Le statut de l’Épître aux Pisons dans l’Antiquité
La nature du succès rencontré par la poésie d’Horace dans l’Antiquité aussi bien classique que tardive indique bien que si l’Horace lyrique est très prisé des Anciens, le reste de son œuvre n’en est pas pour autant négligée, tant s’en faut. Ainsi, au sein du corpus hexamétrique horatien, l’Épître aux Pisons semble avoir assez tôt occupé une place de choix. En effet, nous évoquions plus haut Eumolpe citant, dans le Satyricon, le fameux vers « odi profanum vulgus et arceo », de la première ode du troisième livre des Carmina, référence claire et explicite à Horace. Cependant, si l’on examine de près le chapitre CXVIII du roman de Pétrone, prélude, sous forme d’art poétique, au fastidieux poème sur la guerre civile des chapitres CXIX-CXXIV, on peut y déceler quelques références implicites à l’Épître aux Pisons qui rapprochent le discours d’Eumolpe, poète ridicule qui n’est pas sans évoquer la sangsue du dernier vers de l’Art poétique, de ce qui serait presque, en quelque sorte, une courte parodie du poème horatien, si les références à ce dernier étaient plus explicites. Ainsi le vocabulaire et la tournure du « Multos (…) o iuuenes, carmen decepit » de l’Épître aux Pisons, dans lesquels Horace évoque le génie d’Homère qui sait emporter l’auditeur au milieu des faits et se hâter vers le dénouement de son intrigue. Le fait que Pétrone se propose d’amuser le lecteur par ces références plus ou moins voilées à l’Art poétique prouve que le poème d’Horace était déjà, à l’époque de Néron, une œuvre de référence célèbre parmi les lettrés. À la même époque, Quintilien puise dans l’Épître aux Pisons, qui fournit souvent une base aux théories du langage qu’il développe dans son Institution oratoire31. Au IVe siècle, l’influence de l’Épître aux Pisons se fait sentir dans le De fabula d’Evanthius, dans le De comoedia de Donat et dans l’Ars grammatica de Diomède.
Horace, l’un des auteurs antiques les plus lus de la période médiévale
Vers le milieu du VIe siècle après J.-C., alors qu’ils n’avaient jusque-là pas cessé d’occuper une place prépondérante dans la culture littéraire de l’Antiquité, les auteurs de la latinité classique voient leur influence s’estomper provisoirement et leur œuvre sombrer dans l’oubli avant que le Moyen Âge les redécouvre. Le sort subi par Horace n’est, en cela, pas meilleur que celui qui est réservé à Virgile ou à Ovide, et lui aussi est délaissé. On sait qu’au VIIIe siècle, Bède le Vénérable, Paul Diacre et Alcuin, à qui a d’ailleurs parfois été attribué un commentaire carolingien à l’Art poétique, connaissent le nom d’Horace, mais la connaissance directe de l’œuvre du poète n’est pas attestée et demeure douteuse. C’est au IXe siècle que renaît véritablement l’intérêt pour l’œuvre horatienne, dont le succès ira croissant jusqu’à faire d’Horace l’un des auteurs classiques les plus influents chez les lettrés de la période carolingienne – même si l’on ne sait pas exactement quand ni comment l’auteur a refait surface. La place d’Horace comme auteur de référence au IXe siècle est attestée par l’existence de six manuscrits datant de cette période et la connaissance directe de ses œuvres chez les écrivains de la fin du siècle est indéniable, comme le prouve notamment son influence sur les poèmes d’Heiric d’Auxerre. La place majeure occupée par Horace dans la culture des clercs du Moyen Âge vient en grande partie du fait qu’il redevient, au Xe siècle, un auteur scolaire. On sait qu’Horace faisait partie, aux côtés de Virgile, Juvénal, Lucain, Perse, Térence et Stace, de la liste d’auteurs enseignés à l’école de la cathédrale de Reims par Gerbert d’Aurillac – le futur pape Sylvestre II. À la même époque, Gautier de Spire, disciple de l’évêque de Spire Balderich,étudiait exactement les mêmes auteurs à l’école de la cathédrale de Spire, comme en témoigne son Libellus scolasticus. On retrouve le même canon d’auteurs dans les écoles anglaises de la période.
Les arts poétiques médiévaux
Pour les savants médiévaux, l’Épître aux Pisons était, avec le De inventione de Cicéron et la Rhétorique à Herennius, le texte de référence pour la composition littéraire, loin devant les Institutions de Quintilien et les autres traités de rhétorique de Cicéron. De l’Institution oratoire,nous n’avons en effet conservé que treize manuscrits antérieurs à 1200, alors que nous possédons cent soixante-six manuscrits du De inventione, cent trente-huit manuscrits de la Rhétorique à Herennius, et cent quarante-et-un manuscrits de l’Art poétique. Les commentateurs et interprètes médiévaux de l’Art poétique s’accordent tous pour voir dans l’épître horatienne une œuvre didactique et ne la classent donc pas parmi les œuvres morales du poète, c’est pourquoi l’Épître aux Pisons et les commentaires qui lui étaient associés furent considérés, au Moyen Âge, comme le principal traité de composition poétique et furent, à ce titre, utilisés comme tel, jusqu’aux XIIe siècle, c’est-à-dire jusqu’à l’apparition des premiers arts poétiques médiévaux. Il faut toutefois souligner que l’apparition de ces arts poétiques nouveaux n’entama en rien l’influence de l’Art poétique, qui demeura une référence jusqu’à la fin du Moyen Âge Cette connaissance de l’Art poétique par les lettrés transparaît dans trois des traités de poétique les plus importants des XIIe et XIIIe siècles : ceux de Matthieu de Vendôme,Geoffrey de Vinsauf et Jean de Garlande. Néanmoins, bien qu’il soit incontestable que ces auteurs se voient comme des héritiers d’Horace et de son Art poétique, l’influence d’Horace sur leurs ouvrages est parfois difficile à distinguer. Il semble que ce soit avant tout les idées d’unité et de clarté prônées dans l’Épître aux Pisons, ainsi que l’insistance sur le soin à accorder au choix des mots, qui aient marqué ces auctores poetriarum. Tous ces auteurs ont une approche extrêmement rhétorique du texte horatien qui leur vient de la tradition de l’enseignement tel qu’il était pratiqué dans les écoles cathédrales. Ainsi Horace est-il interprété à l’aide des grands textes de la tradition rhétorique que sont le De inventione de Cicéron et la Rhétorique à Herennius. Le premier de nos auteurs, le Français Matthieu de Vendôme, né vers 1130, fait ses études à Tours sous Bernard Sylvestre. Il est professeur à Orléans avant de s’installer à Paris vers 1175. Il cite abondamment les vers de l’Art poétique tout au long de son Ars versificatoria (v. 1170), premier des grands arts poétiques médiévaux, et use de leur autorité pour appuyer son propos. Matthieu fait d’ailleurs un usage tellement important de l’Art poétique qu’on peut supposer qu’il ouvrait ses praelectiones sur l’épître d’Horace. Le propos de Matthieu de Vendôme se fonde sur l’idée que la poésie est avant tout une description et que le style est à concevoir, pour l’essentiel, comme décoratif. L’Ars versificatoria se signale par le recyclage de notions grammaticales, rhétoriques et poétiques dont le but serait de mettre au point une méthode pour produire des vers. L’Anglais Jean de Garlande, né vers 1195, a étudié à Oxford vers 1210. Il a enseigné à l’Université de Paris puis à l’Université de Toulouse. Il a rédigé des ouvrages sur la rhétorique, la grammaire, la médecine et la musique. Il est avant tout connu pour être l’auteur de la Parisiana Poetria64 (traité rédigé vers 1220 puis revu par l’auteur dans les années 1230). Il semble qu’il connaissait l’Art poétique par cœur puisqu’il cite l’épître d’Horace à de nombreuses reprises dans son traité, même s’il fait parfois de l’ouvrage un usage assez étonnant. Jean entame, par exemple, son traité par le traitement de l’inuentio, et fait simultanément appel à l’Art poétique et à la Rhétorique à Herennius pour expliquer la notion qu’il interprète étrangement comme la nécessité d’adapter le style à la personne et aux circonstances.
Les commentaires médiévaux
Le grand nombre de manuscrits de l’Ars à nous être parvenus, et les traités de poétiques médiévaux s’inspirant de l’ouvrage, indiquent que l’intérêt des lettrés et des pédagogues pour l’Art poétique s’était maintenu tout au long du Moyen Âge. Qu’en est-il du commentaire ? En effet, nous avons mentionné plus haut le fait que les commentaires médiévaux étaient relativement peu nombreux en regard du grand nombre des commentaires modernes, mais il nous semble nécessaire de procéder à un bref recensement des commentaire à l’Ars, de la fin de l’Antiquité à celle du XVe siècle, afin de situer plus précisément la paraphrase de Robortello par rapport aux commentaires qui l’ont précédée. Il est difficile de faire le point de façon précise sur la totalité des gloses et commentaires intégraux que le Moyen Âge nous a légués car ils sont peu nombreux à avoir fait l’objet d’une édition. Beaucoup sont encore, en effet, à l’état manuscrit, et sont par conséquent peu accessibles. Nous nous concentrerons donc sur les quelques scolies et commentaires médiévaux publiés intégralement. Le Moyen Âge nous a légué un certain nombre de scolies à l’Art poétique, rassemblées dans différents volumes. H. J. Botschuyver a publié deux éditions critiques de scolies : les Scholia in Horatium urz codicum Parisinorum Latinorum 10310 et 797373, ouvrage basé sur quatre manuscrits qui datent du IXe et du Xe siècle, et les Scholia in Horatium in codicibus latinis 17897 et 8223 obvia74, ouvrage composé à partir de deux manuscrits, l’un datant du XIe siècle et l’autre, du XVe siècle75. À ces deux ensembles de scolies, il faut ajouter les Scholia Vindobonensia76, qu’on ne saurait, pour le moment, dater avec exactitude77. Ces scolies proviennent d’un codex unicus, le Vindobonensis . Nous possédons par ailleurs deux commentaires intégraux et anonymes à l’Art poétique d’Horace, ayant bénéficié tous les deux d’éditions relativement récentes : l’Anonymus Turicensis et le commentaire Materia, ainsi nommé à cause de son incipit : « Materia huius auctoris in hoc opere est ars poetica ». L’Anonymus Turicensis et le commentaire Materia datent tous les deux du XIIe siècle et sont tous les deux très influencés par les Scholia Vindobonensia. Selon K. Friis-Jensen, le Materia aurait emprunté à l’Anonymus Turicensis qui aurait emprunté aux Scholia Vindobonensia80. K. Friis-Jensen considère, par ailleurs, que ce commentaire est fondamental et qu’il constitue probablement le lien manquant entre l’Art poétique d’Horace et les poetriae médiévales de Matthieu de Vendôme, Geoffrey de Vinsauf et Jean de Garlande. En 1386, l’Italien Francesco da Buti, aussi connu sous le nom de Francesco di Bartolo (v.1315 – 1406), a rédigé un commentaire à l’Ars, très récemment édité, mais qui ne fut longtemps disponible que sous forme manuscrite. Professeur au Studio de Pise mais aussi ambassadeur, il est surtout connu pour son activité de commentateur de la Divine Comédie de Dante. Le commentaire de da Buti est, vraisemblablement, un commentaire à vocation didactique. L’ouvrage est, en effet, assez caractéristique du type de commentaires que l’on trouvait, alors, dans les écoles : il suit de près le texte horatien, contient beaucoup de notes grammaticales et renvoie souvent aux auteurs étudiés par les élèves de l’époque. Par ailleurs, il existe au moins deux commentaires manuscrits du XVe siècle consacrés à l’Art poétique d’Horace. Le premier est celui de Martino di Filettino, dit « Filetico », qui fut professeur de grec et de rhétorique à l’Université de Rome sous le pontificat de Sixte IV. Filetico aurait rédigé son commentaire aux alentours de 1470. Le second commentaire, vraisemblablement rédigé à la même époque (après 1463, probablement), est celui du Sicilien Tommaso Schifaldo, moine dominicain. Le commentaire de Schifaldo est fortement marqué par la rhétorique : le poeta est, chez lui, très explicitement associé à l’orator, et les digressions rhétoriques sont nombreuses et parfois longues. Ce commentaire se distingue aussi par de nombreuses références à Quintilien, ce qui n’est pas le cas des commentaires médiévaux, et anticipe, en quelque sorte, l’utilisation fréquente qui sera faite de l’Institution oratoire pour expliquer l’Art poétique dans certains commentaires de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle – on pense notamment au commentaire de Josse Bade. En outre, le commentaire laisse deviner que Schifaldo ne connaissait vraisemblablement pas bien le grec, voire pas du tout : le commentateur laisse de côté toutes les références à la culture grecque, contrairement à ce que l’on verra quelques années plus tard dans les commentaires à l’Art poétique de Cristoforo Landino et de Josse Bade. Schifaldo ne fait aucune mention de Platon et ne mentionne Aristote que pour évoquer ses traducteurs, qui seraient mauvais. Il est souvent plat lorsqu’il évoque les tragiques grecs et il analyse les propos d’Horace sur le théâtre grec en recourant à la rhétorique et à la grammaire. Si l’on examine la liste des auctores auxquels Schifaldo fait référence dans son commentaire, on constate d’ailleurs qu’ils sont tous de langue latine : Plaute, Térence, Ovide, Virgile, Horace, Juvénal, Perse, Stace, pour les poètes ; Cicéron, Quintilien, Pline l’Ancien, Aulu-Gelle, pour les prosateurs ; Diomède, Donat, Priscien, Festus, Nonius Marcellus, pour les grammairiens ; le Pseudo-Acron et Porphyrion pour les commentateurs. Ce commentaire, qui n’apporte rien de fondamental à l’histoire de la critique horatienne, vaut surtout pour ce qu’il révèle du point de vue de Schifaldo sur l’Art poétique. En effet, on ne trouvera pas, chez Schifaldo, l’érudition historique, géographique ou mythologique qui est la marque des commentateurs humanistes. Par ailleurs, on constate que Schifaldo ne montre aucune sensibilité littéraire et ne s’interroge ni sur la poésie, ni sur la fonction et l’importance de l’imitation
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Table des matières
INTRODUCTION
I Fortune d’Horace et de l’Ars poetica dans l’Antiquité
1/ Une œuvre élevée presque immédiatement au rang de modèle
2/ Le statut de l’Épître aux Pisons dans l’Antiquité
3/ Les commentaires du Pseudo- Acron et de Porhpyrion
II Fortune d’Horace et de l’Ars poetica au Moyen Âge
1/ Horace, l’un des auteurs antiques les plus lus de la période médiévale
2/ Les arts poétiques médiévaux
3/ Les commentaires médiévaux
III L’Art poétique à la Renaissance : les commentaires des XVe et XVIe siècles
1/ Cristoforo Landino (1482)
2/ Josse Bade (1500)
3/ Pomponio Gaurico (vers 1510)
4/ Giovanni Britannico da Brescia (1516)
5/ Aulo Giano Parrasio (1531)
6/Jodocus Willich (1539)
7/ Francesco Filippo Pedemonte (1546)
IV La paraphrase à l’Art poétique de Francesco Robortello
1/ Notice biographique sur Francesco Robortello
2/ La place d’Horace dans l’œuvre et le travail de Robortello
3/ Art poétique ou épître ?
4/ La paraphrase selon Francesco Robortello
5/ Un Art poétique aristotélisé ?
6/ Découpage de la paraphrasis
PARAPHRASIS
BIBLIOGRAPHIE
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