Formation de l’esprit critique : la naissance du citoyen

Citoyenneté et esprit critique 

Le suffrage universel 

Selon le dictionnaire Larousse, un citoyen est « une personne jouissant, dans l’Etat dont il relève, des droits civils et politiques, et notamment du droit de vote ». La signification du mot « citoyen » est donc intrinsèquement liée à l’Etat auquel appartient ce citoyen. Un citoyen athénien ne jouissait pas des mêmes droits et devoirs qu’un citoyen de la Rome antique, et de la même manière, il faut étudier l’Etat français pour savoir ce qu’est un citoyen en France. Aujourd’hui, notre Etat est une république fonctionnant sous un système démocratique initialement instauré en 1792.

L’histoire de notre république a été mouvementée et parfois sanglante, entrecoupée de plusieurs guerres et retours temporaires vers la monarchie, témoignant successivement de périodes de prospérité et de crises sociales et économiques. Pourtant, aujourd’hui encore, les idées fondamentales de la Révolution qui ont mené à l’abolition de l’Ancien Régime sont bien vivantes à la base de nos valeurs. En 1789, l’Assemblée nationale constituante s’inspire des revendications humanistes et réformatrices des philosophes des Lumières pour rédiger la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ; actuellement, cet écrit qui promeut l’égalité entre tous est référencé dans le préambule de la Constitution de la Vème République. Il proclame la liberté des individus, qui doit être assurée par les Etats. Or, comment garantir qu’un Etat se soucie en priorité de ses citoyens ? L’une des possibilités est de donner l’autorité suprême aux citoyens eux-mêmes.

Si les Lumières n’étaient pas nécessairement républicains, ils défendaient des valeurs démocrates (notamment Voltaire, Rousseau et Montesquieu), et la Constitution de la Convention proposait le suffrage universel masculin dès 1793. Au départ très limité, le droit de vote a subi de nombreuses évolutions au cours de l’histoire française pour finir par être tel qu’il est aujourd’hui, un suffrage universel et direct. Être citoyen de l’Etat français, de nos jours, cela veut donc dire être un individu pouvant voter pour ses représentants. Le discours public le répète souvent : le vote n’est pas seulement un droit, c’est aussi un devoir. Une démocratie ne peut pas fonctionner sans l’avis de ses citoyens, car son autorité elle-même provient du peuple, comme le souligne la définition Larousse (« Système politique, forme de gouvernement dans lequel la souveraineté émane du peuple »). Il est donc nécessaire que les citoyens participent aux votes et s’impliquent dans le choix de leurs représentants. Mais comment choisir un représentant défendant nos intérêts ? Comment faire le tri entre les sophismes des discours politiques ? Quelle est la clé de la vie émancipée ?

La vision de Condorcet 

La question de l’éducation passionne les Lumières durant les décennies précédant la Révolution (on pense bien sûr à la publication de L’Emile de Rousseau et à l’Encyclopédie). Nicolas de Condorcet développe une réflexion spécifique sur l’instruction publique et sur l’institution qu’il considère qu’elle devrait être dans son rapport devant l’assemblée en avril 1792. Grand orateur, il fait partie du groupe politique des Girondins pendant la Révolution, groupe initialement majoritaire à l’Assemblée législative et à la Convention nationale, ce qui facilitera la propagation de ses idées républicaines. Pour lui, l’instruction n’a pas uniquement un rôle de professionnalisation, elle doit permettre au peuple de s’émanciper : « Un peuple livré à l’ignorance est en danger de perdre sa liberté. » .

A ses yeux, comme l’explique Catherine Kintzler , …l’instruction est bonne absolument parce que la moralité des actions humaines, qui se fonde sur le respect de la personne de l’autre, loin de n’être que le fruit d’un acte spontané de bienveillance comme le croit Rousseau, ou celui d’un acte de saisie immédiate et formelle comme le soutient Kant, est au contraire celui d’un acte intellectuel de connaissance.

L’Ecole devrait donner aux hommes un guide de moralité, leur apprendre à se soucier de leur propre sort mais aussi de celui des autres, leur donner assez de connaissances pour faire des liens de causalité entre les évènements ou faits qu’ils connaissent pour mieux comprendre le monde autour d’eux.

Plus qu’une nécessité d’empathie et de compréhension, c’est bien un rôle politique que tient l’instruction pensée par Condorcet, puisqu’elle existe également pour que le peuple ne puisse être dupé par des tyrans, d’après Kintzler : La théorie de l’Instruction publique est avant tout dirigée contre l’obscurantisme politique. S’appuyer sur l’ignorance d’un homme ou sur celle d’un peuple pour le manœuvrer, entretenir ce défaut de connaissances, ce n’est plus un discours, c’est un rapport entre les hommes, une forme de despotisme.

Les idées révolutionnaires de Condorcet sont visibles dans ses écrits ; sa conviction républicaine allait de pair avec son désir d’émancipation du peuple – une émancipation réelle, concrète et durable. A sa conception de l’instruction s’oppose celle de l’éducation de LouisMichel Lepeletier de Saint-Fargeau, affective, visant à former des citoyens « dévoués tout entiers à la Nation » .

Pour Condorcet, le fait d’être instruit, et tout particulièrement le fait d’être lettré revêt une importance majeure ; il semble considérer que ces connaissances de bases, atteignables par tous, permettront aux hommes de vivre autonomes intellectuellement : L’ignorant est constamment menacé par la dépendance et par l’asservissement à l’égard de quiconque dispose d’un savoir opportun dans certaines conditions, dont l’effet n’est pas contrôlable par le dominé et dont la transmission s’opère par voie de privilège […] l’analphabète est totalement livré au caprice du lettré auquel il est obligé de faire une confiance aveugle, et par lequel il peut être facilement abusé.

Ce n’est donc pas seulement du politique que le peuple doit se méfier, mais de tous ceux qui ont des savoirs que lui n’a pas… Une tâche irréalisable : il faut donc nuancer. Condorcet définit alors le lettrisme comme le seuil de connaissances minimum pour chacun, estimant que cela limitera la dépendance du peuple envers les plus puissants. Aujourd’hui, on ne saurait considérer ce seuil comme étant suffisant ; les techniques de manipulation d’autrui, qu’elles soient politiques, économiques, virtuelles… n’ont fait que se complexifier au cours du temps. Quel pourrait être le nouveau « seuil d’indépendance» de la pensée de l’individu ? Devrait-on donner plus de connaissances à l’élève moyen, rendre le citoyen français érudit dans tous les sujets sans exception, afin qu’il puisse prévoir et déjouer d’éventuels abus de confiance de son médecin, de son banquier, de son représentant politique, des commerces où il achète ses biens de consommation ?

Qu’est-ce que l’esprit critique ? 

Il existe de nombreuses définitions du nom « critique ». Le plus souvent, il est utilisé dans un sens synonyme de « jugement », que celui-ci soit positif ou négatif, qu’il soit justifié ou subjectif. Dans le langage courant (celui qu’emploient les élèves) critiquer, c’est porter un jugement défavorable. Ce n’est cependant pas à cette définition que se rattache notre propre réflexion, mais à la suivante : « Examen détaillé visant à établir la vérité, l’authenticité de quelque chose » (Larousse). Il ne s’agit donc pas d’opinion, de point de vue, mais bien de recherche des faits, non-altérés par quelque jugement subjectif. C’est ce sens que ce mot conserve dans l’expression « esprit critique », qui réfère à une méthode de vérification doublée d’une attitude à adopter vis-à-vis d’informations nouvelles. Faire preuve d’esprit critique sous-entend une certaine prise de distance par rapport à un contenu portant à réflexion. C’est une approche tout particulièrement rationnelle : il faut retirer la dimension émotionnelle des informations reçues, ce qui peut être très malaisé, les informations reçues et les circonstances de la réception de ces informations étant extrêmement variables et difficilement contrôlables dans nos sociétés actuelles et avec nos modes de vie modernes. En 1995, Anthony R . Romano , professeur de « business management » (gestion des affaires) spécialisé en recherches sociales qualitatives, considère que la pensée critique est « une stratégie de pensée coordonnant plusieurs opérations ». A la même époque (1998), Joanne Kurfiss, professeure en développement pédagogique, la considère comme une « investigation menant à une conclusion justifiée ». La rédaction de ces définitions est significative de l’effort de théorisation d’un nouvel enseignement aux Etats-Unis à la fin du XXème siècle. Cependant, dans le cas de notre sujet, nous ne nous intéressons pas uniquement au processus intellectuel qui a lieu lors de la pensée critique, mais aussi à la posture spécifique qu’une telle pensée nécessite des élèves pour qu’ils s’approprient ces méthodes et les réutilisent dans leur vie quotidienne – l’esprit critique n’est pas uniquement une compétence scolaire ou professionnelle, elle est aussi une attitude rationnelle délibérée. Une déclaration qui nous semble plus proche de notre sujet a été formulée en 2016 par Philippe Meirieu, dans la préface du premier tome de Former l’esprit critique de Gérard De Vecchi :

L’esprit critique n’est que l’autre face de l’exigence de précision, de justesse et de vérité que chaque élève doit apprendre à s’appliquer à lui-même autant qu’aux autres.

Meirieu parle ici d’attitude et pas seulement de procédé, il n’est pas question d’un simple enseignement de contenu mais également de transmission de valeurs idéales aux élèves. Il nous semble que dimension supplémentaire est essentielle, car elle est la différence entre l’application mécanique d’une méthode et l’appropriation d’un système de pensée rationnel. L’instauration de la réflexion critique en tant que valeur dans les salles de classe, au-delà des contenus d’enseignement, peut sembler ambitieuse, mais elle est essentielle à la perduration de nos modes de pensée : elle établit la domination du fait sur la croyance. Les sciences actuelles reposent sur cet accord tacite.

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Table des matières

INTRODUCTION
I FORMATION DE L’ESPRIT CRITIQUE : LA NAISSANCE DU CITOYEN
1. Citoyenneté et esprit critique
1.1. Le suffrage universel
1.2. La vision de Condorcet
1.3. Qu’est-ce que l’esprit critique ?
2. En quoi la question du développement de l’esprit critique est-elle pertinente aujourd’hui?
2.1. Internet et le flux des informations
2.2. Evolution du concept en éducation
3. Les objections au développement de l’esprit critique à l’école
3.1. Le rôle de l’Ecole en question
3.2. Les publics concernés
II COMMENT METTRE EN ŒUVRE DES DISPOSITIFS DE DEVELOPPEMENT DE L’ESPRIT CRITIQUE DANS SA CLASSE ?
1. Que disent les programmes?
1.1. Au Québec
1.2. En Belgique
1.3. En France
1.3.1. Historique de la notion d’esprit critique dans les programmes
1.3.2. Les programmes en vigueur
2. Quels dispositifs peuvent être mis en œuvre?
2.1. Situations observées en stage
2.2. Propositions de dispositifs
2.3. La question de l’évaluation
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES

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