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Désindustrialisation et périurbanisation à Berlin dans les années 1990
Comme l’indique le titre de l’ouvrage de Hartmut Häußermann et Andreas Kapphan, Berlin : de la ville divisée à la ville ségrégée (Häußermann, Kapphan, 2000), la réunification allemande met fin à la bipolarité de la ville et donne lieu à divers processus qui redistribuent les activités et les hommes de part et d’autre de l’ancienne frontière politique. La désindustrialisation et la périurbanisation sont les principaux phénomènes repérés par la littérature pour la décennie 1990.
La désindustrialisation ou la fin d’une situation d’exception
La réunification allemande ne reconfigure pas seulement l’espace urbain berlinois mais l’ensemble du territoire allemand, qui compte cinq nouveaux Länder à partir du 3 octobre 1990. La métropole berlinoise réintègre ainsi la hiérarchie des grandes villes allemandes, ce qui modifie en retour la position qu’elle occupait jusque-là dans le système urbain est-allemand. Alors que dans les années 1980, Berlin domine l’ensemble du territoire de la RDA, dans les années qui suivent la réunification, son attractivité se contracte sur son bassin régional, le Brandebourg (Dufaux, 1997, p. 355). Au sein de l’Allemagne réunifiée, la ville a du mal à conserver certaines de ses fonctions économiques malgré le statut de capitale qu’elle obtient en 1995 (Krätke, Borst, 2000). Les sites industriels, nombreux encore au début des années 1990, étaient en effet artificiellement entretenus à l’Est comme à l’Ouest par des subventions ou des conditions fiscales particulièrement attractives. En 1995, ces subventions sont définitivement interrompues à l’Ouest, ce qui entraîne la fermeture de plusieurs sites et de nombreux licenciements. À l’Est, le rachat des anciennes entreprises publiques par des entreprises ouest-allemandes ou étrangères a rarement donné lieu à des reconversions et a abouti au même résultat qu’à l’Ouest (Schulz, 1998, p. 7). Le repositionnement de Berlin dans le système urbain de l’Allemagne réunifiée se traduit ainsi par un processus de désindustrialisation, c’est-à-dire par la réduction des activités industrielles dans les deux parties de la ville. Ce phénomène se lit particulièrement bien dans l’évolution de l’emploi industriel à Berlin : 30 % des emplois dans ce secteur sont supprimés à Berlin-Ouest entre 1989 et 1997 contre 2/3 entre 1989 et 1992 puis 38 % entre 1992 et 1997 à Berlin-Est (Häußermann, Kapphan, 2000, p. 105). La réunification politique et administrative des deux parties de la ville a aussi d’importantes conséquences sur les emplois dans la fonction publique, en particulier à l’Est, où des ministères comme celui de la sécurité intérieure (Ministerium für Staatssicherheit – MfS) avait vu ses effectifs grossir de façon exponentielle pendant les dernières années du régime. Les emplois dans les administrations et les services publics de la ville (poste, transports, gaz et électricité) ont été réduits d’environ 30 % entre 1990 et 1998 (Häußermann, Kapphan, 2000, p. 107). Dans la partie orientale de la ville, les femmes, dont le taux d’activité pendant la période socialiste était important, sont les principales concernées par les suppressions de postes dans le secteur industriel et la fonction publique. En 1996, leur taux d’activité est de 75,5 % contre 80,6 % en 1991 (Schulz, 1998, p. 10). Dans la partie occidentale, ce sont surtout les travailleurs immigrés peu qualifiés employés dans l’industrie et installés dans les quartiers du centre de Berlin-Ouest qui sont touchés : le nombre d’étrangers employés dans les industries ouest-berlinoises diminue de 2/3 entre 1990 et 1997 (Häußermann, Kapphan, 2000, p. 105). À l’échelle de la ville, le taux de chômage progresse durant l’ensemble des années 1990, à raison d’un demi-point dans les premières années de la décennie et d’environ deux points entre 1995 et 1997. Cette progression reflète l’interruption des subventions fédérales au milieu des années 1990. À la fin de la décennie, le taux de chômage se situe autour de 18 %, contre 12,4 % en 199224.
Marzahn, un arrondissement dans la moyenne
Dans l’ensemble, les indicateurs de la situation socio-économique de la population et les soldes migratoires classent Marzahn parmi les arrondissements « perdants » de la réunification avec les autres arrondissements de grands ensembles de Berlin-Est (Hellersdorf, Hohenschönhausen) et les arrondissements du centre de Berlin (Häußermann, Kapphan, 2000, p. 110). La comparaison avec ce dernier groupe d’arrondissement montre cependant que la situation de Marzahn est en fait proche de la moyenne berlinoise.
Les effets de la désindustralisation et de la réunification administrative des deux parties de la ville se lisent dans l’évolution de l’activité de la population de Marzahn dans les années 1990. En 1989, 39 % de la population active travaille dans le domaine de l’industrie contre 43 % dans l’administration et les services publics (transports, poste et téléphonie inclus)26. Jusqu’en 2000, la part des actifs employés dans les administrations publiques et les services se maintient autour de 30 %27. Ce chiffre masque cependant une redistribution des activités tertiaires entre les secteurs publics et privés à l’échelle de la ville (Krätke, Borst, 2000, pp. 40-54). La part des actifs de Marzahn employés dans le secteur industriel recule tout au long des années 1990, passant à 27 % en 1995 puis à 24 % en 2000 (soit une baisse de 11 % sur la deuxième partie de la décennie)28. Enfin, le taux de chômage augmente de plus de 4 points entre 1993 et 1998 (il représente 10,9 % de la population active en 1993 contre 15,5 % en 1998), tandis que la part des bénéficiaires des aides sociales dans la population progresse de 3 points entre 1994 et 1998 (elle correspond à 3,5 % de la population en 1994 contre 6 % en 1998)29.
Par rapport aux arrondissements centraux, la situation de Marzahn à la fin de la décennie n’est cependant pas catastrophique. La part des actifs de Kreuzberg (Berlin-Ouest) employés dans le secteur industriel diminue de 28 % entre 1995 et 2000 contre 36 % à Prenzlauerberg (Berlin-Est) alors que la baisse à l’échelle de la ville est de 16 %30. En 1998, l’arrondissement de Kreuzberg affiche le taux de chômage le plus élevé de la capitale (30 %) ; celui de Prenzlauerberg est proche de la moyenne berlinoise (18 %)31. Enfin, la part que représentent les bénéficiaires des aides sociales dans la population de Kreuzberg est de 17,7 % ; à Prenzlauerberg elle est également proche de la moyenne berlinoise (8%)32. Le revenu moyen des ménages de Marzahn est de 3 000 DM sur toute la période contre 2 300 DM à Kreuzberg, 2 250 DM à Prenzlauerberg et 2 800 DM pour l’ensemble de Berlin33.
La position « moyenne » de Marzahn par rapport aux arrondissements du centre de Berlin-Ouest s’explique par le niveau de qualification élevé de la population : en 1993, la part des actifs sans diplômes à Marzahn est de 6,3 %, celle des actifs possédant un diplôme universitaire de 20 %34. La désindustrialisation a surtout fragilisé la population la moins qualifiée : l’arrondissement de Kreuzberg compte une part importante d’immigrés (de l’ordre de 25 %), arrivés à Berlin-Ouest dans les années 1960 et 1970 pour répondre aux besoins de main-d’œuvre peu qualifiée de l’industrie ouest-berlinoise. Par contraste, Marzahn abrite une proportion d’étrangers très inférieure à la moyenne berlinoise (de l’ordre de 4 % sur la décennie 1990 contre une moyenne de 13 % à Berlin), même si ce chiffre n’intègre pas la population de « Aussiedler » ayant la nationalité allemande et ne le distingue pas particulièrement d’autres arrondissements de la partie orientale de la ville où la part des étrangers dans la population se situe entre 4 % et 8 %35. Les différences entre Marzahn et les arrondissements du centre de Berlin-Est sont moins évidentes à expliquer. La population de Prenzlauerberg témoigne d’un niveau de qualification proche de celui de Marzahn (en 1993, 19,1 % de la population active possède un diplôme d’enseignement supérieur36). La structure des ménages de Marzahn est en revanche très différente de celle de Prenzlauerberg : la proportion de personnes seules est supérieure à Prenzlauerberg (47,6 % des ménages de Prenzlauerberg37 contre 27,2 % des ménages de Marzahn38 en 1991). Si l’on considère le montant moyen du revenu par personne dans les deux arrondissements, il est ainsi supérieur à Prenzlauerberg en 1994 (1 313 DM contre 1 180 DM à Marzahn39).
Si l’arrondissement de Marzahn semble relativement épargné par la désindustrialisation par rapport aux arrondissements du centre de la ville, les conséquences de la périurbanisation s’y font davantage sentir que dans les arrondissements de la partie occidentale de la ville. Les pertes de population liées à des mobilités résidentielles vers la proche périphérie brandebourgeoise sont en effet plus importantes à Berlin-Est qu’à Berlin-Ouest : entre 1994 et 1997, l’Est de la ville perd chaque année 7,4 % de sa population au profit de la périphérie contre 3,9 % pour l’Ouest. Une telle répartition des flux renvoie à leur dimension culturelle : les Allemands de l’Ouest hésitent à franchir les frontières administratives de la ville pour s’établir sur des territoires de l’ancienne RDA (Häußermann, Kapphan, 2000, p. 137). Dans la partie orientale de la ville, les arrondissements du centre et de la périphérie sont affectés avec une intensité comparable par le phénomène.
Les effets de la périurbanisation à Marzahn se lisent dans l’évolution des soldes migratoires de l’arrondissement avec les communes de la proche périphérie brandebourgeoise (Umland) (voir le graphique ci-dessus). Le milieu des années 1990 apparaît comme un moment pivot : la direction des flux s’inverse en faveur de la périphérie brandebourgeoise et d’autres arrondissements de Berlin. L’arrondissement commence à perdre des habitants (21 % de sa population sur l’ensemble de la période).
Les héritages de la période socialiste
Le grand ensemble de Marzahn est construit entre 1976 et 1989. Les premiers plans du projet datent du début des années 1970, époque à laquelle Erich Honecker lance un ambitieux programme de construction dont l’objectif officiel est de mettre un logement moderne à la disposition de chaque ménage est-allemand avant 1990. La construction du grand ensemble de Marzahn intervient aussi à un tournant dans l’histoire urbaine de « Berlin, capitale de la RDA » (Berlin, Hauptstadt der DDR). Alors que les années 1950 sont consacrées à la reconstruction du centre de Berlin-Est et que de grands projets comme la Stalinallee (aujourd’hui Karl-Marx-Allee) voient le jour à l’Est de l’Alexanderplatz, les années 1960 donnent la priorité à des urbanisations nouvelles (Eisenhüttenstadt ou Hoyerswerda) dans les régions industrielles de la RDA. À partir des années 1970, le développement urbain de Berlin-Est revêt un enjeu symbolique dans le contexte de la détente des rapports Est-Ouest. En février 1976, le bureau politique du SED décide des grandes lignes du développement futur de la capitale, appelée à devenir la vitrine du « socialisme réellement existant » (real existierender Sozialismus). Dans ce cadre, trois projets de grands ensembles sont planifiés au nord, à l’est et au sud-est de la capitale est-allemande. Le grand ensemble de Marzahn est le plus ancien et le plus important de ces projets (Peters, 1995, pp. 216-217). Par rapport aux palais pour les ouvriers » construits sur la Stalinallee au début des années 1950, la forme urbaine des grands ensembles manifeste le changement de référentiel qui intervient au milieu des années 1950 dans le secteur de la construction : au référentiel esthétique (le style « national » emprunte ses références au classicisme à Berlin) se substitue un référentiel industriel qui mise sur la standardisation de l’offre de logements et la réalisation d’objectifs quantitatifs (Rowell, 2006, pp. 43-102). Mais, comme c’était déjà le cas des « palais pour les ouvriers » du début des années 1950, tout le monde n’est pas admis à profiter de la modernité des logements en grands ensembles. Comment s’organise la distribution spatiale de la population à l’échelle de la ville et dans les grands ensembles ?
Il n’existe pas de sources statistiques permettant de répondre directement à cette question. Ma démonstration s’appuie sur l’évolution des caractéristiques sociales d’un échantillon d’habitants sondés à trois reprises dans le cadre d’une enquête sur le logement menée dans le grand ensemble de Marzahn dans les années 1980. L’interprétation de cette évolution montre que la ségrégation sociospatiale existe dans les pays socialistes mais qu’elle s’organise à partir de critères différents de ceux du marché dans les contextes capitalistes : le critère de sélection n’est pas le prix du logement mais le mérite. Ce mode de sélection se traduit, comme dans les pays capitalistes, par la concentration spatiale des ménages disposant des revenus les plus élevés, mais la spécificité de la RDA tient à l’équivalence des rémunérations entre les personnes diplômées de l’enseignement supérieur (cadres, ingénieurs, etc.) et les ouvriers qualifiés. Le mode de peuplement des grands ensembles est-allemands, tel que je l’observe à Marzahn, a ainsi un effet similaire à celui observé dans les exemples français : l’accès aux grands ensembles fragmente la classe ouvrière. Pendant la période socialiste, cette division sociale se reflète dans l’espace des grands ensembles.
Un problème de sources
Jusqu’ici j’ai considéré la distribution spatiale des groupes sociaux d’un point de vue synchronique : elle est saisie sur une période relativement courte en comparant une série d’indicateurs statistiques à plusieurs échelles. Dans cette partie, j’adopte un point de vue plus diachronique sur cet élément de morphologie en regardant comment les mécanismes de peuplement des grands ensembles pendant la période socialiste l’ont produit. Une telle démarche se heurte à un problème de sources : le territoire ne constitue pas une échelle d’observation statistique pendant la période socialiste. Je l’ai contourné en exploitant les variations temporelles des caractéristiques sociales d’un échantillon d’habitants sondés à trois reprises pendant les années 1980 dans le cadre d’une enquête sur le logement à Marzahn.
Les voies complexes de l’attribution de logements à Marzahn pendant la période socialiste
Comme l’a montré Jay Rowell, l’attribution des logements en RDA n’a pas fait l’objet d’une politique centrale mais représente « un champ d’action où l’ensemble des acteurs administratifs et économiques interviennent pour tenter de s’accaparer une quantité maximale de cette ressource » (Rowell, 2006, p. 146). De manière générale, à la fin des années 1970 et pendant les années 1980, les logements en grands ensembles dépendent de trois filières d’attribution qui reposent sur des principes différents : la logique de sélection de la filière municipale est orientée par un principe d’égalité et privilégie les ouvriers, les jeunes couples et les familles nombreuses ; la filière des entreprises sélectionne plutôt les demandeurs en fonction de critères d’efficacité économique (ingénieurs et cadres dirigeants, salariés disposant de compétences particulières, récompense des ouvriers les plus productifs) ; la filière des coopératives ouvrières51 applique des critères proches de ceux de la filière des entreprises (Rowell, 2006, pp. 176-208). À ces trois filières, il faut ajouter les passe-droits dont bénéficient les personnes occupant des positions stratégiques. Le maire de Marzahn disposait ainsi d’une réserve personnelle d’une centaine de logements par an qui lui servaient de monnaie d’échange avec les entreprises participant à la construction du secteur de grands ensembles ou lui permettaient d’entretenir son réseau de relations politiques52.
Arbeiterwohnungsgenossenschaft – AWG. Les parts des locataires dans la coopérative sont calculées proportionnellement à la surface du logement. L’accès à ces logements est donc conditionné par l’acquittement préalable d’une cotisation qui peut éventuellement se faire par des heures de travail supplémentaires réalisées dans l’entreprise ou directement sur les chantiers de construction.
Entretien avec Gerd Cyske, maire de Marzahn de 1979 à 1989, 24 avril 2007.
Dans le cas de Marzahn, les règles d’attribution de la filière municipale sont compliquées par le chevauchement des échelons administratifs sur un même territoire. En tant que « Capitale de la RDA », Berlin-Est est le siège des grands ministères pour lesquels la possession d’un contingent de logements à Marzahn représente une ressource importante. L’administration de la ville comprend elle-même deux échelons : celui du Bezirk53 et celui de l’arrondissement (Stadtbezirk)54. L’administration de l’ensemble de la ville est assurée par le Magistrat de Berlin, celle des arrondissements par le Conseil d’arrondissement (Rat des Stadtbezirkes). Chaque année, le Magistrat de Berlin attribue à l’arrondissement de Marzahn mais aussi aux arrondissements du centre urbain dont la réserve en logements neufs est faible (Mitte, Prenzlauerberg par exemple) un contingent de logements que les services du logement (Wohnungsabteilung) attribuent aux habitants qui en font la demande en fonction des critères propres à la filière municipale. Durant la première moitié des années 1980, le service du logement de l’arrondissement de Marzahn se charge surtout d’attribuer les logements destinés au personnel des entreprises locales, des services et des équipements publics des grands ensembles en construction. Ces contingents sont fixés par le Magistrat à partir des demandes adressées par les entreprises et par les services des secteurs concernés (santé, enseignement, restauration par exemple) puis transmis au service du logement de l’arrondissement de Marzahn. Le nombre de logements qu’il peut attribuer aux demandes émanant directement de la population de Marzahn est très modeste (de l’ordre d’une centaine de logements)55.
partir du milieu des années 1980, ce dernier contingent augmente (environ 2 000 logements par an) mais reste très limité par rapport au nombre de logements neufs livrés chaque année (de l’ordre de 10 000)56. Ainsi, pour reconstituer les mécanismes d’attribution de la seule filière municipale, il faut non seulement dépouiller les archives des services du logement de Marzahn mais aussi celles du Magistrat de Berlin et des arrondissements centraux. Même en ayant fait ce travail, il manque encore les deux autres filières. Une telle enquête n’était pas envisageable dans le cadre d’une thèse pour laquelle les politiques de peuplement pendant la période socialiste ne constituent qu’une question secondaire.
« Management de quartier » et pratiques de l’expertise sociale
La mise en place du « management de quartier » ne s’est pas traduite par un renouvellement des professionnels de la rénovation sur le terrain. Au contraire, les appels d’offres du Sénat de Berlin pour la prise en charge du dispositif représentent une ressource importante pour les bureaux d’urbanisme déjà installés localement alors que les programmes de rénovation lancés au début des années 1990 sont réorientés ou arrêtés. Le bureau d’urbanisme UrbanPlan auquel avait été confiée l’organisation de la Plattform Marzahn dans les années 1990 remporte sans difficultés l’appel d’offres pour le « management » du quartier nord de Marzahn en 1999. Six ans plus tard, le cabinet Weeber+Partner remporte un appel d’offres similaire pour un autre quartier de grands ensembles à Marzahn. Ce principe se vérifie dans les autres parties de la ville : à Prenzlauerberg, c’est la société STERN qui se charge du « management de quartier » dans les secteurs de rénovation (Sanierungsgebiete) qu’elle gère déjà depuis le début des années 1990. À Kreuzberg et à Wedding, ce sont plutôt des associations de quartier qui se sont constituées pendant le mouvement de squats des années 1980 qui animent le nouveau dispositif. Dans ce contexte, on peut se demander en quoi le programme « Soziale Stadt » et les nouvelles missions confiées aux rénovateurs dans le cadre de la mise en œuvre du « management de quartier » transforment effectivement leur intervention sur le terrain. En particulier, est-ce que ce programme engage une évolution des techniques mobilisées pour faire participer les habitants ?
J’aborde cette question à partir de l’analyse des rapports entre experts et profanes dans le domaine de l’urbanisme. Ce type d’analyse a émergé dans le domaine scientifique et technique à travers une série de travaux d’histoire et de sociologie des sciences que Harry Collins et Robert Evans situent dans le contexte d’une troisième voie de recherche succédant au tournant engagé dans les années 1970 par les travaux considérant la science comme une activité sociale comme les autres (Collins, Evans, 2002). En France, un tel mouvement a été encouragé par la publication de l’ouvrage de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe sur la démocratie technique. Les auteurs y mettent notamment en cause la séparation entre professionnels et profanes dans la production des savoirs scientifiques (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001). Comme je vais le montrer, le dispositif du management de quartier » fait émerger de nouveaux experts dans le domaine de la rénovation : les habitants. La façon dont les dispositifs construisent cette position contribue non seulement à reconfigurer celles des professionnels de la rénovation sur le terrain mais aussi à favoriser des formes plus individuelles de mobilisation.
Les habitants : la construction de nouveaux experts
Organigramme du « management de quartier » dans le quartier nord de Marzahn. Source : Quartiersagentur Marzahn NordWest, 2002 (traduction Bernard, 2006).
L’organigramme du dispositif de « management de quartier » se présente sous la forme d’un enchevêtrement de structures au statut très différent dans lequel les managers occupent une place centrale. Cette représentation, qui correspond au point de vue des managers sur le dispositif, insiste sur leur fonction de coordination. Elle ignore en effet les rapports hiérarchiques qui les lient par exemple à l’administration du Sénat de Berlin chargée du développement urbain ou les rapports conflictuels qui caractérisent les relations entre les services administratifs de la ville et ceux de l’arrondissement, entre les différentes administrations de l’arrondissement ou encore entre certains services municipaux et les associations de quartiers. Au sein de cette architecture, la « participation des habitants » se fait par le biais de plusieurs instances. Les conférences de quartier sont des assemblées thématiques auxquelles l’ensemble des habitants sont conviés par voie de presse, d’affichage et de tracts distribués dans les boîtes aux lettres. Leur fréquence varie en fonction des circonstances ; leur fonction est de mobiliser ponctuellement le plus grand nombre d’habitants. La mise en place du « management de quartier » à Marzahn s’est accompagnée d’une première conférence de ce type intitulée « Marzahn NordWest – voir le quartier autrement et participer à sa transformation151 » organisée en avril 2000. C’est à cette occasion qu’ont été créés le Conseil des habitants (Bewohnerbeirat) et le Forum libre des Aussiedler (Freies Forum der Aussiedler) à partir de la mobilisation de quelques participants. Ces deux instances fonctionnent sur la base du volontariat et sont ouvertes à tous les habitants du quartier, la seconde ciblant davantage la population des « Aussiedler ». Elles proposent des réunions mensuelles centrées sur des thématiques choisies par les participants et les « managers de quartier ». À ces instances s’ajoute un fond de quartier doté d’un budget annuel de 15 000 € permettant de financer des animations locales (fêtes de quartier, journées portes ouvertes, fêtes d’immeubles, etc.). Il est composé de bénévoles et d’habitants élus par le Conseil des habitants et d’un représentant de l’administration de l’arrondissement. Un délégué du Conseil des habitants siège également au sein du Comité de pilotage du quartier (Steuerungsrunde). Enfin, le jury citoyen (Bürgerjury) est une instance à durée de vie limitée, dans la mesure où cette expérience, qui s’est échelonnée entre 2001 et 2003, était dotée d’une enveloppe exceptionnelle de 500 000 € qu’il s’agissait d’allouer à des projets de développement locaux. Il est composé pour 49 % de représentants de porteurs de projets (freie Träger) locaux et pour 51 % d’habitants tirés au sort dans le registre municipal.
Les comptes rendus des réunions organisées dans le cadre de ces diverses instances mettent en évidence quelques ressemblances avec les expériences de participations menées dans les années 1990. Pour autant, le dispositif du « management de quartier » n’intègre pas de la même façon la parole des habitants que les dispositifs que j’ai étudiés plus haut : on n’observe aucun processus de cadrage et la participation se fait sur une base plus individuelle que collective. Le « management de quartier » est également soutenu par un ensemble de discours, matérialisés dans de nouveaux dispositifs, qui certifient les compétences des habitants et garantissent leur pouvoir d’expertise.
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Table des matières
INTRODUCTION
La participation des habitants : un discours sur la ville et une action politique
« Mais qu’est-ce qu’une fille comme vous fait dans un endroit comme ça ? »
Un petit objet pour de grandes question
De la situation à la structure
Un usage « kamikaze » de la théorie
L’énigme marzahnaise
CHAPITRE 1 : D’UNE SÉGRÉGATION À L’AUTRE
Introduction
I. L’arrondissement de Marzahn dans la tourmente de la réunification
I. 1. Désindustrialisation et périurbanisation à Berlin dans les années 1990
La désindustrialisation ou la fin d’une situation d’exception
La périurbanisation : une soif d’espace ciblée
I. 2. Marzahn, un arrondissement dans la moyenne
I. 3. Ce que les moyennes cachent : disparités nord/sud à Marzahn
II. Les héritages de la période socialiste
II. 1. Un problème de sources
Les voies complexes de l’attribution de logements à Marzahn pendant la période socialiste
La ségrégation socio-spatiale : un angle mort de la sociologie urbaine est-allemande
Le temps : un précieux allié
II. 2. Berlin-Est : une ville « socialiste » ?
La ségrégation socio-spatiale dans les villes socialistes : une typologie empirique
Le grand ensemble de Marzahn : une zone urbaine privilégiée ?
II. 3. Les indices d’une opposition Nord/Sud
III. La gestion du parc de grands ensembles après 1990 : les deux échelles de la ségrégation
III. 1. Rénovation et privatisation : les impératifs contradictoires de la gestion du parc communal dans les années 1990
La création de nouveaux bailleurs
Une gestion ségrégative du peuplement ?
III. 2. Fragmentation interne du parc de grands ensembles dans les années 2000
La WBG Marzahn : deux parcs pour deux clientèles
La coopérative Nordlicht : une gestion « sociale » de la misère 8
La coopérative BB WBG : les limites de la fidélité d’une clientèle vieillissante
Conclusion
CHAPITRE 2 : DU « GRAND ENSEMBLE » AU « QUARTIER »
Introduction
I. La conquête de l’Est : une logique de « transplantation »
I. 1. Le Sénat de Berlin : une administration pionnière dans la rénovation des parcs de grands ensembles est-allemands
Une action rationnelle en valeur
La rénovation des grands ensembles est-berlinois : une définition technique
Le paradigme de la « rénovation douce »
Une action rationnelle en finalité
Un parc de logements sociaux à moindre coût ?
Un objectif classique de la rénovation urbaine : traiter la structure socio-démographique du « peuplement »
I. 2. La conquête politique de l’Est
La participation des habitants dans le cadre de la Plattform Marzahn : un instrument de cadrage
Un dispositif cartographique
Un dispositif photographique
La « procédure des Conseils » du Märkisches Viertel : une branche peu politisée de la participation des habitants à Berlin-Ouest
Les grands ensembles ouest-allemands à la fin des années 1960 : un terrain d’expérimentation pour une nouvelle génération de travailleurs sociaux
Les « commissions de rénovation » à Kreuzberg : un dispositif de sortie de crise
II. Le « management de quartier » berlinois : un nouveau paradigme rénovateur ?
II. 1. Une nouvelle lecture de l’espace urbain
La ségrégation socio-spatiale : constructions savantes d’un problème social en Allemagne
L’approche socio-économique de la ségrégation urbaine en Allemagne : un portrait en négatif du « management de quartier »
Les effets de quartier : la ville américaine comme contre-modèle
« Management de quartier » et réforme administrative à Berlin
Crise financière et nouveau modèle de gestion publique
Un gouvernement métropolitain en crise
« Management de quartier » et systèmes d’action locaux
II. 2. « Management de quartier » et pratiques de l’expertise sociale
Les habitants : la construction de nouveaux experts
Une parole sans médiation
Certification et pouvoir de décision
Les « managers de quartier » : un « savoir de position »
Conclusion
CHAPITRE 3 : DES HABITANTS LOYAUX
Introduction
Le quartier comme environnement social et familier
Participation et loyauté
I. Les rapports au quartier à Marzahn Nord : dispositif d’enquête
I. 1. Une entrée par le logement et les équipements
Marzahn : grand ensemble ou ville nouvelle ?
Une entrée par le logement et les équipements : enjeux et limites
« Proximité spatiale et distance sociale » : les leçons d’une enquête
Trois catégories sociales au prisme de la cohabitation
I. 2. Une ethnographie des usages du logement et des équipements
L’observation directe : une technique sensible à la nature des activités observées
L’entretien : une forme sensible aux variations de la relation d’enquête
Décrire les usages du logement et des équipements : apports et limites de l’ethnographie classique
I. 3. Le portrait photographique posé : une méthode d’enquête
Un dispositif technique et esthétique
Un dispositif de « connaissance par corps »
II. Un monde privé
II. 1. Un repère familier dans un espace urbain anonyme
Un départ retardé
Rétractation sur le logement
À la conquête de l’autonomie personnelle
II. 2. Une bulle protectrice dédiée à l’épanouissement personnel
Un lieu préservé de l’exposition publique
Un lieu préservé des obligations familiales
III. Une maison
III. 1. Le foyer
Un lieu de mémoire
Un retour aux sources
Une grande famille
III. 2. Le rendez-vous
Le Théâtre Tchekhov : un schéma temporel de partage de l’espace
Le Café de la Tour : les formes populaires du « quant-à-soi »
Conclusion
CHAPITRE 4 : PRENDRE LA PAROLE
Introduction
Une définition élargie du politique
La compétence politique comme sens moral
L’engagement politique comme « carrière » ?
Politisation, engagement politique et prise de parole
I. Construire un parcours d’engagement : dispositif d’enquête
I. 1. Une entrée par la prise de parole dans les espaces publics locaux
L’espace public comme dispositif de mise à l’épreuve dans le régime de justification
Engagement politique et prise de parole dans un espace public : précisions conceptuelles
En amont et en aval de la prise de parole : les apports des théories de l’action collective
Les versants pratiques et cognitifs de la politisation de l’expérience
De l’épreuve publique à l’expérience politique
I. 2. Une ethnographie de la prise de parole
Observation participante et observation distanciée : deux techniques pour deux types d’espaces
L’initiative de défense des locataires et le réseau d’entraide du Café de la Tour : deux espaces propices à l’observation participante
Être prise à parti ou comment observer un espace public sans prendre la parole
L’entretien ethnographique : registres d’implication et d’analyse
Le statut du discours dans l’entretien informatif : « confidence » ou « langue de bois » ?
L’entretien rétrospectif : du leurre à la méthode
Être prise à témoin : la situation d’entretien comme situation de prise de parole
II. La prise de parole comme manifestation d’un collectif
II. 1. Un citoyen exemplaire
Le sens du civisme : un héritage de la période socialiste
La genèse d’un « bon » citoyen
II. 2. Une « nouvelle » militante
De l’ « épreuve personnelle de milieu » à l’ « enjeu collectif de structure »
Donner une voix aux locataires
II. 3. Un citoyen ordinaire
La parole récompensée
Une parole « authentique »
CHAPITRE 5 : ÊTRE ÉCOUTÉ
Introduction
Un problème de visibilité
Rapports de pouvoir et situations d’injustice dans les espaces publics : une question de représentation
I. La question de la représentation
I. 1. Deux définitions restreintes de la représentation politique : les limites de l’approche « restreinte » et de l’approche « élargie » du politique
L’approche « restreinte » du politique ou la représentation politique comme symbolisation inversée (Repräsentation)
L’approche « élargie » du politique ou la représentation politique comme action pour un bien public (Stellvertretung)
I. 2. Repräsentation et Stellvertretung : les deux faces inversées de la représentation politique
Repräsentation : où l’on apprend que la représentation théâtrale (Vorstellung) a besoin d’un art de la « présentation » (Darstellung)
La réalité sociale comme représentation théâtrale (Vorstellung)
L’art de la « présentation » (Darstellung)
Dans l’arrière-boutique de la représentation politique
Stellvertretung : où l’on apprend que la représentation substantielle a besoin d’une représentation descriptive
Stabilité des états vs. principe de commune dignité : une seconde impasse de l’approche « élargie » du politique
La représentation descriptive comme représentation indiciaire
La représentation indiciaire dans les épreuves de justification
II. Les crises de la représentation à Marzahn Nord
II. 1. Le Conseil des habitants de Marzahn Nord (Bewohnerbeirat) : trajectoire de privatisation d’un espace public local
Un débat encadré
Un collectif éclaté
Des habitants en mal de légitimité
II. 2. Le rendez-vous manqué du budget participatif à Marzahn Nord
Une administration « dilettante »
Une dynamique de discussion positive
Une parole instrumentalisée
Conclusion
CONCLUSION
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