Bien que les F/A soient omniprésentes dans la stratégie des entreprises, leur taux d’échec reste élevé. Néanmoins, ces opérations restent un moyen incontournable pour les organisations pour accéder à de nouvelles compétences technologiques, réaliser des économies d’échelle, pénétrer de nouveaux marchés ou recentrer leur activité, dans des marchés de plus en plus compétitifs et matures (Meier et Schier, 2012). Aussi, nous développons dans ce premier chapitre les déterminants d’adoption des stratégies de F/A par les entreprises. Nous détaillons ensuite les enjeux et challenges de ce type d’opération en nous intéressant plus particulièrement à la phase d’intégration post-fusion. Les F/A amènent d’importantes transformations dans leur environnement économique (Mucchielli et Kohler, 2000), mais aussi aux niveaux individuels, des groupes et des processus organisationnels (Drori et al., 2013). Ces opérations nécessitent des ajustements au cours du processus de F/A et notamment lors de l’intégration post-fusion. En effet, l’intégration post-fusion est la phase charnière du processus car identifiée comme déterminante dans la réussite ou dans l’échec de l’opération (Haspeslagh et Jemison, 1991). Nous analysons les liens entre création de valeurs et F/A en définissant notre perception de la réussite ou de l’échec d’une opération de F/A.
La littérature appelle depuis plus de dix ans à plus de connectivité dans l’analyse des processus de F/A. Cette connectivité viserait (1) à réconcilier les résultats entre les champs mobilisés pour éclairer ce phénomène, qui produisent des études creusées en « silos » (Angwin et Vaara, 2005) (cloisonnement des champs en finance, ressources humaines ou management stratégique), et (2) à mieux relier les phases ante et post-acquisition, afin d’avoir une compréhension globale de la réussite du processus de F/A, (3) à englober les différents niveaux d’analyse dont ceux micro et macro (Mirc, 2012), l’analyse des relations entre organisations, équipes et individus restant encore trop peu nombreuse (Cartwright et al., 2012).
Caractéristiques des F/A
Cette première section a tout d’abord une visée descriptive des opérations de F/A. En ce sens, nous définissons dans cette section ce qu’implique la notion de F/A. Nous différencions les termes de fusion et d’acquisition, en soulignant la rareté des opérations de fusions et la profusion des acquisitions. Cette section a ensuite une visée explicative. En nous appuyant sur les travaux de Meier et Schier (2012) classant les F/A selon leur stratégie globale (stratégie défensive, offensive ou recherche de synergies), nous dressons une synthèse des différents enjeux de ces opérations. Par exemple, une organisation recherchera par le biais d’une F/A à accroitre son pouvoir de domination et d’influence, à capter des ressources spécifiques, à entraver les actions d’un concurrent gênant ou encore à rechercher des synergies de coûts liées au partage de ressources opérationnelles, etc.
Définition et distinction des termes fusion et acquisition
Meier et Schier (2012) définissent les opérations de F/A comme « des opérations de regroupement ou de prises de contrôle d’entreprises cibles, réalisées par l’intermédiaire d’un achat ou d’un échange d’actions » (Meier et Schier, 2012, p. 6). Une opération de F/A est assimilée à une opération de croissance externe. Paturel (1992) identifie la croissance externe comme « une stratégie de croissance d’entités économiques par acquisitions ou prises de contrôle, d’ensembles de moyens de production déjà combinés et, donc, déjà en fonctionnement » (Paturel, 1992, p. 407).
Dans une fusion, deux entreprises se réunissent avec pour objectif la création d’une nouvelle entité. Dans une acquisition, l’entreprise absorbée est dissoute et perd son identité au profit de l’entreprise absorbante. Cette dernière gère la phase d’intégration (Schuler et Jackson, 2001). Rousseau (1990) précise qu’une acquisition est une situation où une entreprise veut s’assurer le droit d’exercer un contrôle sur une autre structure en acquérant la totalité ou une partie de son capital social. Selon Gouali (2009), contrairement aux fusions, les acquisitions correspondent à une prise de contrôle du nouvel ensemble. Le terme fusion, quant à lui, se réfère à la situation où deux ou plusieurs entreprises veulent réunir leur patrimoine, mettre en commun leurs activités sur une base égalitaire ou proportionnelle. Cette définition rejoint celle donnée par le Code du commerce : « une ou plusieurs sociétés peuvent, par voie de fusion, transmettre leur patrimoine à une société existante ou à une nouvelle société qu’elles constituent ». Selon Chadefaux (2003), une opération d’acquisition ne conduit pas toujours et nécessairement à une fusion. « S’il est possible que deux sociétés fusionnent, il est tout aussi possible et plus fréquent en pratique, qu’une société commence à s’intéresser à une autre société en prenant une participation dans le capital de celle-ci. Elle peut confirmer son intérêt pour cette même société en décidant quelques temps plus tard de l’absorber. La prise de participation est ainsi un prélude à l’opération de fusion » (Chadefaux, 2003, p. 7). Néanmoins, les fusions restent rares, on s’aperçoit que la plupart du temps les fusions entre égaux se terminent par la main-mise de l’une des entités sur l’autre (Brulhart et al., 2011). Par exemple, la fusion entre Chrysler et Daimler-Benz en 1998 a été annoncée comme une fusion entre égaux mais peut finalement être analysée comme une acquisition de Chrysler par Daimler-Benz (Boissin et al., 2001 ; Barmeyer et Mayrhofer, 2009). La fusion a engendré de nombreux conflits et les synergies escomptées pas été réalisées. En 2007, il a été décidé de mettre fin à la structure commune et de désintégrer Chrysler. En effet, seul Daimer-Benz était à la manœuvre de l’opération (dispositif de gouvernance, suppression de postes, suppression de sites, représentation dans le conseil de surveillance, etc.) (Boissin et al., 2001). Le président de Daimler-Chrysler sera accusé par l’actionnaire individuel de référence de Chrysler lors de la « fusion », d’avoir trompé les investisseurs en qualifiant le mariage de fusion entre égaux alors qu’il n’aurait été qu’un rachat pur et simple. Daimler aurait caché la véritable nature du rapprochement entre les deux groupes automobiles pour éviter de payer un prix plus élevé pour les actions Chrysler.
Permanence et actualité des F/A dans les stratégies de développement des entreprises
Les F/A sont une forme importante de croissance externe des entreprises (Bauer et Matzler, 2014) et sont omniprésentes dans leurs stratégies de développement (Graebner, 2004). Selon le cabinet de consultants Dealogic en 2015, le volume mondial des transactions a pour la première fois dépassé les 5.000 milliards de dollars. Cette information a largement été relayée dans la presse le 29 décembre 2015 comme par exemple dans le journal Le Monde. Concernant le marché américain des F/A, le Financial Times titrait le 29 juin 2015 : « Une valorisation record conduit le boom des F/A de 2015 » , en spécifiant que « les acheteurs ont atteint des records de valorisation pour les cibles américaines, les activités de fusion et d’acquisition ont atteint des niveaux sans précédent dans la première moitié de l’année, dépassant l’envolée alimentée par la dette avant la crise de 2008 » . Au cours du temps, ces opérations ont été réalisées par « vagues » au niveau international (Pochet, 2000 ; Calori et al., 2001 ; Navatte et Schier, 2010 ; Steiler et Rüling, 2010 ; Gugler et al., 2012). Selon Bauer et Matzler (2014), une nouvelle vague de F/A a commencé. Ces informations rappellent le caractère actuel des F/A. D’autres travaux soulignent la récurrence de ces stratégies qui ne se limitent pas à un secteur d’activité, à un pays ou à une taille spécifique d’entreprise. Par exemple, Marmenout (2010) s’appuie sur les travaux de Hubbard (1999) pour souligner qu’environ un employé sur trois sera un jour concerné par une opération de F/A. Risberg (2006) affirme que « la plupart des personnes sont touchées par une fusion ou une acquisition au moins une fois dans leur vie, que ce soit en travaillant, en connaissant quelqu’un qui travaille, ou en possédant des actions dans une entreprise qui acquiert, est acquise ou fusionne avec une autre entreprise» (Risberg, 2006, p. 1). Ces opérations font partie du cadre de développement des organisations depuis de nombreuses années et leur volume tend à s’intensifier. L’engagement des firmes dans les opérations de F/A a ainsi atteint des niveaux sans précédent ces dernières années (Barkema et Schijven, 2008). Ce premier élément a été constitutif de notre volonté à traiter de cet objet actuel et central dans les stratégies de développement des entreprises.
Typologie des F/A
Les F/A ont fait l’objet de multiples classifications. Nous nous appuyons tout d’abord sur celle proposée par la Federal Trade Commission (FTC), autorité américaine de la concurrence. Selon la FTC, les F/A peuvent être classées selon quatre catégories : les F/A horizontales, les F/A verticales, les F/A conglomérales et les F/A concentriques. Cette typologie clarifie l’enjeu de l’opération suivant la cible absorbée ou fusionnée (par exemple, la F/A d’un concurrent sera répertoriée comme F/A horizontale alors que la F/A d’un fournisseur appartiendra aux F/A verticales).
– F/A horizontale : elle est l’union de deux entreprises fournissant le même type de bien. On parle d’intégration horizontale car cette opération consiste à racheter des concurrents appartenant au même secteur d’activité. Selon Hitt et al. (2001), les F/A horizontales « combinent des processus similaires, coordonnent les domaines d’activités qui partagent des ressources communes, et centralisent les activités de soutien » (Hitt et al., 2001, p. 86). La fusion entre PSA et Opel (2017) peut être qualifiée de « concentration horizontale homogène » car les activités concernent les mêmes types de biens. A l’inverse, un rapprochement sera qualifié de « concentration horizontale hétérogène » dans les cas où, bien que la fusion soit horizontale, les produits restent différents (cas, par exemple, du constructeur automobile BMW rachetant en 1998 Rolls-Royce Motors Cars, dont les deux marques d’automobiles Rolls-Royce et Bentley.) Ce type d’opération peut être motivé par une recherche de pouvoir sur le marché via l’élimination d’un concurrent ou l’augmentation des parts de marché de l’entreprise. Rahman et Lambkin (2013, p. 24) reprennent les données de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement publiées en 2006 en soulignant qu’environ 80% des offres de F/A dans le monde entier dans les années 1990 et 2000 sont horizontales.
– F/A verticale : elle consiste à racheter des clients et/ou des fournisseurs. L’opération se déroule alors au sein de la même filière. Exemple, en 2009, Thomas Fleur, numéro 2 français de la vente en gros de fleurs, rachète son principal fournisseur Gouverneur (néerlandais). On parle dans ce cas d’intégration verticale. Une raison invoquée pour une F/A verticale peut être l’élimination d’un intermédiaire et ainsi une réduction des coûts.
– F/A conglomérale : également appelé F/A « non reliée », ce type d’opération vise à constituer des groupes d’entreprises dont les secteurs d’activité sont différents. L’objectif des F/A conglomérales est la diversification dans un souci de renforcement d’un pouvoir financier global et de la notoriété de la structure. C’est l’exemple du groupe Vivendi, ex-Générale des Eaux, qui diversifiera son activité dans le secteur de la télécommunication avec le rachat de Cegetel, dans le secteur de la communication avec Havas et dans l’audiovisuel avec le groupe Canal+. Parallèlement, le groupe maintiendra son activité dans l’environnement comprenant la Générale des Eaux et Dalkia, entreprise spécialiste des services énergétiques.
– F/A concentrique : également dénommée F/A de « diversification liée », elle concerne des regroupements d’entreprises dont les métiers sont proches et complémentaires sans que ces dernières n’appartiennent au même secteur. Exemples : rachat en 2016 par le chimiste Bayer du fabricant américain Monsanto, spécialisé dans les biotechnologies agricoles ; rachat en 2003 de Bio Veto Test (société française spécialisée dans les tests de diagnostic pour les maladies virales et parasitaires des animaux de compagnie) par le groupe Virbac (groupe pharmaceutique vétérinaire mondial). Les raisons motivant ce type d’opération sont l’augmentation de la part de marché et la diversification de l’offre.
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre 1. Fusions-acquisitions : l’enjeu de « l’inter »
1. Caractéristiques des F/A
1.1. Définition et distinction des termes fusion et acquisition
1.2. Permanence et actualité des F/A dans les stratégies de développement des entreprises
1.3 Typologie des F/A
1.4. Stratégies vectrices des F/A
2. Enjeux des opérations de F/A
2.1. Les F/A comme catalyseurs de changements organisationnels aux niveaux individuel, équipe et organisationnel
2.2. Importance de la dimension processuelle des F/A dans la compréhension des phases et de leur interdépendance
3. L’intégration post-fusion : point phare du processus de F/A
3.1. Définition et enjeux de la phase d’intégration post-fusion
3.2. D’un besoin de décryptage des intégrations post-fusion (typologies)
3.3. … à une évolution intégrative des typologies d’intégration post-fusion
3.4. Complexité de la phase d’intégration et nécessité d’une approche globale
4. Différentes approches de la notion de « réussite » des F/A
4.1. La performance du processus d’intégration, condition de réussite des F/A ?
4.2. L’atteinte de l’objectif stratégique majeur comme mesure de la réussite du processus de F/A
5. Besoin de nouvelles approches pour appréhender la complexité de l’intégration post-fusion
5.1. Interconnexion des champs disciplinaires
5.2. Interconnexion des phases du processus de F/A
5.3. Prise en compte des différents niveaux d’analyse (individus, équipe, organisation)
5.4. Importance des « clés managériales »
Synthèse chapitre 1
Chapitre 2 – Nature et management des paradoxes : des stratégies interorganisationnelles aux fusions
1. Éléments constitutifs et caractère différenciant du paradoxe
1.1. Réflexion 1. Le paradoxe est une représentation d’une réalité (?) – Celle du chercheur (?)
1.2. Réflexion 2. Une dimension extra-linguistique du paradoxe
1.3. Réflexion 3. L’économie de la complexité : un besoin de rationalisation et de compartimentage des éléments pour rendre les situations intelligibles
1.4 Genèse du paradoxe
1.4.1. Un paradoxe est foncièrement paradoxal : quand les polarités se perdent dans l’ensemble
1.4.2. L’existence d’un paradoxe à travers ses polarités
1.5. Différences entre termes utilisés et influence de la dénomination de l’objet étudié
1.6. Conséquences des différentes « écoles » dans la perception du paradoxe sur l’« actionnablité » du paradoxe
2. « Framing the paradox » où comment rendre les paradoxes identifiables dans un cadre organisationnel
2.1. Décrypter les paradoxes par les typologies des tensions paradoxales
2.2. Expliciter l’unité d’analyse (individu/groupe, organisation, cadre interorganisationnel)
2.3. Proposer un modèle d’interdépendance des paradoxes
3. Gérer les paradoxes en organisations
3.2. Différents niveaux de gestion du paradoxe
3.2.1. D’un management intrapersonnel
3.2.2. … à un management organisationnel
3.2.3. Vers un management inter-organisationnel
3.3. Est-il nécessaire de « gérer » les paradoxes ? Dynamisme organisationnel et équilibre temporaire visé
3.3.1. Les paradoxes garants du dynamisme organisationnel. D’un mécanisme autogéré à une nécessité de gestion
3.3.2. Un équilibre dynamique temporaire visé
4. D’une recherche ancrée dans des contextes intra-organisationnels au besoin d’analyser les paradoxes dans les stratégies inter-organisationnelles
4.1. Identification des tensions paradoxales dans un cadre inter-organisationnel
4.2. Les stratégies inter-organisationnelles : phénomène révélateur de tensions paradoxales
4.2.1. Une multiplication des interfaces des dualités
4.2.2. Un changement organisationnel rend saillantes les tensions latentes
4.3. D’une analyse statique à une compréhension inter-organisationnelle holistique et dynamique
4.4. Les fusions associant organisations publiques et privées : un terreau propice aux paradoxes
Synthèse chapitre 2
Chapitre 3 – Positionnement épistémologique et méthodologique de la recherche
1. Positionnement épistémologique
1.1. Le paradigme épistémologique constructiviste pragmatique (PECP) appliqué aux paradoxes
1.2. Une construction chemin faisant de notre recherche
1.2.1 Canevas de différents allers-retours entre théorie(s) et terrain : du prisme des paradoxes à la théorie néo-institutionnelle
1.2.2. Théorie de la complexité – le Bord du chaos et paradigme de la complexité
1.2.3. Strategy-as-Practice et émergence de « savoirs actionnables »
1.2.4. Quel(s) (premiers) dispositif(s) pour « voir » le paradoxe ? Adaptation du « Modèle Quadrant » (Tønnesvang et al., 2015)
2. Méthodologie de la recherche
2.1. Le choix d’une approche qualitative
2.2. L’intérêt d’une analyse processuelle et longitudinale en temps réel
2.3. Complexité de l’enchâssement de manuscrits
3. Le protocole de recherche
3.1. Contexte et critères de sélection de notre étude de cas Perspective-Alpha
3.2. Immersion au sein de la nouvelle organisation : une observation participante
3.3. Conduite d’entretiens semi-directifs
3.4. Récolte de données secondaires
3.5. Synthèse du matériau collecté dans le cadre de l’étude de cas
3.6. Quels mécanismes de validité pour notre étude ?
4. Monographie et chronologie de l’étude de cas
4.1. Présentation des entreprises Perspective et Alpha
4.2. Contexte de la fusion
4.3. Objectif stratégique majeur de la fusion Perspective-Alpha retenu
4.4. Spécificités de notre terrain
4.4.1. Perspective-Alpha : pourquoi parler de fusion et non d’acquisition ?
4.4.2. Perspective-Alpha : un cas extrême ?
5. Le traitement des données
5.1. Première étape de l’analyse processuelle de l’étude de cas : une visée descriptive
5.2. Deuxième étape de l’analyse du processus de fusion : une visée explicative
Conclusion générale