Performativité de la « liberté structurée »
L’on peut affirmer que ces « incertitudes et contingences d’un vécu » dont parle Michel Bernard (2001), au-delà du processus de création, sont des modalités qui restent toujours en action aussi pendant la présentation publique de l’oeuvre dansée. Par conséquent, en assumant le rôle créateur du danseur, Lia Rodrigues semble supposer que le moment du spectacle est aussi la « temporalité d’une expérience », toujours vivant et quelque peu imprévisible.
En mettant l’accent sur la « matérialité du corps », Lia Rodrigues active des procédures chorégraphiques liées à la perception dynamique, ou à la présence corporelle, comme déclencheur de mouvement pour les artistes-danseurs. C’est-à-dire, même si la chorégraphie est déterminée par l’organisation séquentielle de mouvements préalablement écrits, la danse est entièrement ancrée dans un état d’attention de l’artiste-danseur, dans l’ici et maintenant de la danse. Ainsi, la « liberté structurée » agit sur la pratique chorégraphique comme la trame d’un tissu pleine d’espaces vides. C’est dans ces espaces vides que s’opèrent les improvisations et que s’insèrent l’autonomie et la singularité de chaque artiste-danseur pour créer en collaboration avec la chorégraphe.
En plaçant la corporéité dansante dans l’ici et maintenant à travers la présence corporelle, Lia Rodrigues se rapproche des pratiques de la performance. La « liberté structurée » est donc configurée comme une approche chorégraphique qui apporte à la fois des caractéristiques politiques et performatives à la corporéité dansante.
Performativité politique chez Lia Rodrigues
La performance, comme l’affirme le chercheur et performeur brésilien Renato Cohen (2009), est ontologiquement liée au Live Art. Cette affirmation implique non seulement que la performance est un art réalisé en temps réel, en direct, mais aussi qu’il s’agit d’un art « vivant ». Pourtant, cette vitalité serait liée, selon l’auteur, à une tentative de désacralisation de l’art, et à une présence naturelle et spontanée, alors que des qualités liées à l’« élaboré » et au « répété » ne caractériseraient pas cet « art vivant ». Selon lui, la performance serait liée à un caractère rituel de l’art et à une « fonction modificatrice».
On peut observer cette caractéristique performative dans Fúria à différents moments du spectacle. Les mouvements sont souvent lâches et imprécis, donnant l’impression de quelque chose d’improvisé, de spontané, voire d’inachevé, tandis que les interprètes incarnent une présence que l’on dirait une « transe ». Cette présence nous donne l’impression que le danseur « touche le vide », qu’il vit une expérience entièrement immergée dans l’ici et maintenant, animée par ses perceptions sensorielles dans la matérialité de son propre corps. Même si la chorégraphie est « élaborée » et « répétée », cette relation avec la perception dynamique pour la création du mouvement génère une présence corporelle qui touche à la pratique de la performance.
La performance elle-même est issue de l’imbrication du discours esthétique et politique. D’après l’artiste et chercheuse en arts visuels Gisele Ribeiro (2015), la performance ne doit pas être comprise comme un simple style ou un genre artistique — comme la peinture, la sculpture, la danse, le cirque, etc. Elle constitue l’imbrication politique intrinsèque au discours performatif qui, selon l’auteure, caractérise les oeuvres performatives toujours comme des « manifestations politiques » en soi.
Dans Fúria, les danseurs incarnent de nombreuses « figures » que l’on pourrait facilement appeler « personnages », ce qui éloignerait l’oeuvre de la performance.
Cependant, même si elles relèvent d’une certaine théâtralité, contrairement à ce qui se passe habituellement au Théâtre, ces figures sont, dans la plupart des scènes de Fúria, ancrées dans la matérialité du corps de l’interprète et non dans la construction d’un dédoublement « interprète-personnage ». Autrement dit, la matérialité du corps semble permettre aux interprètes d’assumer des figures apparemment fictives, tout en étant « plus présents en tant que personnes qu’en tant que personnages ».
Il faut souligner que Lia Rodrigues s’est nourrie du même contexte français que la danse contemporaine française des années 90. Ce lien générationnel nous permet de mieux étudier la performativité chez Lia Rodrigues. Fortement irriguée par la pratique performative, ces chorégraphes français des années 90 embrassent de nombreuses expériences et approches différentes de la danse, ce qui rend difficile de la nommer comme un mouvement esthétique unique. Ainsi que la pratique de Lia Rodrigues, ses pratiques sont caractérisées par la pluralité et l’hybridité, et peuvent être décrites par plusieurs termes. Cependant, en France, elle a été qualifiée de « non-danse », terme employé de manière péjorative par les critiques. La chercheuse en histoire de l’art Céline Roux (2007), reconnaissant la difficulté de regrouper tous ces chorégraphes français des années 90 sous un même mouvement esthétique, préfère les regrouper par une sorte d’« attitude performative » qui semble émerger de leur production. Bien que la danse post-moderne américaine ait bénéficié d’une condition similaire aux années 60- 70, je crois qu’il y a une nuance importante à observer dans le terme utilisé par Céline Roux. Entre les années 60 et 90, la performance art a été beaucoup plus absorbée par d’autres pratiques artistiques. Autrement dit, on pourrait affirmer qu’en jouissant de cette plus grande familiarité historique avec les pratiques de la performance, la génération des années 90 a été beaucoup plus nourrie par une certaine « attitude » performative, comme une sorte de performativité ancrée dans « la manière de tenir son corps », comme quelque chose qui est déjà incarné, plutôt que par la pratique de la performance comme expérience esthétique en soi. Cette performativité représentait déjà un « état d’être face à la création chorégraphique » contemporaine, caractéristique que l’on observe également dans la performativité de la corporéité dansante chez Lia Rodrigues. L’utilisation du terme « attitude performative » nous permet en même temps de différencier la performativité chez Lia Rodrigues de la performance art et de reconnaître ses liens génétiques.
Dans le Manifesto for a European Performance Policy [Manifeste pour une politique européenne de la performance], écrit en 1999 et signé à l’origine par plusieurs artistes européens de la danse française des années 1990, ils affirment que leurs pratiques artistiques « […] offrent de nouveaux langages, articulent de nouvelles formes de subjectivation et de présentation pour jouer avec les influences socioculturelles qui nous informent, pour créer de nouveaux paysages culturels [Notre traduction]. Cet extrait nous permet de voir une perspective de la corporéité dansante qui définira sa performativité comme politique en soi, en raison des liens avec la performance art, mais aussi en raison de l’imbrication socioculturelle du corps. Les questions sur le rôle politique du corps et sur la manière et le pourquoi de sa représentation dans l’oeuvre dansée ont été les principales préoccupations de ces chorégraphes des années 90, ce que l’on peut observer également chez Lia Rodrigues. La corporéité dansante devient donc le miroir d’un contexte sociopolitique plus large.
Il y avait donc la conscience que le choix d’un corps par rapport à un autre ou même la pure présence d’un corps sur scène énonçait déjà des discours implicites, idéologiques, politiques, sociaux, économiques, comme le reflet d’un environnement incarné. Dans cette optique, la corporéité dansante n’est pas seulement une corporéité politisée, mais elle est en fait assumée comme une corporéité politique. Et cette compréhension est extrêmement importante pour l’enquête sur la corporéité dansante chez Fúria, car ces artistes-danseurs ne représentent pas une corporéité marginalisée, ils la sont. Leur identité socioculturelle (issue de la favela) leur confère donc sa performativité politique.
Description de Fúria [Furie] (2018)
Fúria ne dispose pas d’enregistrement complet consultable en ligne. La description de l’oeuvre sera reconstituée à partir du souvenir de mon expérience de spectateur lors de la présentation du 10/3/2020, au Pavillon noir, à Aix-en-Provence. Fúria se caractérise par la succession et le chevauchement de nombreux tableaux chorégraphiques, interprétés par neuf danseurs, dans un flux presque ininterrompu. L’oeuvre livre une dynamique des flux qui suit des intensités variables : vigoureuses et accélérées, violentes et chaotiques, libres et multi-directionnelles, ralenties et presque immobiles, en harmonie ou en contradiction avec les rythmes musicaux. La qualité prédominante des mouvements relève d’une certaine précarité formelle de la corporéité dansante. Apparemment inachevés, libres, lourds et multidirectionnels, liés à des actions fonctionnelles ou à une approche sensorielle de la corporéité dansante, les mouvements donnent l’impression d’être improvisés à différents moments — même si la chorégraphie semble entièrement structurée au préalable. Ces intentions se construisent au travers d’une facette fortement théâtralisée, permettant de distinguer des figures et des situations qui, dans un premier temps, évoquent l’idée de personnages et de drame — même si une analyse plus approfondie peut découvrir des couches plus complexes. Les images surgissent, disparaissent, se modifient ou sont remplacées par d’autres avec une grande fluidité, de sorte qu’il est presque impossible de percevoir le moment exact de la transformation. Les danseurs se réorganisent constamment en groupes à géométrie variable sur la scène, assurant ainsi un relais d’images toujours actif.
L’éclairage du spectacle reste sobre et plutôt froid ; il n’utilise pas d’effet spectaculaire. L’usage de la faible intensité lumineuse constitue un élément expressif marquant. Le recours à la pénombre ajoute à l’oeuvre une atmosphère sombre et mystérieuse, rendant le contour des corps relativement indéfinis. L’ambiance sonore est composée d’un chant traditionnel des Kanaks de Nouvelle-Calédonie, extrêmement rythmé. Le spectacle utilise un extrait musical d’une minute et quinze secondes, qui est joué en boucle et à haut volume pendant presque toute la durée de l’oeuvre (1h10). La scénographie est fabriquée en particulier à partir de matériaux précaires, des matériaux qui semblent être réutilisés, tachés, déchirés, écrasés, cassés, usés, et différents les uns des autres, comme s’ils avaient été récupérés au hasard et placés sur la scène pour évoquer des paysages urbains de défavorisés.
L’articulation des photos et des textes propose une description des 21 tableaux chorégraphiques de Fúria. Pour les repérer, j’utilise un système de notation inspiré par les études sur la notation chorégraphique dans le cadre de l’enseignement « Corps en scène », mené par Gretchen Schiller, en 2019, dans le cadre du Master 1 Création artistique, parcours Arts de la scène. Ainsi, chaque tableau chorégraphique s’accompagne d’une première légende indiquant des informations selon l’exemple suivant : « TC 3 [La procession]. Partition collective principale : Lointain de la scène, côté jardin vers cour. Musique kanak continue ».
Discours implicites de la corporéité dansante de Fúria
La fragilité est non seulement le moteur de la danse, mais l’essence de la danse elle-même est la fragilité. (Uno Kuniichi, 2018)
Sachant que Fúria a été intensément irriguée par un paysage d’inégalités sociales, l’étude de ces contextes socioculturels brésiliens nous permettra une compréhension plus approfondie des discours implicites de sa danse. Enquêter la manière dont le socioculturel irrigue la corporéité dansante s’avère cohérente aussi avec la théorie corpomídia, des chercheuses brésiliennes Cristhine Greiner et Helena Katz, en soulignant le potentiel communicatif et en mutation permanente du corps. Helena Katz affirme que le corps, à la fois objectif et subjectif, « contamine » l’environnement ainsi que l’inverse. Par conséquent, le corps et l’environnement subissent un processus « co-évolutif81 ». Ce raisonnement est spécifiquement confirmé dans le cadre de l’étude de Fúria, à partir de la déclaration de Valentina Fittipaldi (2020) : « Je pense que l’histoire d’un corps est aussi l’histoire d’un peuple […]. Je ne crois pas que la danse contemporaine puisse être isolée de la corporéité d’un individu qui a son histoire dans un collectif » [notre traduction].
Prenons donc comme point de départ le groupe de danseurs de Fúria (Image 27), qui possède des caractéristiques phénotypiques évoquant aisément les héritages indigènes et africains (six des neuf interprètes habitent la favela de Maré82). À propos de cet aspect, l’artiste-danseuse de Fúria, Karoll Silva (2020) dit : « Mon corps peut avoir plusieurs lectures, comme la pièce. Mais ma nourriture, dans cette pièce en particulier, c’est mon identité comme une femme cisgenre, noire, ‘favelée83‘, brésilienne84 ». Autrement dit, les contextes géo-socio-politiques de chaque corporéité irriguent la danse que nous voyons sur scène. À partir de ce constat des corporéités présentées sur la scène de Fúria, un portrait des identités les plus vulnérables de la société brésilienne est évoqué, à partir d’un cadre racial et socio-économique spécifique issu des contextes d’inégalité sociale et de ségrégation : les corporéités marginales.
Le Brésil est le 9e pays avec plus d’inégalités sociales et économiques du monde, ce qui est profondément marqué par l’héritage colonialiste et esclavagiste brésilienne, qui a isolé les descendants des Africains dans une marginalité sociale après l’abolition. Parmi la population considérée comme indigente, 70 % est composée de personnes noires ou métisses, tandis que 40 % de la population noire brésilienne constituent la population la plus pauvre du pays. Les favelas représentent la manifestation urbaine la plus impressionnante des inégalités sociales brésiliennes, compte tenu que 11 millions de Brésiliens (6 % de la population) vivent dans 6 favelas réparties dans tout le pays. L’imaginaire brésilien est encore profondément marqué par le portrait de la favela du milieu du XXe siècle, qui soumet encore les habitants de la favela à une existence stéréotypée. Au Brésil, la favela est devenue l’adjectif du sujet, une qualité de la corporéité (« favelée »). Ainsi, par analogie avec son environnement urbain, la corporéité marginale est souvent vue comme globalement misérable, dépourvue d’ordre, de loi, de règles, de morale. Réfléchir à l’homogénéisation historique de la représentation de la favela, c’est aussi réfléchir à une homogénéisation historique des corporéités de la favela, stéréotypées sous l’imaginaire lié à la saleté, la méchanceté, la criminalité, le désordre.
La déshumanisation
Ces stéréotypes découlent d’un processus de marginalisation historique imprégné toujours dans la corporéité marginale contemporaine, et qui constitue leurs discours implicites sur la scène. On peut observer dans plusieurs tableaux chorégraphiques de l’oeuvre Fúria la critique qui découle des discours implicites des corporéités dansantes. Dans le « TC 7 [Le maître d’esclaves] » (p. 38), par exemple, on observe une critique de la déshumanisation historiquement construite sur la corporéité de la favela. L’un des artistes-danseurs (Larissa Lima), adoptant une posture qui évoque la corporéité d’une femme riche avec une espèce de couronne, assise sur le dos d’un des danseurs (Ricardo Xavier), qui est à quatre pattes et, contrairement à elle, est nu. Bien que les deux artistes-danseurs soient noirs, la différence dans leurs gestes et leur posture corporelle indique une différence sociale claire et intentionnelle. En marchant à quatre pattes, avec une banane dans la bouche (« TC 6 [La poupée et le chien] », p.38), Ricardo Xavier n’évoque pas seulement à la corporéité d’un chien qui prend un objet à son maître, mais aussi à la comparaison raciste faite entre les corporéités noires et les singes, impliquant une sorte d’animalité ou de primitivité. Ce tableau chorégraphique évoque également une image historique de l’esclavage brésilien (Image 28). Il s’agit d’un photo du XIXe siècle, dans laquelle une jeune fille blanche est assise sur le dos d’une esclave noire ; elle joue une cavalière sur sa monture.
À la fin du XIXe siècle, Rio de Janeiro a reçu un énorme contingent d’immigrants. Les anciens esclaves, attirés par les possibilités de travail rémunéré, ont commencé à se multiplier, ce qui a doublé la population et augmenté la pauvreté dans la ville. La plupart de ces anciens esclaves « […] constituaient à l’origine les quartiers dits africains, qui sont devenus les favelas94 » [Notre traduction]. Le gouvernement ayant promu une réforme urbaine pour mettre fin à la pauvreté dans le centre-ville, transfère les habitants des quartiers africains vers les périphéries de Rio de Janeiro.
Le sociologue brésilien Marcelo Burgos (2009) explique qu’au début du XXe siècle, ce processus de « favelisation » a été marqué non pas juste en raison des caractéristiques précaires des habitations. Il est surtout marqué par la concrétisation d’un idéal urbain, basé sur un désir « civilisé européanisé » et l’exclusion de ces groupes sociaux marginalisés, qui représentaient l’antithèse de cet idéal. On voit donc que la corporéité de Fúria, en plus de représenter l’imaginaire de la pauvreté et d’être héritière de la corporéité noire des esclaves, s’oppose aussi à cet idéal urbain civilisé. Par opposition à « civilisée », la corporéité de la favela se caractériserait comme « sauvage », « inculte », « primitive», liée donc à des qualités que l’on pourrait très bien attribuer à l’animal ; une corporéité perçue comme « non-civilisée », voire « non-humaine ».
La réification
Les tableaux chorégraphiques de Fúria évoquent aussi souvent la critique de la réification historique de la corporéité marginale de la favela. De nombreuses scènes développent ce rapport d’une corporéité objectivée, mais à titre d’exemple je mets en évidence le « TC 3 [La procession] » (p. 35).
Dans ce tableau (Image 29), l’on voit les corps des interprètes et les objets qui marchent ensemble dans une procession. Alors que certains corps sont complètement inertes, certains objets semblent bouger de manière autonome, comme si les choses avaient plus de vie que les personnes, ou comme si, en donnant « vie » à un objet, l’artiste-danseur qui le manipule était en quelque sorte la moitié d’un objet lui-même.
Dans le « TC 3 [Les cadavres et les sacs de charbon] » (p. 35), les deux corps traînés comme des « sacs de charbon » sont habillés de manière très populaire, contrairement aux indices raffinés des accessoires de la figure de Valentina Fittipaldi, qui a le corps « en or ». La scène évoque cette idée d’une élite blanche et riche qui envisage les corporéités de la favela comme des objets inertes, statiques et jetables, et évoque aussi l’extermination silencieuse de ces corporéités.
Puisque la naissance des favelas était étroitement liée à l’abolition de l’esclavage brésilien, il est pertinent de comprendre davantage la corporéité noire brésilienne. Au Brésil, on vit toujours une extermination silencieuse des corporéités noires : toutes les 23 minutes, un jeune homme noir est assassiné, issu généralement des favelas.
L’anthropologue Darcy Ribeiro99 (1995) justifie ce cadre aussi à travers la constitution de l’élite brésilienne, héritière des maîtres d’esclaves. L’auteur explique l’idée de « jetabilité » et de réification associé par l’élite à la corporéité noire et métisse brésilienne, en affirmant que « l’esclave noir […] ainsi que le mulâtre, n’étaient qu’une force énergétique, comme un sac de charbon, qui s’use et se remplace facilement par un autre qui s’achète100 » [Notre traduction]. L’on peut définir la « réification » comme un « processus par lequel on transforme quelque chose de mouvant, de dynamique en être fixe, statique101 ». Les élites et la structure sociale brésilienne exerceraient alors un effet d’immobilisation symbolique sur ces corporéités de la favela, en leur attribuant la valeur d’objet et de quelque chose « non-vivant », remplaçable, ce qui fait de l’extermination quotidienne quelque chose de silencieux et d’invisible socialement. Dans cette perspective, la danse dans Fúria devient symboliquement un acte de résistance politique à la corporéité de la favela : résistance politique matérialisée par le mouvement, par la mobilisation.
Le déracinement identitaire
Dans Fúria, on peut observer la critique d’une sorte de déracinement identitaire, qui s’est opéré par la négation historique de la peau noire. Le « TC 9 [La sainte blanche] » (p. 39), présente une figure complètement blanche qui semble protéger ou accueillir un danseur noir (Ricardo Xavier). Celui-là se rétrécit à ses pieds, lorsque la figure blanche (« sainte blanche ») le recouvre d’une sorte de nuage (un filet en fait) tout aussi blanc, qui tombe sur Ricardo Xavier en le rendant au fur et à mesure « moins noir ». Cependant, ce même filet blanc devient un outil de chasse dans les tableaux suivants (« TC 10 [La chasse au filet] », p. 41), piégeant Ricardo Xavier comme s’il était un poisson, une proie piégée par la « blancheur » et par les blancs (Image 30). De plus, la « sainte blanche », (de manière informelle, les artistes-danseurs appellent cette scène « mère blanche »102, ce qui démontre également la relation paradoxale et intentionnelle avec la couleur dans ce tableau) évoque l’imposition d’une culture chrétienne, les dieux blancs, donc au détriment de la religiosité africaine et des dieux noirs. Un passé culturel anéanti au forceps.
Compte tenu que l’esclavage au Brésil a duré environ 350 ans, les siècles de métissage avec les peuples africains et les peuples autochtones ont apporté des caractéristiques phénotypiques aux Brésiliens qui ne contribuaient aux idéaux « civilisés européanisés » des élites. Au début du XXe siècle, cela a entraîné un processus d’adaptation des théories raciales classiques : le « blanchiment [branqueamento] », à l’inverse des théories classiques, ne condamnait pas le métissage. Il visait précisément rendre la population brésilienne moins noire par l’incitation au métissage avec les immigrants blancs européens. Cette campagne de « blanchiment » a généré des marques profondes sur l’identité raciale et culturelle brésilienne, en particulier en ce qui concerne le refus d’identifier ou de reconnaître ses origines noires et indigènes. Bien que les statistiques montrent que 54 %106 de la population brésilienne est noire et métisse, on estime que cette proportion est extrêmement plus élevée dans la réalité, puisque de nombreux Brésiliens métis,indigènes ou noirs se déclarent blancs. On voit que le processus de « blanchiment » brésilien, associé aux idéaux européens, attribuait au corps des anciens esclaves survivants une sorte de « non-identité ». La corporéité dansante de Fúria est aussi héritière de cette corporéité déracinée ; à la fois noire et « non-noire ».
L’impuissance
Dans Fúria, la plupart des scènes présentent des relations de pouvoir comme des conducteurs dramaturgiques. Cependant, en plus du rapport homme-femme, qui est tout aussi important, les tableaux chorégraphiques « TC 13 [Le puissante] », « TC 13 [L’impuissante] » et « TC 14 [La domination] » (p. 43 et 44) reflètent très clairement ce rapport de domination exercé par le colonialisme européen au Brésil. Cette violence est représentée dans la pièce par la peau blanche de Felipe Vian, et l’impuissance de la corporéité de la favela, issue de la corporéité noire et indigène, représentée par la peau noire de Larissa Lima (Image 31). Dans la scène, Larissa Lima est souvent manipulée par Felipe Vian, alors qu’il se tient toujours debout, dans une attitude active et elle à terre sans pouvoir se lever — même si elle a toujours une attitude de résistance à la violence qu’elle subit.Ce rapport de domination remonte à la colonisation brésilienne, dont les peuples autochtones ont été presque complètement exterminés et remplacée par la culture européenne des envahisseurs en moins de deux siècles, condamnée comme « inventions démoniaques » par la religion chrétienne. Comme nous l’avons observé avec les peuples africains amenés de force, ces corporéités indigènes ont été également privées de leur autonomie et de leurs pouvoirs par l’hégémonie des idéologies européennes, ce qui est prouvé, par exemple, dans l’étude génétique de la population brésilienne : la plupart des ancêtres amérindiens et africains est issue de la lignée maternelle, c’est-à-dire des siècles de femmes noires et indigènes souvent violées ou prises pour concubines par les colonisateurs et les maîtres d’esclaves. En analysant les stratégies de domination colonialiste au Brésil, on comprend que sa plus puissante arme demeure dans la destruction des structures de pouvoir des peuples autochtones, en les remplaçant par le pouvoir étranger, refusant toute autre corporéité que celle du blanc européen.
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Table des matières
Remerciements
Introduction
Partie 1 – Lia Rodrigues et ses approches sociopolitique et chorégraphique
Chapitre 1 – Approche sociopolitique de Lia Rodrigues
1. Danse comme instrument politique
1.1. ELDM – École libre de danse de Maré
Chapitre 2 – Approche chorégraphique de Lia Rodrigues
1. Approche chorégraphique de la « liberté structurée »
1.1. Performativité de la « liberté structurée »
Chapitre 3 – Performativité politique chez Lia Rodrigues
Partie 2 – Fúria et les discours implicites de la corporéité marginale dansante
Chapitre 4 – Description de Fúria [Furie] (2018)
Chapitre 5 – Discours implicites de la corporéité dansante de Fúria
1. La déshumanisation
2. La réification
3. Le déracinement identitaire
4. L’impuissance
Partie 3 – Anticorps dansant comme ressource chorégraphique
Chapitre 6 – Performativité politique marginale de l’« anticorps dansant »
Chapitre 7 – Anticorps dansant comme outil d’analyse chorégraphique
1. Anticorps dansant comme outil de création chorégraphique
Chapitre 8 – Analyse chorégraphique de Fúria à partir de l’anticorps dansant
1. Sens et dramaturgie – Motivation « sociopolitique »
2. Mouvement – Pulsion externalisée « métissée »
3. Temps et flux – Déploiement « fugace »
4. Présence scénique – Présence « dérangeante »
Conclusion
Bibliographie
Table des illustrations
Table des annexes
Annexe 1 – entretien avec karoll silva
Annexe 2 – entretien avec valentina fittipaldi
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