FONDEMENTS DE LA THÉORIE SCHELERIENNE D’AUTRUI
La tradition philosophique situe Scheler parmi les trois « pères fondateurs » de la phénoménologie, conjointement avec Husserl et Heidegger.18 Cependant, l’approche phénoménologique de Scheler est tout à fait singulière, étant donné qu’il s’en sert pour développer une vision de la réalité (métaphysique et anthropologique) sensiblement riche et complexe, une réalité qui se révèle aux yeux de notre philosophe comme variable et multiple mais qui possède en même temps des traits constants et éternels, c’est-à-dire une essence susceptible d’être saisie précisément par la voie phénoménologique. Cela dit, avant d’exposer la vision schelerienne du monde, nous nous attarderons d’abord sur le climat intellectuel au moment où Scheler rencontre la phénoménologie, afin de saisir les motifs qui l’amènent à l’embrasser. En effet, vers la fin du XIXe –époque de Scheler- l’Europe en général et l’Allemagne en particulier sont touchées par un profond malaise au niveau philosophique : le sens d’harmonie et de conciliation entre les grandes dichotomies de la réalité (foi et raison, sujet et objet, l’universel et le particulier, etc.) qui constitue l’héritage de l’idéalisme allemand et surtout de l’idéalisme absolu de Hegel, se révèle comme illusoire et insuffisant pour expliquer et faire face aux nouvelles conditions historiques et existentielles de l’homme de fin de siècle. Ainsi, celui-ci perd la foi dans l’idée que les grands systèmes rationnels puissent fournir comme guides effectifs de l’existence.19 Parallèlement, les sciences de la nature et les jeunes sciences de l’homme (l’anthropologie, la sociologie et notamment la psychologie), ainsi que l’idéologie positiviste qui s’y rattache, connaissent un développement inattendu et une acceptation croissante comme nouveaux points de référence pour comprendre le monde en général et expliquer –voire orienter- la vie humaine en particulier. De cette façon, le naturalisme et surtout le psychologisme deviennent les tendances philosophiques de l’époque.
De nouvelles doctrines émergent comme réponse à cet état de choses, parmi lesquelles on peut distinguer le néokantisme (Zeller, Liebmann) et le vitalisme (Dilthey, Eucken) ; toutes les deux prétendaient de corriger les excès absolutistes autant de l’idéalisme que ceux du positivisme. D’une part, le néokantisme reprendrait –à l’instar de Kant- l’idée des limites de la raison et de la science ainsi que la séparation inhérente entre les domaines du réel (par exemple, entre les conditions de la connaissance et celles de l’action21), toute tentative de synthèse étant perçue comme une « trahison à la réalité ».22 D’autre part, les philosophes vitalistes, face à la prétention des sciences naturelles de réduire l’homme à un ensemble de faits psychophysiques, postulaient l’insuffisance de ces méthodes pour rendre compte de la richesse de la réalité humaine, laquelle ne saurait se limiter à l’empirique. De même, lesdits philosophes s’éloignaient de toute position abstraite et intellectualiste, s’intéressant par contre à la vie humaine en tant que vie concrète et distincte de la vie végétale et animale.23Les deux courants mentionnés auront des représentants à l’Université d’Iéna (Liebmann, Eucken) où Scheler a fait ses études, de sorte que, dans un premier temps, notre philosophe souscrit de manière enthousiaste à ces idées. Cependant, il les abandonne après avoir constaté qu’elles manquent de la profondeur théorique et de la radicalité qu’il considère comme nécessaires pour faire le contrepoids aux théories positivistes et psychologistes.24 Déçu des projets philosophiques de son temps, Scheler était à la recherche des voies pour mieux articuler sa propre pensée lorsqu’il a rencontré Husserl à Halle peu après la publication de l’ouvrage séminal de ce dernier, celle qui déclenchera le courant phénoménologique : les Recherches logiques.
La conception schelerienne de la réalité
L’une des particularités de la phénoménologie est que celle-ci est conçue non seulement comme une méthode, mais comme une certaine attitude vis-à-vis de la réalité qui s’oppose à l’attitude « traditionnelle » en philosophie moderne. Effectivement, la tradition philosophique qui commence avec Descartes se caractérise par une certaine méfiance devant le monde, comme bien le montre le doute cartésien ; c’est-à-dire qu’on ne croit pas que ce monde –la nature, l’homme, Dieu, etc.- qui apparaît devant nous soit vraiment ce qu’il semble être ; conséquemment, il faut le tester, le vérifier, afin de saisir sa vraie nature.32 Par contre, l’attitude inhérente à tout phénoménologue -dont Scheler- est plutôt une attitude de confiance qui, ayant son fondement dans l’intuition, nous mène à la conviction que le monde authentique est certainement là : le monde en général et l’homme en particulier constituent des réalités qui, lors de la recherche phénoménologique, se révèlent à nous tels qu’ils sont. Il s’ensuit que Scheler –en tant que philosophe phénoménologue- ne prend pas les résultats de ses recherches eidétiques pour des illusions ou des apparences, mais pour de véritables connaissances relatives à l’être (Sein) et l’essence (Wesen) des choses.33 Nous examinerons donc ces découvertes métaphysiques et anthropologiques de Scheler, dans la mesure où celles-ci serviront de base à sa conception d’autrui.
Ontologie
Fidèle à son engagement de parvenir à une compréhension profonde de l’homme et de sa place dans le monde, Scheler développe sa doctrine des sphères de l’être afin de cerner celle qui correspond à l’être humain; ce faisant, il découvre que l’homme est le seul qui possède en soi chacune des grandes sphères métaphysiques, c’est-à-dire qu’il est un micro-cosmos.58 Comme l’avance Scheler lui-même, « l’homme […] rassemble en soi tous les degrés essentiels de l’existence en général […] et en lui la nature entière, du moins quant à ses régions essentielles, atteint à l’unité la plus concentrée de son être ».59 Par souci de clarté, nous aborderons maintenant les expressions anthropologiques60 de toutes les sphères métaphysiques sauf celle de la sphère d’autrui ou Mitwelt, à laquelle nous consacrerons entièrement notre deuxième sous-section (1.2.). Ainsi, si nous rassemblons les sphères scheleriennes en trois groupes principaux, à savoir la corporéité, la conscience ou le psychisme et l’esprit ou l’Absolu, il devient clair que cette hiérarchie métaphysique est également anthropologique, car d’après Scheler l’être humain possède trois « couches » essentielles: la couche proprio-corporelle (Leib), la couche vitale-psychique et la couche spirituelle ou encore personnelle.61 À ce sujet, remarquons que tout au long de son oeuvre Scheler insiste sur le caractère irréductible de chacune de ces « micro-régions » de l’homme, puisque cette différentiation met en évidence les aspects de son être qu’il partage avec le monde ainsi que ceux qui le distinguent de ce monde.
En effet, l’échelle précédente reconnaît d’abord l’appartenance de l’homme au règne de la nature vivante : tout comme les autres organismes vivants, il est un être corporel; tout comme les êtres vivants supérieurs –tels que les animaux- il est doté d’une conscience.62 Étant donné que ces couches appartiennent au domaine de la vie en général, Scheler affirme que la singularité de l’homme, ce qui le définit et le sépare des autres êtres ne se trouve pas dans la sphère vitale. Pour comprendre cette thèse, il faut préciser que lorsque Scheler parle de la vie, il fait référence aux impulsions d’origine psychophysique ou à celles déterminées par des nécessités purement vitales, telles que la survie, le prolongement ou l’amélioration de la vie (la fabrication des outils, la transformation du paysage, etc.). L’animal constitue un bon exemple des limitations de cette sphère, étant donné qu’il trouve sa pleine réalisation et satisfaction seulement par le fait de suivre ses pulsions organiques et ses instincts vitaux.63 Cependant, l’homme possède une volonté d’aller au-delà et même en contre de ses impulsions psychophysiques,64 c’est-à-dire qu’il possède un sens de transcendance, raison pour laquelle il n’est pas seulement un être corporel et vital-psychique, mais aussi un esprit (Geist65).
Autrement dit, c’est grâce à sa condition en tant qu’être spirituel que l’homme a la possibilité « de se dégager de la fascination et de la pression de ce qui est organique, de se rendre indépendant de la ‘vie’ et de tout ce qui relève de la ‘vie’, par conséquent aussi de sa propre intelligence soumise aux tendances ».66 L’homme en tant qu’esprit est donc « le ‘Faust’ éternel, la bestia cupidissima rerum novarum, qui est toujours insatisfait de la réalité qui l’entoure, toujours avide de rompre les barrières de son être en tant qu’il est ici maintenant, et tel, et de son ‘milieu’ ».67 L’esprit constitue donc une catégorie à part qui ne relève pas de l’être corporel ou vital-psychique, étant donné que celui-là même s’oppose à ces derniers.68 Dans ce cadre, la forme dans laquelle l’esprit se concrétise dans l’homme est la personne (finie69). Personne et esprit sont ainsi étroitement liés, au point que « tout esprit réel est nécessairement personnel et toute personne est spirituelle ».
|
Table des matières
RÉSUMÉ
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES TABLEAUX
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
CHAPITRE 1. FONDEMENTS DE LA THÉORIE SCHELERIENNE D’AUTRUI
1.1. La conception schelerienne de la réalité
1.1.1. Métaphysique
1.1.2. Anthropologie
1.1.2.1. Ontologie
1.1.2.2. Historicité
1.1.2.3. Affectivité et intersubjectivité
1.2. La question de l’autre
1.2.1. La conscience de la sphère de l’altérité (Mitwelt
1.2.2. La perception d’autrui en tant qu’autrui
CHAPITRE 2. LA RÉVÉLATION DE LA VALEUR EXISTENTIELLE D’AUTRUI: LA SYMPATHIE
2.1. La critique des théories empiriques et métaphysiques de la sympathie
2.1.1. Théories empiriques
2.1.1.1. La morale de la sympathie
2.1.1.2. Les théories génétiques
2.1.1.3. Les théories phylogéniques
2.1.2. Théories métaphysiques
2.2. La conception schelerienne de la sympathie
2.2.1. Formes inférieures de sympathie
2.2.2. Formes supérieures de sympathie
CHAPITRE 3. LA RÉVÉLATION DE LA VALEUR PERSONNELLE D’AUTRUI: L’AMOUR
3.1. La critique des théories naturalistes de l’amour
3.1.1. Les théories positivistes
3.1.2. La théorie freudienne
3.2. La conception schelerienne de l’amour
3.2.1. Définitions négatives et positives de l’amour
3.2.2. Formes de l’amour
3.2.2.1. L’amour vital
3.2.2.2. L’amour psychique
3.2.2.3. L’amour spirituel : sommet de l’amour humain
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
Télécharger le rapport complet