Les apatites (Ca5(PO4)3X; X= OH, F, Cl) sont des minéraux ubiquistes présents aussi bien en contextes géologiques en tant que source principale de phosphore sur Terre (Filippelli 2002), que comme constituant inorganique principal des squelettes de vertébrés (os et dents) et constituent donc la majorité de leur restes fossiles (Elliott 2002). Ces fossiles sont des témoins importants des conditions paléo-environnementales. Leur composition chimique et isotopique dépend en effet des paramètres physico-chimiques des milieux dans lesquels vivaient les faunes correspondantes (Koch 1998, Kohn et Cerling 2002).
Les reconstitutions des environnements anciens effectuées à partir de l’analyse de la composition chimique et isotopique des restes de vertébrés fossiles permettent de compléter les approches plus classiques de la paléontologie, reposant notamment sur l’anatomie comparée. Ainsi concernant l’évolution de l’Homme et l’apparition de la bipédie, l’émergence des premiers hominidés a longtemps été associée à un climat sec ou un environnement de type savane. Les reconstitutions basées sur l’analyse isotopique de restes de faunes associées aux découvertes récentes d’hominidés tels qu’Orrorin tugenensis (Senut et al. 2001), ont permis de confirmer les données paléontologiques indiquant que celle-ci s’est effectuée dans un milieu plus humide et diversifié que celui envisagé jusqu’à présent (e.g. Roche et al. 2013). Toutefois, la validité des informations paléoenvironementales recelées par les restes de vertébrés fossiles dépend crucialement de la préservation de l’enregistrement géochimique biogénique au cours du processus de fossilisation.
Fossilisation des apatites biologiques
Les apatites biologiques constituent la phase minérale majeure des os et dents de vertébrés. Elles sont couramment utilisées comme marqueurs de conditions paléoenvironnementales à travers leur composition chimique et isotopique et comme objets de datation en préhistoire et en archéologie.
Structure des apatites et impuretés moléculaires : unité et diversité des apatites
Le terme d’apatite recouvre une grande famille de composés de structure similaire mais pouvant faire preuve d’une grande variabilité de composition chimique. Au sens strict, il désigne trois minéraux de formule chimique Ca10(PO4)6(X)2 : hydroxyapatite (X = OH), fluorapatite (X = F) et chlorapatite (X = Cl). L’apatite est le minéral le plus courant de la famille des phosphates et constitue la première source de phosphore sur Terre. Ainsi, la fluorapatite est un minéral accessoire ubiquiste présent dans de nombreuses roches sédimentaires, métamorphiques et magmatiques (Knudsen et Gunter, 2002 ; Spear et Pyle 2002 ; Piccoli et Candela 2002) et un constituant majeur des phosphorites (McConnell, 1973). L’hydroxyapatite carbonatée quant à elle, constitue la composante minérale principale des os et dents de vertébrés (Elliott, 2002). Fluoro- et hydroxy- apatites sont donc particulièrement abondantes et plus étudiées que la chlorapatite, plus rare et présente essentiellement dans les milieux pauvres en fluor.
La structure cristalline de l’apatite est représentée en Figure 1.1. Une maille d’apatite peut être décrite par les trois polyèdres de coordination suivants : Tétraèdre PO4 : Le phosphore dans l’apatite est lié à 4 atomes d’oxygène, formant des tétraèdres réguliers, invariants quel que soit le type d’anion OH- , F- ou Cl- dans la structure.
Polyèdre Ca1O9 : Il existe deux coordinences possibles pour le calcium dans l’apatite. Parmi les 10 atomes de calcium de la maille, 4 d’entre eux, dits calcium en site 1, sont en coordinence 9. Ils se situent au centre d’un prisme trigonal, constitué uniquement des atomes d’oxygène impliqués dans les tétraèdres phosphatés. Polyèdre Ca2O6X : Les six atomes de calcium restants, dits calcium en site 2, forment un hexagone régulier autour de l’anion X- , un atome de calcium sur 2 étant décalé selon c de z= 1/2. A l’échelle du matériau ces hexagones constituent des « canaux » anioniques dirigés selon l’axe c, à l’intérieur desquels figurent les anions OH- , F- ou Cl- . Les atomes de calcium en site 2 sont eux mêmes en coordinence 7, liés à 6 atomes d’oxygène et à l’anion X-.
Au niveau structural les trois minéraux diffèrent essentiellement par la position des anions OH- , F- ou Cl- au sein des canaux anioniques (0,0,z). Ainsi l’arrangement atomique idéal correspond à celui de la fluorapatite, qui cristallise dans le groupe d’espace P63/m et où l’atome de fluor est situé au centre du triangle formé par les atomes de Ca en site 2. En revanche, celuici est trop rigide pour accommoder les anions OH- et Cl- de plus grande taille qui se retrouvent donc décalés selon l’axe z, ceci se traduisant par un abaissement de la symétrie vers le groupe d’espace P21/b dans le cas des hydroxy- et chloro- apatites (Table 1.1) et par un taux d’occupation de 1/2 des ions OH- et Cl-.
La structure cristalline de l’apatite présentée ci-dessus est particulièrement tolérante aux distorsions et est connue pour pouvoir accommoder plus de la moitié du tableau périodique (Pan et Fleet, 2002). Ainsi de nombreux cations aussi bien divalents (Sr, Pb, Ba, Mn, Mg, Fe, Zn, Ni, Cd…) que monovalents (Na, K, Li…), trivalents (terres rares, Y) ou encore tétravalents (Th, U) peuvent se substituer aux ions calcium, en présentant des affinités variables pour chacun des deux sites cristallographiques Ca1 et Ca2 (Skinner 2005). Les tétraèdres phosphatés peuvent quant à eux être remplacés par d’autres groupements anioniques tels que AsO4³⁻ , SO4²⁻ , CO3²⁻ , SiO4⁴⁻… Enfin le site anionique des canaux peut également être occupé par d’autres groupements que les anions OH- , F- et Cl- des « pôles purs », tels que CO3²⁻ , O2- ou H2O.
Cependant, si ces substitutions ont été étudiées de façon approfondie dans la littérature, les mécanismes associés ne font pas toujours l’unanimité, notamment en ce qui concerne les mécanismes de compensation de charge permettant d’assurer l’électroneutralité de la structure lors de substitutions par un ion ou groupement moléculaire de charge différente (e.g. Tacker 2008, Pasteris et al. 2012).
L’une des substitutions les plus discutées dans la littérature est celle permettant l’incorporation d’ions carbonates dans la structure de l’apatite, depuis les premières études attestant de l’existence de CO3²⁻ dans la structure des apatites dites « carbonatées » (Altschuler et al. 1952, Silverman et al. 1952). En effet, dans les apatites biologiques, c’est-à-dire les composantes minérales des os et dents de vertébrés, les substitutions par les ions carbonates sont les plus importantes, quantitativement parlant : l’émail dentaire contient 3 % en masse de CO2 de carbonates et l’os 4.8 % en masse de CO2 (Elliott 2002). Quelques pourcents en masse de carbonates modifient drastiquement les propriétés physico-chimiques de l’apatite telles que sa solubilité, son élasticité ou encore sa densité.
Il est établi que le groupement carbonate peut s’incorporer au niveau de deux sites de substitutions distincts dans la structure de l’apatite : le site A où le carbonate remplace les anions X- des canaux et le site B où le carbonate remplace les groupements phosphates tétraédriques (Elliott 1964, LeGeros et al. 1969). Les spectroscopies infrarouge et RMN (Résonnance Magnétique Nucléaire) sont particulièrement adaptées pour distinguer ces deux types de substitutions (Montel 1971, Reigner et al. 1994, Rey et al. 2007, Mason et al. 2008, 2009).
Dans le cas de la substitution en site A, le mécanisme correspond au remplacement de deux anions X- par un groupement carbonate CO3²⁻ et ne fait donc pas intervenir de différence de charge (Suetsugu et al. 1998). Les discussions portent principalement sur l’arrangement de l’ion dans le canal anionique. Celui-ci reste plan et perpendiculaire à l’axe a, deux configurations semblant coexister, avec une liaison C-O soit perpendiculaire soit parallèle à l’axe c, comme le montrent les observations expérimentales (Tacker 2008, Fleet 2009) et les modélisations ab initio (Ulian et al. 2013).
Structure des apatites biologiques dans les tissus biominéralisés
Les apatites biologiques, ou bio-apatites, constituent la composante inorganique principale des os et dents de vertébrés (Elliott 2002). Elles sont produites par les organismes vivants via le processus de biominéralisation. Comme mentionné au paragraphe précédent, les apatites biologiques peuvent être décrites en première approximation comme de l’hydroxyapatite carbonatée (Boskey 2007, Pasteris et al. 2008). Cependant, la morphologie des cristaux ainsi que leur composition chimique diffèrent grandement d’un tissu biominéralisé à l’autre. Ainsi des auteurs tels que LeGeros et LeGeros (1984) et Skinner (2005) utilisent des formules de type (Ca,Na,Mg,K,Sr,Pb,…)10(PO4,CO3,SO4,…)6(OH,F,C,CO3…)2 pour représenter la grande variabilité de composition chimique des apatites biologiques.
On distingue trois types de tissus biominéralisés chez les vertébrés : l’os, la dentine et l’émail dentaire. Il s’agit dans tous les cas de matériaux composites constitués d’une fraction minérale (apatite), d’une fraction organique (protéines) et d’eau en proportions variables. La composition de la phase apatitique varie d’un tissu biominéralisé à l’autre, notamment en ce qui concerne la substitution la plus importante présente dans les apatites biologiques : celle par les groupements carbonates. La solubilité de la bioapatite est corrélée positivement avec la teneur en carbonates substitués (Ito et al. 1997 ; Hankermeyer 2002), l’os et la dentine plus riches en carbonates sont plus solubles que l’émail dentaire.
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Table des matières
Introduction Générale
Partie I : Généralités et Méthodes
Chapitre 1 : Fossilisation des apatites biologiques
1.1 Structure des apatites et impuretés moléculaires : unité et diversité des apatites
1.2 Structure des bioapatites actuelles : émail dentaire et tissus osseux
1.2.1 L’os
1.2.2 La dentine
1.2.3 L’émail
1.3 Apports de la géochimie isotopique des tissus biominéralisés fossiles à la reconstitution des environnements et climats passés
1.3.1 Géochimie isotopique : quelques définitions
1.3.2 Acquisition du signal isotopique par les tissus biominéralisés
1.3.2.1 Fractionnement isotopique du carbone entre les tissus biominéralisés et l’alimentation
1.3.2.2 Fractionnement isotopique de l’oxygène entre l’apatite et l’eau de boisson
1.3.3 Reconstitutions des climats et environnements passés
1.4 Altération diagénétique des tissus biominéralisés : entre conservation et évolution post-mortem
1.4.1 Processus impliqués dans la diagénèse des tissus biominéralisés
1.4.2 La diagénèse, une fatalité ? Comment évaluer son impact ?
1.4.3 Questions ouvertes et enjeux
Chapitre 2 : Méthodes
2.1 Spectroscopie infrarouge
2.1.1 Généralités
2.1.2 Mouvement de particules dans un réseau
2.1.3 Interaction rayonnement infrarouge – cristal
2.1.4 Réflectance Totale Atténuée
2.1.5 Dispositif expérimental
2.2 Spectroscopie de résonance magnétique nucléaire (RMN)
2.2.1 Principe et interactions
2.2.2 Rotation à l’angle magique
2.2.3 Polarisation croisée
2.2.4 Noyaux quadripolaires et MQ-MAS
2.3 Modélisation des propriétés de fractionnement isotopique
2.3.1 Théorie du fractionnement isotopique à l’équilibre
2.3.2 Calcul des propriétés vibrationnelles harmoniques d’un minéral par méthodes ab initio
2.3.3 Implémentation pratique
Partie II : Approches théoriques
Chapitre 3 : Calcul ab initio des propriétés de fractionnement isotopique de l’apatite
3.1 Résumé de l’étude
3.2 Introduction
3.3 Methods
3.3.1 Equilibrium isotopic fractionation factors
3.3.2 Modelling apporach and density-functional calculations
3.4 Results
3.4.1 Oxygen 18O/16O equilibrium fractionation properties
3.4.2 Carbon 13C/12C equilibrium fractionation properties
3.4.3 Calcium 44Ca/40Ca equilibrium fractionation properties
3.5 Discussion
3.5.1 Equilibrium isotopic fractionation of oxygen 18O/16O
3.5.1.1 Carbon dioxide/liquid water oxygen isotope fractionation
3.5.1.2 Mineral/liquid water oxygen isotope fractionation: calcite and structural phosphate in apatite
3.5.1.3 Oxygen isotope fractionation between structural carbonate in apatite and liquid water
3.5.1.4 Hydroxyapatite oxygen internal fractionation
3.5.1.5 Oxygen isotope fractionation between structural carbonates and phosphates in apatite
3.5.2 Equilibrium isotopic fractionation of carbon 13C/12C
3.5.3 Equilibrium isotopic fractionation of calcium 44Ca/40Ca
3.6 Conclusion
Chapitre 4 : Modélisations des spectres ATR-FTIR
4.1 Modélisation du spectre ATR-FTIR de l’apatite
4.1.1 Résumé de l’étude
4.1.2 Introduction
4.1.3 Samples and methods
4.1.4 Modelling strategy
4.1.5 Results
4.1.5.1 Comparative properties of the MG and Bruggeman effective models
4.1.5.2 Experimental ATR spectra of apatite
4.1.5.3 Theoretical ATR-FTIR spectra of apatite
4.1.6 Concluding remarks
4.2 Effets électrostatiques macroscopiques dans les spectres ATR-FTIR d’os modernes et archéologiques
4.2.1 Résumé de l’étude
4.2.2 Introduction
4.3.3 Materials and methods
4.2.4 Results and discussion
4.2.5 Implications
Partie III : Applications géochimiques
Chapitre 5 : Transformation des bioapatites au cours de la fossilisation
5.1 Résumé de l’étude
5.2 Introduction
5.3 Materials and Methods
5.3.1 Samples description and alteration conditions
5.3.2 Analytical techniques
5.4 Results
5.4.1 Chemical composition of bone samples
5.4.2 Oxygen and carbon isotopic compositions
5.4.3 X-ray diffraction
5.4.4 Vibrational spectroscopies
5.4.4.1 Structural order probed by phosphate absorption bands
5.4.4.1.1 ATR-FTIR spectrum of bone samples
5.4.4.1.2 Raman spectrum of bone samples
5.4.4.2 Environment of structural carbonate groups inferred from the ν2 CO3 band in ATR-FTIR spectra
5.4.5 Nuclear Magnetic Resonance spectroscopy of bone samples
5.5 Discussion
5.5.1 Evidence of secondary apatite formation
5.5.2 Carbonate incorporation in secondary apatite
5.5.3 Comparison of infrared and Raman spectroscopy in the determination of apatite structural order
5.5.4 Implications for fossilization processes
Conclusion Générale