Fortnite : espace de jeu socio-économique
La première hypothèse que nous posons est de définir le jeu vidéo Fortnite comme un espace de jeu socio-économique. Admis et placé dans le genre médiatique du jeu vidéo, nous définirons ici sa nature et sa complexité. Nous chercherons à voir en quoi il conjugue et superpose plusieurs espaces différents et en quoi ces espaces définissent des enjeux particuliers pour les joueurs.
D’un espace-temps du jeu à l’espace-temps dans le jeu
Matérialité de l’espace et règles naturelles
Pour analyser le jeu Fortnite, nous nous proposerons d’expliciter et déconstruire son caractère ludique au prisme des travaux sur la ludicité de Johan Huizinga. Dans ses travaux tirés de l’ouvrage Homo Ludens, l’auteur caractérise le jeu comme une « activité volontaire qui se déroule dans certaines limites de lieu, de temps et de volonté ». Les règles qui encadrent le jeu sont arbitraires, mutuellement et librement consenties pour servir une fin. Les aspects de spatialité et de temporalité différentes sont d’autant plus fondamentaux pour Huizinga qui considère que le jeu permet de se rendre « autrement » que dans la vie, le quotidien qu’il considère « courant ». Selon lui, les limitations établies par une localité particulière sont même encore plus prégnantes que les limitations temporelles. Le jeu se déroule dans les pourtours de son espace, défini d’avance qu’il soit matériel, imaginaire et concernant notre objet d’étude : informatisé. L’arène, la table d’échec ou l’écran sont autant de lieux séparés, clôturés et ordonnés à l’intérieur par des règles spécifiques. L’auteur parle de monde « temporaires » dans le monde « habituel » .
Cette première caractérisation du jeu nous donne une clé d’analyse du jeu Fortnite en tant qu’espace particulier et borné ce que nous tâcherons d’expliciter par ailleurs. Cependant, elle cette caractérisation n’envisage pas l’espace matériel du jeu. Dans le cadre du jeu vidéo, la matérialité de l’espace est déterminante et caractérisante d’un espace-temps bien spécifique. En effet, les jeux vidéo se caractérisent comme des jeux qui reposent sur un programme informatique qui pose des interfaces encadrant les interactions entre un ou plusieurs utilisateurs et la machine. Le jeu vidéo est avant toute chose une interface, un contexte et un espace technique et matériel.
Il est nécessaire de comprendre par quels supports techniques l’espace est simulé dans le quotidien et par quelle interface il est donné à voir in situ afin de comprendre les enjeux et implications de cet espace du jeu. En effet, la nature de cet espace du jeu, les supports, déterminent le type de jeu et les mécaniques possibles dans le jeu nous donnant des éclairages sur les enjeux et spécificités de Fortnite . C’est un jeu en ligne accessible et compatible avec la plupart des plateformes : c’est un jeu cross-play, c’est-à-dire qu’il offre la possibilité pour les utilisateurs de jouer ensemble simultanément en ayant des plateformes différentes. Cette spécificité dévoile des aspects de l’espace de Fortnite de deux manières. D’abord cela vient maximiser les potentialités d’interactivité entre des joueurs de nature, de moyens et de contextes différents. C’est-à-dire que les possibilités d’interactions entre les joueurs au moyen de leur machines respectives sont assurées. Un joueur occasionnel sur une plateforme mobile bon marché dans le métro pourra parfaitement interagir avec un joueur expérimenté qui utilise un ordinateur moderne et volumineux dans son salon tant et si bien que les deux aient une connexion internet suffisante. Par ailleurs, c’est une multiplication des moments et lieux potentiels de jeu pour l’utilisateur. Le jeu offre une grande flexibilité au joueur et les possibilités d’intégration du jeu dans son temps « ordinaire » sont démultipliées. Pour rendre possible son usage sur les plateformes, le jeu fonctionne grâce au moteur graphique Unreal Engine. Ce moteur graphique est le plus utilisé dans le monde et il est développé par Epic Games, l’éditeur de Fortnite. Cela laissant entrevoir une captation, et une maitrise large des aspects et spécificités techniques du jeu par l’éditeur. En plus d’être compatible sur un nombre très large de plateformes, le moteur Unreal est particulièrement flexible dans la mesure où il permet au jeu de fonctionner sur une grande latitude de processeurs graphiques. En effet, les spécificités minimales sont extrêmement basses et permettent de toucher un nombre élevé de joueurs potentiels.
Ces éléments nous donnent à voir un espace pensé pour une participation massive et intégrée dans pleins de moments du quotidien de joueurs d’horizons et de profils très différents. Cet espace du jeu laisse entrevoir la nature de l’espace dans le jeu. Pour définir plus précisément cet espace et rentrer à l’intérieur du jeu, nous passerons par trois prismes théoriques.
Gauvain Leconte caractérise l’espace particulier du jeu vidéo comme un système de règles qui encadrent et limitent par rapport au monde ordinaire. C’est à l’intérieur de ce système que sont contenues les actions et leurs conséquences de manière signifiante, rendant ainsi possible l’interactivité. Ces règles sont présentées comme naturelles en ce qu’elles ne sont pas édictées clairement, appliquées sans médiation, nécessaires et implicites. Ces éléments changent la signification des objets et des actions et forment une autre réalité. Ces nouvelles charges sémiotiques sont appelées « représentations procédurales » et leur convergence est ce qui permet la création d’un cadre temporaire, d’une interface au sein du quotidien «ordinaire ». Fortnite est organisé par un nombre de règles qui régissent les potentialités d’action du joueur dans son espace virtuel et précisent ses particularités. La physique du jeu, l’interface et les modélisations constituent un cadre de règle « naturelles » qui permettent la virtualité. Cette virtualité étant caractérisée d’une part par la notion de potentialité et d’autre part par son caractère quasi-réel . L’instance du jeu Fortnite permet au joueur de faire se déplacer un personnage à la forme humanoïde dans un espace étendu sur une surface carré de 2,5 km de côté. Cet espace est la représentation d’une île dans laquelle on retrouve des éléments naturels (montagnes, vallées, marais, falaises etc.) et des éléments « construits » (villages, commerces, ports, routes, forts etc.). Le joueur se déplace en marchant, en courant ou en utilisant des véhicules. Il lui est possible de sauter, s’accroupir, d’attraper des objets, d’en détruire, s’équiper d’armes et tirer sur des adversaires . L’espace intègre une forme de gravité et l’impossibilité de traverser les murs et objets. Ces règles définissent une virtualité du quasi-réel : on tend à une représentation d’une forme de réalité mais strictement limitée en ce qu’elle ne contient pas tout ce qu’il est possible de faire dans le monde réel. D’autres règles définissent par ailleurs une virtualité en son sens de somme des potentialités : le personnage peut voler, se téléporter, détruire des objets de grande taille avec un petit objet contondant, tomber de très haut sans mourir, ressusciter etc. L’ensemble de ces règles posent les conditions de l’interactivité et attribuent une nouvelle charge sémiotique à des actions du cadre de référence du joueur : la destruction d’un objet est ici sanctionnée par la récupération de ressources bien définies, tirer sur quelqu’un n’implique pas commettre un meurtre et sauter dans le vide n’est qu’une manière parmi d’autres de se déplacer.
Ces éléments participe de la définition d’un espace hors cadre de référence du joueur dans lequel il est possible de se déplacer et d’interagir avec l’environnement selon certaines règles tacites. Cela pose des frontières et limites claires, et la tentation de parler de « territoire » virtuel est grande. Parler de Fortnite comme d’un territoire reviendrait à le caractériser comme un lieu unique qu’il serait possible d’appréhender linéairement car totalement contigu. L’utilisateur pourrait, et devrait, se déplacer entre les différentes interfaces et lieux. Passer d’un espace dans le jeu à un autre, d’un menu à un autre se ferait sans rupture. Pourtant, le jeu nécessite des ruptures de la contiguïté aussi bien dans les zones de jeu que d’un menu à un autre. Un territoire se définit par sa contiguïté, or l’espace du jeu ne l’est pas puisqu’il est possible de se téléporter entre les espaces, mais aussi nécessaire d’envisager son transfert immédiat entre des zones d’expérience non reliées physiquement. En somme, on est surtout sur un espace déterritorialisé défini par une connexité, d’où la notion d’interface connectante . L’expérience de l’utilisateur sera marquée par des formes de téléportation d’espace en espace. Le choix de connexion entre ces espaces est laissé à la discrétion de l’utilisateur au moyen de l’interface (menu, choix de touches etc.).
Modalités compétitives
Cependant, cette définition de l’espace, bien que permettant de rendre compte de l’interface globale, manque de rendre compte précisément des spécificités ludiques et des modes d’interactions pour, et entre les joueurs. Aux règles plus structurelles et « naturelles » s’ajoutent un ensemble de règles explicites plus ou moins mises en œuvre par la narration et ses discours d’accompagnement pour construire l’espace ludique. Dans le cas de Fortnite, le cadre narratif participe grandement de la présentation des règles. Il existe trois modes de jeux que sont « Battle Royale » (mode le plus populaire), « Sauver le monde » et « Créatif » allant du plus au moins encadré par une narration. « Battle Royale » induit par son nom un espace ludique spécifique. L’expression, inspirée du roman éponyme de Kōshun Takami qualifie un combat où un grand nombre d’adversaires s’affrontent simultanément dont il ne peut sortir qu’un unique vainqueur. En effet, ce mode de jeu réuni sur la même instance 100 joueurs qui devront s’affronter et s’éliminer. Une tension s’ajoute en ce que la zone autorisée de combat diminue à mesure que le temps s’écoule. Ainsi, la concentration de joueur dans l’espace croît ce qui facilite, force et intensifie la poursuite des combats. Le contexte et les règles de ce mode sont encadrés par un système narratif précis. C’est un système de « saisons » de 70 jours et de chapitres qui ont chacune leur thème et intrigues et durent depuis la création du jeu. Ces saisons intègrent une narration qui encadre les règles du jeu. Par exemple, la zone de jeu diminue car le contexte narratif initial posait le concept d’une « tempête » qui transformait les humains en « Carcasses » et l’île étant l’espace où parviennent à se réunir des survivants. Lorsque le joueur arrive sur l’instance de jeu Battle Royale, la tempête se déclenche après un certain temps et l’enjeu est de rester dans l’œil de celle-ci sous peine d’être éliminé. Les thèmes des saisons contiennent des éléments narratifs qui modifient les conditions de l’espace ludique. Pour exemple, la saison 3 du chapitre 2 justifie l’inondation d’une partie de la carte (et donc son inaccessibilité) par l’arrivée d’une vague géante. Par ailleurs, certaines saisons viennent avec des modes de jeux temporaires adossés à la narration qui enrichissent l’expérience ludique. Le jeu déploie un espace temporel spécifique. Au sein du mode de jeu, on voit que l’écoulement du temps est un défi avant tout spatial puisque la tension s’organise autant sur la durée que sur l’espace. La mise en compétition des joueurs est une question de temps. D’une part à l’intérieur des modes de jeux mais aussi par rapport à la narration. Le système de niveau est tel que l’on revient au premier niveau à la fin de chaque saison. Il est donc nécessaire de monter le plus en niveau dans les 70 jours impartis. La distance entre les lieux, les joueurs et les adversaires n’est donc pas tant métrique et physique mais bien temporelle .
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Table des matières
Introduction
I. Fortnite : espace de jeu socio-économique
A. D’un espace-temps du jeu à l’espace-temps dans le jeu
1. Matérialité de l’espace et règles naturelles
2. Modalités compétitives
B. Programme social, arène identitaire, avatars
C. Monnaie virtuelle, coûts réels
II. Enjeux médiatiques et promotionnels
A. Industrie culturelle, médiatique et cybernétique
1. Modèle cybernétique
2. Rapports de force atypiques
B. Fortnite comme écrin promotionnel
1. Espace façonné par la culture populaire
2. Immixtion du fait promotionnel
C. Logique événementielle
III. Enjeux de circulation et de transferts des discours promotionnels
A. L’interactivité comme levier
B. Transferts, circulation, trivialité
C. Enjeux de médiatisation
Conclusion
Bibliographie
Annexes
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