I : Généalogie de la sélection génétique, une approche par les régimes
Chapitre 1 Cadre d’analyse
Chapitre 2 Quatre régimes idéaux-typiques de sélection génétique
Chapitre 3 Dynamique et traduction des régimes de sélection génétique dans les PyrénéesAtlantiques
Partie II : D’un modèle universel aux pratiques locales : rôle de l’instrumentation dans l’institutionnalisation du régime intensif de sélection génétique
Chapitre 1 Généalogie des approches par les instruments et cadre d’analyse des instruments de la sélection génétique
Chapitre 2 Trajectoire des instruments de la sélection génétique dans les PyrénéesAtlantiques : de l’universalité aux crises
Chapitre 3 De l’instrumentation scientifique à l’instrumentation de gestion : la fin du mythe de la neutralité ?
Partie III : Les activités de qualification des animaux : le rôle des instruments dans les processus d’apprentissage
Chapitre 1 Etudier les instruments et les pratiques dans l’activité de qualification
Chapitre 2 Le rôle des instruments dans les activités de qualification : le cas des PyrénéesAtlantiques
Chapitre 3 des dispositifs et des instrumentations de qualification favorisant apprentissages et coopération
Partie IV : Le marche de la selection genetique : enjeux, pratiques et instruments de régulation
Chapitre 1 Les marchés de la sélection génétique : caractéristiques et enjeux
Chapitre 2 Le marché des reproducteurs : du côté des acheteurs
Chapitre 3 Variété des rationalités des éleveurs et légitimité des rapports de prescription
Conclusion générale
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