Forces de structuration de l’évolution technologique 

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L’INNOVATION DANS UNE PERSPECTIVE DE STRATEGIE EMERGENTE

L’innovation dans la stratégie émergente

Au niveau de l’entreprise, l’innovation compte aujourd’hui davantage dans la stratégie globale : elle sous-tend les investissements dans les start-ups dans une stratégie de diversification jointe, le positionnement dans les pôles de compétitivité (industry districts dans les pays anglo-saxons), la création des incubateurs internes et des consortiums de R&D externes, le renforcement du système veille et du service de propriété intellectuelle, la gestion par projet de la R&D et de la production etc. Par conséquent, la perspective de stratégie d’entreprise garde toute sa pertinence dans la recherche théorique sur l’innovation.
Mais en deçà de la stratégie globale, l’innovation inspire aujourd’hui directement des réflexions aux niveau des équipes et des individus : elle est au cœur de nouvelles méthodes de conception (Hatchuel, Weil, Lemasson, 1999, 2004 ; Altschuller, 1946 avec sa méthode TRIZ) et de gestion des projets innovants (Midler, 1993…) ; elle est la cible des « brainstormings » et d’autres techniques de créativité au niveau d’équipe (Amabile, 1983, 1989, 1998 … ; ) ; elle motive les démarches organisationnelles comme la gestion des connaissances (Knowledge Management) et les Communautés de pratiques (Communities of practice, Lave et Wenger (1991)) ; elle met en valeur les intrapreneurs ou des champions d’innovation (Schön, 1963 ; Burgelman, 1983…) et met en œuvre des dispositifs favorisant l’intraprenariat (Bouchard & Bos, 2004, 2006…) etc.
Certains peuvent voir dans ce mouvement d’expansion du spectre de l’innovation une déclinaison de la stratégie de l’entreprise vers les aspects organisationnels et opérationnels. Une telle lecture est tout à fait possible. Mais nous pouvons y voir une autre possibilité. L’énergie d’inventer et d’entreprendre existe depuis toujours chez l’homme et a permis à son espèce de survivre jusqu’à maintenant. Cette énergie est à l’origine de la création de nouvelles entreprises mais est ensuite considérée, une fois que l’organisation est structurée, comme relevant potentiellement de la « déviance ». C’est le contexte socioéconomique actuel qui donne à ce type de comportement une nouvelle valeur, le sollicite davantage, lui accorde plus d’attention, lui attribue une importance stratégique.
Dès lors, il est possible et pertinent de considérer l’innovation dans une perspective stratégique différente (mais non pas incompatible) de la stratégie d’entreprise comme on l’entend souvent. Nous qualifions cette perspective de « stratégie émergente » ou « stratégie autonome », en reprenant le terme de Mintzberg repris par Burgelman (emergent stategy) qui désigne les processus ascendants (bottom-up) dans la formation de la stratégie de l’entreprise (Burgelman, 1985, 1994). Cette perspective met au centre de l’analyse les interactions concrètes dans les mouvements collectifs engendrés localement autour des idées émergentes afin de saisir les dynamiques sous-jacentes et les conditions permettant la transformation de ces idées en innovations reconnues et reprises par la direction de l’entreprise.
Considérer l’innovation dans une perspective de stratégie émergente nous conduit donc adopter une vision processuelle de l’innovation. Cette vision est à mettre en contraste avec d’autres visions comme, par exemple, celle du manuel Oslo cité précédemment, qui est centrée sur une approche statistique. Elle diffère également des visions « taxonomiques » dans un souci de gestion des portefeuilles, typiques de la perspective stratégique top-down. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’ensemble des éléments permettant ou empêchant d’initier un processus d’innovation. Dans cette vision, nous adoptons comme un premier repère la conception de l’innovation suivante :
Le processus d’innovation comprend le développement et la mise en application de nouvelles idées par les individus qui sont engagés dans des transactions 7 avec d’autres dans la durée, au sein d’un contexte institutionnalisé, et qui jugent les résultats de leur effort afin d’agir en conséquence. (Van de Ven, 1986, p.591 ; Van de Ven et Pool, 1990, p.314 cité par Grenier & Josserand dans Thiétard et coll., 1999, p.124, Van de Ven, Angle et Poole, 2000, p.32)8
Cette conception est à la base du programme de recherche sur l’innovation de l’université du Minnesota (le MIRP) depuis 1983. Il s’agit d’une conception analytique du processus d’innovation. Elle nous parait pertinente pour aborder l’innovation au niveau de l’entreprise et dans la perspective de notre questionnement.

Les enjeux du questionnement sur l’émergence des innovations dans l’entreprise

Comme il est explicitement formulé dans notre questionnement, le premier enjeu de notre recherche consiste en la valorisation d’une source authentique d’innovation dans l’entreprise. Il s’agit d’identifier des ressources, des contraintes et des démarches nécessaires pour initier des mouvements collectifs permettant la transformation des idées potentielles en innovations effectives.
Le terme de « transactions » signifie ici des interactions sociales vues par la théorie d’économie institutionnelle de Commons (1934, 1950), puis développée notamment dans la théorie des coûts de transaction (Williamson, 1975, 1981)
En parallèle, l’analyse des processus concrets à l’œuvre dans la transformation des idées émergentes va révéler les traits institutionnels, au sens de valeurs – règles et normes de comportement, qui sont souvent implicites dans le fonctionnement normal de l’entreprise (business as usual). Cette explicitation serait utile pour tout travail sur la culture et l’identité de l’entreprise. En troisième lieu, puisque la perspective de stratégie émergente met au cœur de l’analyse le processus collectif concret permettant le développement et l’implantation des idées nouvelles, elle éclairera une voie supplémentaire par laquelle se fait effectivement la stratégie de l’entreprise.
En résumé de cette première sous-section, rappelons que nous partons du questionnement sur un phénomène observé dans l’entreprise : l’émergence des idées potentiellement innovantes qui sont en quête de réalisation. En remettant ce questionnement dans la problématique globale de l’innovation dans l’entreprise, nous arrivons à adopter une perspective particulière pour considérer ce phénomène, la perspective que nous qualifions de stratégie émergente. La question centrale sur le phénomène est la suivante : comment des idées émergentes se transforment-elles en mouvements collectifs de concrétisation ?
Etant donné la complexité de l’ensemble du processus d’innovation, notre questionnement focalise plutôt sur la phase d’initiation de ces mouvements à l’intérieur de l’entreprise, celle du passage des idées émergentes aux projets d’innovation reconnus et repris par la direction de l’entreprise.
Après cette première vue sur le monde de l’innovation dans l’entreprise, nous allons explorer deux autres principaux éléments constitutifs de notre objet de recherche : idée et projet. Ceci nous permettra de mieux circonscrire l’objet et de baliser notre piste de recherche.

Approche par la réception

Dans une perspective non plus historique, mais managériale, Van de Ven propose une autre définition de ce qu’il appelle l’idée innovante (innovative idea) qui est souvent reprise dans les travaux en management de l’innovation. Dans cette définition, une idée innovante peut être une combinaison de connaissances, un schéma, une formule ou une approche, qui est estimée comme à la fois originale et utile par un ensemble des acteurs dans un contexte particulier (Van de Ven, 1986, p.591, 2000, p.12). Elle est originale dans le sens où elle est nouvelle par rapport à l’ensemble des représentions courantes et/ou elle défit l’ordre existant (Rogers, 1982). Elle est utile dans le sens où elle potentiellement profitable, constructive où elle permet de résoudre des problèmes posés (Kimberly, 1981). Ainsi, le caractère innovant d’une idée ne peut être accordé pleinement qu’ex post. Selon l’auteur, dans une innovation, on peut identifier souvent une idée initiale qui déclenche le mouvement et plusieurs idées qui prolifèrent tout au long du processus. Par rapport à la description précédente de Maunoury, la conception de Van de Ven se focalise non plus sur l’émergence de l’idée, mais sur la réception de l’idée. Comme nous l’avons souligné sur le passage de la représentation à la présentation de l’idée, il s’agit ici de l’étape suivante où la représentation nouvelle est présentée à autrui et ainsi confrontée aux représentations existantes. L’idée innovante est ainsi reçue dans un système des représentations existantes et déclenche un mouvement tiré par ses promesses. Elle engendre par la même occasion des réticences par rapport à son propre contenu, mais également et surtout des résistances au mouvement déclenché. L’idée innovante est prometteuse et dérangeante.

Idée innovante comme une entité noologique

Que ce soit dans l’approche par la génération ou celle par la réception, l’idée innovante est considérée sous l’angle du contenu (représentation), toute la dynamique associée étant dans la sphère des actions humaines. Or il nous faut aussi nous intéresser aux travaux d’Edgar Morin (1991) sur ce qu’il appelle la noologie, l’étude sur l’existence et sur l’organisation du monde des croyances et des idées. La noologie nous ouvre une perspective originale sur la dynamique interne de l’idée.

Le monde trois

A l’origine de ces travaux se trouve le concept de noosphère proposée par Teilhard de Chardin dans les années 20 pour désigner le monde des constructions intellectuelles (représentations, symboles, mythes, idées…). La noosphère rejoint le concept
le monde trois » de Popper dans sa conception de l’univers humain en trois mondes :
Le monde des choses matérielles extérieures
Le monde des expériences vécues
Le monde des choses de l’esprit, des produits culturels, langages, notions théories, y compris les connaissances objectives.
(Morin, 1991, p.108)
Ce troisième monde, bien que construit par l’esprit à travers l’activité humaine, acquiert ensuite une existence propre qui transcende l’esprit individuel et s’impose même à son auteur comme une réalité externe.
Pour explorer la noosphère, Edgar Morin s’inspire des travaux d’un courant que l’on peut qualifier d’écologie des constructions intellectuelles (Ecology of Knowledge) qui étudie les relations entre les êtres d’esprit et les êtres humains. Ainsi, il cite Jerzy A. Wojciechowski (1978) avec le concept de knowledge construct (constructions intellectuelles : mythes, dieux, théories, idéologies, poèmes, peinture, musique…), qui est produit par l’homme, mais dépasse l’homme. Ces constructions intellectuelles exercent des forces agissantes sur l’homme, et sont moins biodégradables que l’homme. Puis il reprend les idées de Pierre Auger (1952) sur la capacité d’autonutrition et d’autoreproduction des êtres d’esprit dans un milieu culturel/cérébral peuplé des cerveaux humains et des cultures. Jacques Monod (1968) complète cette relation de symbiose entre l’Homme et ses constructions intellectuelles par un parasitisme mutuel et par une exploitation mutuelle. Le parasitisme mutuel renvoie à des nuisances qu’exerce l’un sur l’autre comme par exemple le cas du stress que la saturation de l’information engendre chez l’homme, ou à l’inverse, les déformations que fait subir l’homme aux concepts qu’il manipule. L’exploitation mutuelle, quant à elle, met en avant l’idée de pouvoir que l’un exerce sur l’autre. Si par exemple, l’homme se sert des mots pour son moyen d’expression, à l’inverse, les idées peuvent exercer sur l’homme des forces agissantes qui le poussent à agir, ou au contraire, l’empêchent d’agir. L’homme peut très bien devenir « esclave » de ses croyances, de ses idéologies, de ses pulsions intellectuelles.

L’idée innovante dans la vision systémique

L’apport de la conception de Morin à notre recherche est capital. Il nous donne une vision systémique de l’idée. Il montre les aspects complexes dans les relations entre l’idée et son milieu porteur, les relations qui ne sont pas purement d’ordre de création ou de réception. Il distingue le contenant d’une idée à un moment donné, qui est incorporé dans différents supports verbaux et matériels (le signifiant), du contenu qui est un état de relation d’un certain sous-système bio-anthro-socio-psycho-cognitif (le signifié), et finalement du sens qui est une projection de la cognition sur l’idée par les acteurs humains impliqués (la signification). Le schéma suivant présente notre vision sur les trois aspects de l’idée suivant la conception générale d’Edgar Morin.
Cette conception sur la nature de l’idée nous indique que le processus de transformation de l’idée innovante pourrait être analysé par les relations dynamiques entre ses trois aspects : (signifiant / signifié / signification) ou (contenant / contenu / sens)9.
Dans l’approche par la noologie, une idée innovante est une représentation mentale originale d’un sous-système bio-anthropologique qui entoure et contient les acteurs humains. Ce régime de relations encore latent inspire la recherche des formes, donc du contenant, pour pouvoir se déployer. Ces formes sont les cerveaux humains, les pratiques sociales et les objets matériels. L’idée, étant la prise de conscience de l’esprit humain sur un régime de relations possible, constitue déjà un premier pas du déploiement qui est local (dans l’esprit individuel) avec des formes signifiants sommaires (images mentales). Les mots, les dessins, ou d’autres systèmes de signes comme des équations, des sons, des gestes, constituent des premiers moyens (contenant) pour présenter l’idée. Puis l’idée se répand dans d’autres cerveaux/esprits, objets matériels et pratiques sociales, fait système avec d’autres idées… pour atteindre des niveaux de déploiement supérieur. Le langage verbal n’est qu’une forme d’incorporation de l’idée parmi d’autres, mais il est assez commode, peu coûteux, et constitue un moyen de communication courant de l’idée. Nous allons utiliser ce moyen pour représenter les idées innovantes, mais ces dernières ne peuvent être réduites à une formulation verbale.
Mettre de la poudre à canon dans un cylindre fermé par un piston, en utilisant les propriétés de l’air et de la pression atmosphérique, pour réaliser une nouvelle force mouvante10 ; S’inspirer de la forme d’une plume de hibou pour faire des pales qui quadruplent le rendement du ventilateur de refroidissement dans les moteurs de voiture11 ; Provoquer des fissures dans un verre spécial pour obtenir une vitre éclairante par réflexion 12 ; Utiliser l’image des enfants jouant pour illustrer les activités de recherche en gaz industriels d’une entreprise centenaire13 : Voici quelques exemples d‘idées innovantes telles que nous les avons définies.

LE MANAGEMENT STRATEGIQUE DE LA TECHNOLOGIE ET DE L’INNOVATION

Dans le monde de l’entreprise, la stratégie marque son entrée officielle en tant que modèle de management dans les années 1960 avec les publications simultanées en 1965 d’Ansoff et de l’école du Harvard Business School sur la méthodologie d’analyse stratégique de l’entreprise (Ramanantsoa, 1997). Utilisée tout d’abord en marketing, la stratégie se propage très rapidement et commence à s’occuper de la sphère technologique à partir des années 1970. Plusieurs outils d’analyse pour la stratégie technologique ont été conçus et introduits, souvent par des cabinets de conseil. Citons pour exemple des outils les plus connus : La courbe en S de cycle de vie d’une technologie (Foster, 1986) ; Le portefeuille des technologies qui devrait chercher un équilibre entre technologies de base, technologies clés et technologies émergentes ; La grappe technologique ou le bonsaïs ; Le Roadmapping technologique ; La méthode de scénarios etc.
L’intérêt premier de ces outils est d’apporter une sorte de vision technologique. Elle rassemble d’une part les informations sur la dynamique de l’environnement technologique et concurrentiel de l’entreprise. D’autre part, elle recense l’ensemble des ressources et capacités accessibles afin d’évaluer sa position Un deuxième volet de la vision stratégique porte sur le futur auquel l’entreprise aspire sur le long terme. L’écart entre les aspirations à long terme et la vision du présent va créer un strategic gap (Ansoff, 1965), ou une tension sur les ressources (Métais, 1997), qui génère un potentiel de transformation. Par rapport au cadre de la pensée stratégique exposé précédemment, ce premier courant de recherche se focalise davantage sur les « fins ».
Un deuxième courant important de la stratégie technologique porte sur la gestion des ressources et des capacités. Les « moyens » sont au sœur de réflexion de ce courant théorique. Initié par les travaux fondateurs de Penrose (1959), les stratégies basées sur les ressources postulent que la maîtrise des ressources rares, peu mobiles ou rendues peu mobiles devient, dans certains cas, suffisant pour assurer un avantage concurrentiel relativement durable (Barney, 1986, 1991). Au concept de ressources est venu s’ajouter celui de capacités (Nelson Winter, 1982 ; Teece, 1997…) et dernièrement, celui de compétences (Hamel & Prahalad, 1990 ; Sanchez & al. ,1996). Les outils d’analyse et de développement des ressources et de compétences sont développés au service de la stratégie, dont certains sont dédiés à l’innovation technologique. Le brainstorming, le benchmarking, la gestion de la connaissance (Knowledge management), l’alliance technologique, démarche de compétence, l’organisation par projet.
En troisième lieu viennent les recherches qui s’intéressent à la nature des dynamiques à l’œuvre en vue de mieux conduire les processus. Plusieurs travaux se focalisent sur la conduite stratégique des acteurs individuels : l’entrepreneur de Schumpeter, le champion d’innovation de Schön (1963), l’intrapreneur de Burgelman (1983). D’autres travaux prennent l’hypothèse de base d’une dispersion des fonctions critiques pour la génération des innovations dans l’organisation et font de l’entrepreneuriat (ou l’intrapreneuriat) une capacité collective de substitution (Roberts, Fusfeld, & Maidiques, 1981, Tardieu, 2005). Dans le même mouvement de pensée sur la capacité entrepreneuriale de type cohésif, plusieurs travaux se focalisent sur sa formation par les interactions dans le temps (Van de Ven et al., 2000 ; Dameron, 2002 ).

Portrait des champions d’innovation

Le concept de champion d’innovation est généralement attribué à Donald Schon avec son article de référence « Champions for Radical New Inventions » en 1963 (Roberts & al., 1987, p.49 ; Markham,1998, p.491…). En étudiant l’histoire du développement de certaines grandes inventions dans l’industrie militaire américaine, Schon a observé la présence récurrente d’une personne particulière qui s’approprie l’idée nouvelle et se donne pour devoir de la développer, avec un investissement personnel qui va loin au-delà de sa responsabilité (Schon, 1963, p. 84). Ce champion s’engage dans le développement de l’invention souvent à l’insu de l’organisation en mobilisant surtout ses relations personnelles. C’est que l’organisation est par nature ambivalente face aux innovations potentielles : d’un coté, elle reconnaît la nécessité et les bénéfices potentiels de l’innovation ; de l’autre coté, elle résiste au changement de par son inertie et son aversion au risque. Seul un engagement particulier qui sort du cadre formel de l’organisation peut apporter l’énergie nécessaire pour vaincre les résistances « naturelles ». Le champion semble être celui qui apporte cette énergie, et l’auteur va jusqu’à conclure : « … the new idea either finds a champion or dies. » (Schon, 1963, p. 84)
Suite aux travaux de Schon, un courant théorique s’est développé autour de la personnalité, des comportements et des conditions de l’émergence du champion. Plusieurs profils du champion sont apparus. Chez Schon, le champion est quelqu’un qui possède un pouvoir et un prestige considérables dans l’organisation souvent de par ses expertises ; il comprend bien le fonctionnement de l’organisation et surtout il sait comment utiliser les réseaux informels, cela nécessite donc une certaine ancienneté ; en plus, le champion a une approche transversale qui combine les aspects technologiques, le marketing, la production et la finance ; le champion a un goût de risque et est prêt à mettre en jeu sa carrière et sa réputation pour défendre un projet. O. F. Collins et D. G. Moore dans leur recherche sur le profil psychologique des entrepreneurs dépendants » (administrative entrepreneurs) ont souligné que ces dernières n’aiment pas se soumettre à l’autorité et trouvent dans la poursuite des projets risqués un moyen de satisfaire leur besoin psychologique de « révolte » (Maidique, 1980). Certains vont jusqu’à quitter l’entreprise pour fonder la leur.
Dans un travail spécialement consacré au profil du champion, Jane M. Howell et Christopher A. Higgins ont cherché à identifier les caractéristiques discriminantes du champion par rapport à d’autres acteurs s’impliquant dans un processus d’innovation. En appliquant les critères développés dans Jackson personality inventory (Jackson, 1967, 76, sur 153 acteurs de 28 projets d’innovation, les auteurs constatent que les champions ont un besoin d’accomplissement plus explicite que les non champions avec une prédisposition à la prise de risque supérieure. Ils ont tendance à être très créatifs avec beaucoup d’inspiration et de stimulation intellectuelle. Ils manifestent également un comportement de leadership. Mais le facteur le plus discriminant consiste en la variété et la fréquence d’utilisation des tactiques d’influence pour défendre le projet (Howell & Higgins, 1990 – a, p 333). Concrètement, dans l’organisation, les champions sont des cadres (middle manager) qui ont eu un parcours long et varié au sein de l’entreprise. Ils disposent d’accès à des sources d’information très variées, de l’opérationnel jusqu’au top management, en passant par les sources externes de communautés d’experts ou des universités (Howell & Higgins, 1990 – b, p.32-33). Ce dernier constat est cependant nuancé dans une étude empirique réalisée par Diana L. Day sur 136 ICV (Internal Corporate Venture) où 30% des champions proviennent de l’opérationnel (lower levels) et 20% viennent du top management du groupe (Day, 1994, p.168). De plus, dans plusieurs projets d’innovation, il n’y a pas de consensus sur l’attribution du titre de champion à une seule personne. Certains chercheurs éliminent ces cas de leur échantillon comme l’ont fait Howell & Higgins, mais nous ne pouvons pas ignorer les innovations développées par un collectif en l’absence d’un champion unique et bien identifié.
En parallèle au courant centré sur le profil personnel du champion, se développe une deuxième perspective théorique qui aborde la génération des innovations en terme d’un processus qui nécessite des fonctions particulières dont le championing.

Championing : les fonctions critiques pour la génération d’innovation

Dans l’article de référence « Staffing the innovative technology-based organization » de Roberts & Fusfeld en 1981, les auteurs ont analysé les activités avant et pendant les projets R&D. Ils ont mis en évidence des comportements spécifiques nécessaires à la génération des innovations. Ces fonctions critiques sont au nombre de cinq :
génération des idées
entrepreneuring ou le championing
conduite du projet
veille (gatekeeping)
sponsoring ou coaching
Dans les années 1980, la description des postes dans l’entreprise se basait essentiellement sur les compétences techniques, ces rôles étaient souvent informels. Avec l’expansion de l’organisation par projet, de nouvelles fonctions du type de celles listées ci-dessus sont devenues de plus en plus reconnues et explicitées.
Parmi les fonctions critiques, le championing est spécifié comme l’ensemble des activités de repérage et de promotion d’idées nouvelles en vue d’obtenir l’approbation formelle du management. Le championing implique une prise de risque (souvent sur sa propre réputation) dans la vente de l’idée en interne et dans la recherche active des ressources pour protéger et développer les idées encore au stade embryonnaire. Ce rôle est prépondérant dans la phase d’initiation de projet une fois que les idées potentielles sont repérées. Dans cette phase, les activités principales en œuvre sont :
construire un business concept à partir de l’idée initiale (nous l’appelons la formulation) ;
approfondir l’idée et réaliser des tests de faisabilité technique et commerciale (démonstration) ;
défendre et vendre l’idée en interne (vente) ;
préparer au préalable les acteurs du futur projet (staffing).
Cependant, l’implication des autres rôles est également indispensable dans cette phase.
Dans la même perspective, Maidique, dans ses études sur certaines innovations technologiques radicales, a intégré le champion dans un réseau entrepreneurial (entrepreneurship) où se combinent les compétences nécessaires à l’innovation (Maidique, 1980). Ces compétences sont de trois types : managérial, technologique et entrepreneurial. Dans les grandes entreprises diversifiées, les compétences technologiques s’éloignent davantage des compétences managériales et des compétences entrepreneuriales. Le rôle du champion a tendance à se répartir entre plusieurs acteurs plutôt que sur une personne. Concrètement, l’auteur identifie des « executive champions » qui apportent des compétences essentiellement managériales à côté des « product champions » et des technologistes.
Ne se focalisant pas uniquement sur l’individu, l’approche par les rôles critiques apporte une vision plus souple et plus collective de la dynamique comportementale en œuvre dans le processus d’innovation. Il arrive qu’une fonction soit remplie par plusieurs acteurs et que plusieurs fonctions soient cumulées par un seul acteur (Roberts & Fusfeld 1981, Maidique 1980, Day 1994). Certains profils peuvent être dressés mais l’intérêt prévisionnel est limité car l’émergence des champions et l’expression des rôles critiques sont fortement contingents. Parmi les facteurs de contingence, nous trouvons : le degré de complexité de la structure de l’organisation (Schon 1963 ; Maidique, 1980), la nature de l’innovation (Day, 1994), la culture de l’entreprise et même la culture nationale (Shan, 1994).
Une personne ou un collectif peut à un moment donné se trouver dans un processus de championing sans que ce soit précisé au préalable dans une quelconque prescription formelle de l’organisation ou dans un profil individuel. Ce qui signe un tel processus se trouve plutôt dans les actions spécifiques menées dans un contexte particulier d’initiation de l’innovation. Ces actions et surtout les comportements stratégiques associés sont abordés dans la littérature sur le processus de championing en termes de comportements ou de tactiques spécifiques.

Les tactiques de championing

Depuis la publication de Schon en 1963 sur le champion dans l’innovation, plusieurs travaux de recherche se sont intéressés à la démarche de championing au sein de l’organisation.
Un premier type de démarche identifié consiste en une stratégie d’influence auprès du top management (Dean, 1987 ; Markham, 1998…). Les tactiques de persuasion sont de type ascendant (upward influence) souvent utilisées par les subordonnés pour influencer leurs superviseurs (Schilit et Locke, 1982). Neufs tactiques génériques ont été identifiés : la présentation logique et rationnelle des idées, l’adhésion aux règles, l’échange formel et informel de rétributions, le court-circuitage, la menace, la manipulation, la formation de coalitions et l’acharnement. Markham dans son étude en 1998 a montré, par ailleurs, que les champions privilégient les tactiques dites coopératives aux tactiques basées sur la confrontation. Le champion est vu dans cette démarche comme un stratège qui fait jouer des tactiques d’influences dirigées sur des cibles dont le soutien ou l’approbation facilitent le développement de l’idée innovante (Schon, 1963 ; Burgelman, 1983 ; Howell et Higgins 1990 ; Markham 1990 ; Day, 1994). Dans l’étude de Howell & Higgins en 1990 sur 28 cas d’implémentation de l’innovation, la variété des tactiques d’influence et l’intensité de leur utilisation sont les facteurs les plus discriminants d’un champion par rapport à d’autres acteurs clés du processus.
Une deuxième démarche du championing identifiée est celle de management de l’impression en tant que leader. Le comportement de leadership caractérisé par le charisme, le goût du risque, la créativité, la maîtrise de la communication et des rapports humains… a été attribué au champion dans plusieurs travaux de recherche (Schon, 1963 ; Burgelman, 1983 ; Howell & Higgins, 1990). Cependant, d’autres travaux ultérieurs, notamment ceux de Markham & Griffin en 1998 ont proposé que rôle de champion soit séparé d’autres rôles du leadership, à savoir celui de chef de projet ou de process owner (Markham & Griffin, 1998, p.422).

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Table des matières

Première partie : Construction Théorique 
Chapitre I – Idées émergentes – Projets d’innovation 
Section 1 : Phénomènes et enjeux
Section 2 : Le monde des idées et la voie des projets
Section 3 : Le cadre de la perspective stratégique
Section 4 : Problématique et questions de recherche
Chapitre II – Analyse de la littérature 
Section 1 : Acteurs et Stratégies
Section 2 : Forces de structuration de l’évolution technologique
Section 3 : Interaction et Sens
Chapitre III – Construction du cadre d’investigation
Section 1 : Le cadre d’observation
Section 2 : Positionnement épistémologique
Section 3 : Design de l’étude de cas
Deuxième partie – Cas Air Liquide 
Chapitre IV : Monographie du cas Air Liquide
Section 1 : Axe I : Analyse institutionnelle
Section 2 : Axe II : Le récit du cas AST
Chapitre V – Construction de sens dans l’histoire AST 
Section 1 : Reconstruction de l’histoire AST par le graphe sociotechnique
Section 2 : L’analyse par la construction de sens
Section 3 : Les phénomènes marquant l’histoire AST
Section 4 : La nature des processus de transformation
Section 5 : Les clés de la réussite dans l’histoire AST
Troisième partie – Retour à la théorie 
Chapitre VI – Reconstruction théorique
Section 1 : Traduction et reconnaissance au niveau microprocessuel de construction de sens
Section 2 : Comment saisir la dynamique de la reconnaissance dans l’émergence des innovations ?
Section 3 : Discussion
Conclusion
Références bibliographiques

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