Généalogie de la scolarisation du genre débat à l’école élémentaire

Dans le droit fil des mouvements scientifiques, pédagogiques ou institutionnels qui ont cherché depuis 20 ans à inscrire de façon durable la pratique d’une philosophie dans les fonctionnements scolaires, s’est tenu du 2 au 4 juin à Clermont-Ferrand un colloque portant sur les Nouvelles Pratiques de Philosophie (Tozzi, 2012) de l’école maternelle à la classe de terminale, intitulé « Les discussions philosophiques de 5 à 18 ans en milieu scolaire. Quels regards des Sciences Humaines et Sociales? » et dont les supports de communication reprennent de manière emblématique la formule « Philosez ». Or, cette invitation à philosopher et plus largement les orientations scientifiques de ce colloque international sont, pour nous, particulièrement intéressantes dans la mesure où elles semblent faire appel à une conception qui serait globalement partagée chez les chercheurs qui s’interrogent autour de la philosophie à l’école : comme l’indiquent les documents de présentation du colloque, il s’agirait en effet de s’intéresser principalement à une modalité spécifique de pratiques orales à dimension philosophique, c’est-à-dire « la discussion à visée philosophique ou atelier-philo ». Ainsi donc, les variations des abords possibles de ces pratiques semblent comme relativement estompées.

L’expression « discussion à visée philosophique » proposée par Jean-Charles Pettier puis développée par Michel Tozzi, semble effectivement aujourd’hui acquise et aller de soi pour dénommer ou construire les pratiques de philosophie à l’école. Il est vrai que la richesse des bougés que ces travaux ont pu générer tant sur le plan scientifique que pédagogique ont largement contribué à assoir le succès indéniable de cette expression et des pratiques qui lui sont attachées. Mais, sauf à véhiculer indistinctement les cadres théoriques ou épistémologiques que charrient les concepts et les notions, ces réussites ne sauraient nous faire oublier d’observer les désignations différentes ou alternatives (par exemple : débat, réflexions, entretien, etc.) et plus encore, nous dispenser de comprendre les raisons qui ont pu conduire aux choix de telle ou telle approche ou expression et au rejet d’une autre. Ainsi, ce choix se trouve clairement explicité par Yves Soulé, Michel Tozzi et Dominique Bucheton (2008, p. 9) :

Le terme débat , utilisé dans les Instructions officielles, fait référence à une pratique sociale impliquant une dimension citoyenne clairement affichée – l’usage démocratique de la parole dans la classe -, qui induit une conduite rigoureuse des interactions, voire un formalisme parfois excessif. Et on n’oubliera pas de rappeler que les verbes débattre et convaincre assimilent l’interlocuteur à un adversaire qu’il convient de battre et de vaincre, objectifs peu compatibles avec une démarche d’apprentissage qui ne saurait privilégier la polémique, fûtelle seulement rhétorique. Le terme de discussion renvoie lui à un principe éthique plus généreux et exigeant : l’interlocuteur est considéré comme un partenaire, il n’y a pas lieu de le convaincre ni même de le persuader, mais de construire avec lui un raisonnement.

Variation de la formalisation disciplinaire du genre du débat au cycle 3 

L’oral, ce « serpent de mer » (Halté, 1996) caractérisé par sa promptitude à « émerger périodiquement » puis à « replonger dans les abysses » (Halté, 1999, p. 3), cet « objet à récurrence obstinée » (Halté, 2005, p. 11), cet « Objet Verbal Mal Identifié » (ibid, p. 12), ce « fantôme omniprésent » (Nonnon, 1991), ce « bon à tout faire » (De Pietro et Wirthner,  1998), ou encore cet « objet didactique complexe » (Garcia-Debanc et Plane, 2007, p. 21). Les comparaisons ou analogies pour décrire l’oral ou montrer l’impossibilité de le faire ne manquent pas dans la littérature scientifique. C’est dans ce cadre, pour le moins mouvant et aux contours incertains, que s’ancre ce travail. Comprendre l’émergence du débat à l’école peut se faire sans la prise en compte de ce contexte de valorisation de l’oral depuis la fin des années 60 en France. L’enjeu de cette première partie sera de mettre en évidence les éléments contextuels de valorisation de l’oral (cf. chapitre 1), et plus encore du débat (Husson, 2007a), pour identifier comment le genre du débat se formalise de manière disciplinaire dans les différents espaces constitutifs de l’Ecole (cf. chapitres 2, 3 et 4).

Le choix de centrer notre analyse sur trois séries de débats disciplinaires, en lecturelittérature, en sciences et en philosophie, se justifie par le fait que la scolarisation du débat dans les trois disciplines pré-citées à l’étude relève d’enjeux pour ces disciplines, comme la suite de notre texte le montrera (infra, p. 48 et s.).

Pour mettre en évidence la formalisation, voire la modélisation, des débats en lecturelittérature, en sciences et en philosophie, nous nous attacherons à décrire ces formalisation dans chacun des différents espaces constitutifs de l’Ecole (Reuter et Lahanier Reuter, 2004/2007). Cette partie vise donc à préciser les écarts et les tensions entre les conceptions du débat dans les espaces de prescription et de recommandation . A ces espaces, s’ajoute l’analyse des espaces de la recherche. Il nous semble effectivement important de préciser comment le débat est posé par les chercheurs pour comprendre les jeux de frontières entre les espaces. La question sera de savoir quels sont les éléments qui résistent à ces jeux de frontière entre les espaces et quels en sont les invariants.

Généalogie de la scolarisation du genre débat à l’école élémentaire 

Comment s’est scolarisé le débat à l’école ? Et pourquoi une scolarisation du débat aussi massivement plébiscitée dans les Instructions Officielles de 2002 (MEN, 2002a, 2002b, 2002c, 2002d, 2002e, 2003b, 2004) ?

L’enjeu de ce chapitre consiste à montrer comment, au-delà de la scolarisation du débat à l’école, le débat est devenu une pratique scolaire évidente à l’école, voire comment il s’y est naturalisé. Nous évoquons volontiers le débat en termes d’« évidence » puisque lorsqu’on interroge les enseignants sur leurs conceptions de l’oral et sur leurs pratiques effectives, 87,5% d’entre eux déclarent mettre en place des débats dans leur classe (cf. chapitre 6). Le débat fait ainsi partie intégrante des pratiques enseignantes, comme les analyses le montreront ultérieurement (cf. chapitre 6). Mais cette évidence n’est que la résultante de plusieurs facteurs liés à l’histoire de l’enseignement de l’oral et à ses recherches. C’est d’ailleurs en ce sens que se comprend la tentative de généalogie annoncée dans le titre de ce chapitre, dans une perspective de compréhension de l’émergence du débat à l’école. Cette analyse à visée heuristique consiste moins à retracer l’histoire de l’émergence du genre du débat que de comprendre les éléments qui ont permis son émergence.

Pour ce faire, nous commencerons par présenter le contexte de l’oral dans lequel le débat émerge. Déterminons l’oral comme un objet-oral, objet pris en tension entre les espaces de pratiques et les espaces de recherche, mais aussi un objet de tensions au sein-même des espaces de pratiques. Après avoir mis en évidence la valorisation du débat dans les Instructions Officielles de 2002 (MEN, 2002a, 2002b, 2002c, 2002d, 2002e, 2003b, 2004), nous en mettrons en évidence sa scolarisation dans et par les disciplines à l’école élémentaire. Ces premiers éléments nous amèneront à poser le problème de la conception du débat à l’école entendu comme un genre (Reuter, 2007a) en ces termes : le débat est-il un genre scolaire, comme le stipulent et l’organisent Joachim Dolz et Bernard Schneuwly (1995, 1997, 1998), ou comme un genre disciplinaire, comme l’avance Ana Dias-Chiaruttini (2010) ?

L’oral comme objet indéterminé à déterminer 

L’oral, une notion « floue » aux contours incertains (Dolz et Schneuwly, 1998, p. 11). Les références à l’oral sont omniprésentes à l’école tant dans les espaces de pratiques que dans les espaces de prescriptions (infra p. 46 et s.). Pour autant l’oral revêt un caractère générique qui l’empêche de se spécifier. En effet, des termes aussi divers que variés, comme communication, interaction, échange ou encore verbalisation, pour n’en citer que quelquesuns, entrent dans le champ de l’oral (Nonnon, 1999). Pour Elisabeth Nonnon (1999, 2000a), la difficulté de définir l’oral proviendrait de la nature-même de l’objet « oral », cet objet étant le produit de multiples représentations. Selon l’auteure (Nonnon, 1999, p. 94) :

L’oral est souvent objet de représentations fantasmatiques, idéologiques et fortement axiologisées, valorisantes (l’oral lieu d’authenticité, de convivialité, de créativité) ou plus souvent dévalorisantes (l’oral lieu de relâchement, d’approximation, somme de fautes et de ratés).

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Table des matières

Introduction générale
PARTIE 1.
VARIATION DE LA FORMALISATION DISCIPLINAIRE DU GENRE DU DEBAT AU CYCLE 3
Introduction de la partie 1
Chapitre 1. Généalogie de la scolarisation du genre débat à l’école élémentaire
1. L’oral comme objet indéterminé à déterminer
2. Valorisation du débat : un changement de paradigme
3. Scolarisation du débat : un enjeu pour les disciplines
4. Genre du débat scolaire ou genre disciplinaire du débat
Chapitre 2. Le débat en lecture-littérature
1. Formalisation du débat en lecture-littérature dans les espaces de recherche
2. Formalisation du débat en lecture-littérature dans les espaces de prescription
3. Formalisation du débat en lecture-littérature dans les espaces de recommandation
Chapitre 3. Le débat en sciences
1. Formalisation du débat en sciences dans les espaces de recherche
2. Formalisation du débat en sciences dans les espaces de prescription
3. Formalisation du débat en sciences dans les espaces de recommandation
Chapitre 4. Le débat en philosophie
1. Formalisation du débat en philosophie dans les espaces de recherche
2. Formalisation du débat en philosophie dans les espaces de prescription
3. Formalisation du débat en philosophie dans les espaces de recommandation
Conclusion de la partie 1
PARTIE 2.
RECONSTRUCTION DU GENRE DU DEBAT PAR LES SUJETS DIDACTIQUES DANS LES ESPACES DE PRATIQUES DELAREES
Introduction de la partie 2
Chapitre 5. Approche méthodologique pour reconstruire le discours des enseignants sur le débat
1. Démarche générale retenue
2. Traitement des données
Chapitre 6. Analyse du discours des enseignants
1. La population des enquêtés
2. Les pratiques déclarées de débat
3. Des variations disciplinaires : philosophie, sciences et lecture-littérature
Conclusion de la partie 2
PARTIE 3.
ANALYSE INTERACTIONNELLE DES DEBATS DISCIPLINAIRES DANS LES ESPACES DE PRATIQUES EFFECTIVES
Introduction de la partie 3
Chapitre 7. Approche méthodologique pour analyser les pratiques enseignantes de débat
1. Conception des interactions dans cette recherche
2. Constitution du corpus Observations
3. Cadre méthodologique d’analyse des débats
Chapitre 8. Analyse des dispositifs pédagogiques de débats
1. Planification du contexte des interactions
2. Place des écrits
Chapitre 9. Gestion de la dynamique conversationnelle des débats par les enseignants
1. Répartition des prises de paroles
2. Densité du questionnement magistral par discipline
3. Gestion des séquences conversationnelles en lecture-littérature, en sciences et en philosophie
Chapitre 10. Dimension des contenus en débat
1. Le débat en philosophie
2. Le débat en lecture-littérature
3. Le débat en sciences
Conclusion de la partie 3
Conclusion générale

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