En préambule, les origines de ce travail seront présentées afin de permettre aux lecteurs d’en saisir les intentions et les enjeux. Cette thèse ambitionne avant tout d’être une contribution aux questions d’intervention en santé-travail avec l’apport et le point de vue de la psychologie du travail. En particulier, il sera question de discuter des moyens théoriques, conceptuels, pratiques et cliniques apportés par la clinique de l’activité en psychologie du travail. Je souhaiterais commencer ce manuscrit par quelques données de mon histoire personnelle, qui, je l’espère, permettront aux lecteurs de suivre le cheminement de ma pensée et de mon engagement dans ce travail de thèse. Car une thèse n’est pour moi, pas seulement une validation d’un savoir-faire, mais elle est également la trace d’un long travail individuel, teintée socialement du travail des autres, qui nous engage pour l’avenir.
Enjeux de la recherche et Ressources théoriques
Enjeux de la recherche et évolutions du monde du travail
Afin de cerner la question de recherche et ses enjeux, nous débuterons ce travail par une description des transformations du travail contemporain et des questions qu’elles soulèvent du point de vue du collectif de travail et de la santé. Dans un premier temps, nous tenterons d’identifier les questions de recherche, soulevées par les évolutions du monde du travail et relatives aux liens entre « collectif de travail » et « santé », ainsi que des éléments apportés par les travaux de recherche. Dans un second temps, un aperçu des différentes approches de la prévention des risques professionnels sera apporté. Nous pourrons alors développer notre propre réflexion et expliquer en quoi le cadre théorique de la clinique de l’activité en psychologie du travail nous paraît convenir afin d’alimenter les recherches sur la compréhension des liens entre collectif et santé.
Le travail et le collectif dans le secteur industriel
Au cours des années 1980 et 1990, les organisations du travail ont connu des évolutions majeures ayant une influence sur les activités de travail quotidiennes. Les enquêtes par questionnaire auprès de salariés révèlent un accroissement du nombre de salariés déclarant être soumis à des contraintes de rythme de type industriel (par des cadences ou des normes de production) et qu’en même temps, des contraintes marchandes (qui nécessitent de s’ajuster à la demande) se généralisent à tous secteurs (Gollac & Volkoff, 2007). Ainsi le nombre de salariés ayant des contraintes de rythme à la fois industrielles et marchandes passe de 5% en 1984 à 33% en 2005. M. Gollac & S. Volkoff constatent qu’au cours de ces dernières décennies, l’intensification du travail que provoque le cumul de ces contraintes, paraît être une des raisons majeures de la dégradation des conditions de travail selon les déclarations des salariés.
Devant la généralisation des organisations « au plus juste » ou en « Lean Production » (Womack & Jones, 2005) – signifiant « production allégée » – dans de nombreux secteurs industriels (automobile, agroalimentaire, électroménager, etc.), des questions se posent quant aux liens entre ces choix organisationnels et les effets éventuels sur la santé des individus (Landsbergis, Cahill & Schnall, 1999). F. Bourgeois & O. Gonon (2010) constatent que les principes « lean » sont de plus en plus présents dans les entreprises. L’évolution des modes d’organisation repose essentiellement sur la recherche du flux tendu, de l’accroissement de réactivité à la demande et de la solution immédiate aux diminutions des coûts (Clot, 1995). Cette logique de production propose une façon de penser l’efficacité, avec de nouveaux outils de rationalisation et des actions engageant l’entreprise à des objectifs d’amélioration continue de la performance à très court terme. Tout comme les politiques « qualité » standardisées , le déploiement de l’organisation «lean » est soit exigé par les clients, soit déployé en interne comme condition de survie face à la concurrence. A. Valeyre (2007) propose de répertorier quelques caractéristiques organisationnelles propres au Lean manufacturing : un travail en équipe (avec la mise en place du principe d’ « équipe autonome »), une rotation des tâches, une autonomie dans le travail, des méthodes de gestion de la qualité, une charge mentale plus élevée, des contraintes de rythme de travail plus élevées tout en conservant une certaine répétitivité des tâches. Alors que l’on observe l’application de méthodes productives de ce type dans le domaine des services, on constate à l’inverse une augmentation de la pression commerciale qui s’applique désormais aux industries de production de biens par l’arrivée de la variété de produits et de modèles qui ne cessent de s’accroître, par des délais de livraison qui diminuent tout en appliquant une politique de fabrication au dernier moment afin de limiter les stocks (communément appelé « just-in-time » ou « juste-à-temps » dans le milieu industriel). Au moment de ces transformations organisationnelles, les ouvriers commençaient d’ailleurs à énoncer « l’impression d’avoir le client au bout de la chaîne ». Ces transformations de l’organisation de la production et du travail, liées aux nouvelles stratégies d’entreprise, changent les relations entre collègues avec notamment l’introduction de nouvelles formes de travail collectif. Ainsi, notre questionnement s’oriente vers les questions suivantes : comment les opérateurs se réorganisent-t-ils ? Comment construisent-ils de nouvelles règles de métier ? Comment arrivent-ils à construire des collectifs de travail ? De surcroît, quel rôle jouent ces changements sur la santé de ces opérateurs ?
Devant la multiplication des formes d’organisation de la production en « équipe autonome », ou « ligne en U » ou encore en « îlot de production » – qui se détachent de la forme classique de la chaîne de montage alimentée par un convoyeur – les opérateurs ne sont alors plus affectés à un poste mais doivent dorénavant travailler sur plusieurs postes. De fait, leur coordination tant sur le plan temporel que spatial devient comme une prescription. Différentes analyses du travail ont mis en évidence que la plupart des activités de travail reposent sur des coopérations fines, avec des groupes de travail stables et délimités. Cette coopération, construite dans la proximité et la régularité suppose, le plus souvent, une pérennité du réseau social permettant de structurer les échanges. Pour coopérer de cette manière avec d’autres, on se repose sur leurs informations et leurs actions, mais aussi sur des habitudes et des codes implicites qui permettent de gagner du temps. Tout cela se base sur une construction pragmatique en lien avec l’expérience et l’interaction quotidienne. Dans cette relation, la proximité physique et la connaissance de ceux qui sont proches apparaissent comme des éléments favorables voire dans certains cas, comme une nécessité. T.H. Benchekroun (2000) nomme ce phénomène des « espaces de coopération proxémique ». Il est ainsi question de connaissances distribuées entre des personnes, grâce à leur proximité.
Travaux sur l’organisation et les conditions de travail
Ces nouvelles formes d’organisation ont attiré l’attention de nombreux chercheurs qui ont tenté d’appréhender leurs effets sur les conditions de travail (Veltz & Zarifian, 1993 ; Dodier, 1999 ; Gollac & Volkoff, 2007 ; Askenazy & al., 2006 ; Ughetto, 2007). Entre autres, Y. Clot, J-Y. Rochex et Y. Schwartz (1990) et J-P. Durand (2004) montrent comment l’apparition du flux tendu dans les industries a bouleversé les collectifs de travail. Ils montrent en quoi le flux tendu des systèmes productifs s’est ainsi accompagné d’un accroissement des contraintes temporelles et de nouvelles exigences en termes de responsabilités, d’implications et d’initiatives (notamment avec la mise en place de « teamwork » et de « cercles de qualité »). C’est alors qu’on commence à observer des formes de pressions au sein des collectifs, voire de concurrence entre travailleurs. De plus, un contexte de précarisation de l’emploi s’ajoute comme condition défavorable à la construction de collectif. Ainsi, comme l’écrit A-M. Dujarier (2006), dans les conditions de travail actuelles, « le travail d’organisation collectif […] est rendu difficile, en même temps que les prescripteurs comptent explicitement dessus pour compléter, adapter et enrichir leurs prescriptions » (p.136).
Ces fortes évolutions des milieux de travail (Gollac & Volkoff, 2007) sont également reliées à la généralisation de l’informatique et des nouvelles technologies de l’information. L’introduction de ces technologies a en effet révolutionné le monde du travail et a considérablement affecté les métiers, notamment en termes de savoirs. Mais contrairement aux transformations profondes du travail provoquées par l’informatisation, la robotisation et l’automatisation ne connaissent pas les développements escomptés (Laville, 2004). On remarque spécifiquement des évolutions dans les domaines industriels, dont l’automobile est souvent le précurseur, pour développer d’autres moyens pour perfectionner la productivité et trouver des alternatives au taylorisme (Gorgeu, Mathieu & Pialoux, 1998). L’automatisation est dans un premier temps adoptée surtout pour augmenter la production puis pour diminuer les contraintes physiques pour les opérateurs et réduire leurs tentatives de modifier la tâche. Alors que les ingénieurs se mettent à l’œuvre pour transformer la production « classique » en une production « automatisée », leurs diverses tentatives ne paraissent pas être une option retenue par les entreprises par les échecs lors de sa mise en place (ex : panne des machines, pièces bloquées dans un rouage, etc.). La robotisation n’a alors pas connu un si grand succès jusqu’aujourd’hui étant donné les problèmes techniques et la maintenance qu’elle nécessite. Les entreprises se mettent alors à chercher d’autres alternatives et d’autres modèles productifs. C’est ainsi que des ingénieurs, japonnais d’abord (Ōno, 1988) puis nord américains ensuite (Womack, Jones & Roos, 1990) ont créé de nouveaux moyens de perfectionner la production. De l’ère du taylorisme et du fordisme, les industries s’orientent de plus en plus vers l’ère du toyotisme et du « lean production », dont l’entreprise Toyota est le précurseur. Ainsi les principes directeurs du « lean manufacturing » (Womack, Jones & Roos, 1990) se généralisent dans le milieu industriel au niveau international et ont évolué dans les entreprises depuis leurs mises en place. Cette conception de la production renvoie à des stratégies d’entreprises tournées vers la recherche continuelle du gaspillage en vue de l’éliminer. Ce modèle industriel cherche ainsi à rationnaliser la production afin de répondre au dilemme contemporain de la productivité : poursuivre la réduction des coûts dans un environnement qui ne favorise plus la production de masse mais la variété et la production de petites séries. Ainsi ces nouvelles formes d’organisation, orientées vers la recherche perpétuelle de réduction des coûts, interrogent les spécialistes du travail et de la santé au travail. Les recherches sur l’activité des opérateurs travaillant dans ces systèmes productifs sont récentes et nécessitent davantage de travaux (Morvan, Francois, & Bourgeois, 2008). Une enquête a été menée pour le compte de l’INRS (Bourgeois, 2007), auprès de cinq entreprises ayant mis en place des systèmes de production autonomes tels que la « ligne en U », « opérateurs tournants », etc. Elle visait à caractériser les différentes configurations en pratique et à les mettre en relation avec la santé des travailleurs. Au sein de ces cinq entreprises, on constate une recherche constante de diminution des « temps morts », avec le déplacement des produits par les opérateurs eux-mêmes – contrairement au travail à la chaîne – mais avec une diversité de configurations spatiales des lignes de montage. F. Bourgeois (2007) interroge les liens entre le choix des configurations des lignes de montage et le degré d’adhésion aux principes du « Lean Production ». Ce travail rend compte de la nécessité de mieux comprendre comment des principes de gestion déployés dans l’entreprise se répercutent concrètement en choix d’organisation aux différents niveaux de l’entreprise. Il s’agit ainsi de pouvoir identifier les marges de manœuvre qui subsistent.
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Table des matières
Introduction
Première partie : Enjeux de la recherche et Ressources théoriques
CHAPITRE 1 : Enjeux de la recherche et évolutions du monde du travail
1.1. Le travail et le collectif dans le secteur industriel
1.1.1. Travaux sur l’organisation et les conditions de travail
1.1.2. Le milieu de l’industrie automobile
1.1.3. Nouvelles organisations de la production et transformations du travail
1.1.4. Le travail intérimaire : statut d’emploi privilégié
1.2. Le collectif de travail et la réorganisation du travail
1.2.1. Recherches princeps sur le groupe en psychologie
1.2.2. La théorie de la régulation sociale en sociologie
1.2.3. Les travaux en ergonomie de l’activité
1.2.4. L’approche clinique de l’activité en psychologie du travail
1.3. Les rapports entre collectif et santé
1.3.1. Le rôle du collectif dans la construction de la santé
1.3.2. Effets sur la santé : point sur la demande sociale
CHAPITRE 2 : La prévention des risques professionnels, pratiques et repères
2.1. Point sur la prévention des risques professionnels en France
2.1.1. Une priorité nationale : les Troubles Musculo-Squelettiques (TMS)
2.1.2. Pratiques et repères méthodologiques pour la prévention des TMS
2.1.3. Problème de TMS : question de marge de manœuvre
2.2. Comment aborder autrement la question de la prévention ?
2.2.1. Les expertises de la prévention des risques professionnels
2.2.2. Les approches centrées sur l’activité
2.2.3. Vers une clinique de l’activité
CHAPITRE 3 : Problématique de recherche
3.1. Comment « Mobiliser les acteurs sur les questions de TMS » ?
3.1.1. Modélisation de l’intervention : comment agir ?
3.1.2. A quelles conditions un collectif participe-t-il à la santé de chacun ?
3.2. Rapports entre activité, collectif de travail et santé
3.2.1. La théorie de l’activité selon L. Vygotski et A. Léontiev
3.2.2. Le concept de santé selon G. Canguilhem
3.2.3. Marge de manœuvre et pouvoir d’agir : entre le donné et le créé
3.2.4. La double fonction du collectif de travail
Deuxième partie : Terrain & Méthodologie d’action
CHAPITRE 1 : Cas d’une entreprise de logistique automobile
1.1. Présentation de l’entreprise et de son secteur d’activité
1.2. La commande de l’entreprise
1.3. L’histoire de l’intervention
CHAPITRE 2 : Le travail des opérateurs de montage de pare-chocs
2.1. Description des tâches et du milieu de travail
2.2. Objectifs et problématique lors de l’intervention ergonomique
2.3. Objectifs et problématique lors de l’intervention clinique de l’activité
2.4. Présentation des équipes
2.4.1. Travailleurs intérimaires : travailler malgré tout
2.4.2. Soutenir la construction d’un collectif ?
CHAPITRE 3 : Cadre de l’intervention et méthodologie
3.1. Description des étapes de l’intervention
3.2. Construction de la co-analyse avec les opérateurs
3.2.1. Constitution des groupes d’analyse et choix des situations de travail
3.2.2. Quelques éléments cliniques de la co-analyse
3.2.3. Face aux conflits d’activité : empêchements ou développements réalisés ?
3.3. L’instance de pilotage de l’intervention
3.3.1. Construction du cadre de pilotage de l’intervention
3.3.2. Quelques éléments cliniques des séances en comité de pilotage
Troisième partie : Méthodologie de recherche et Analyse des données
CHAPITRE 1 : Description et formalisme des données
1.1. Travail collectif et collectif de travail, un développement possible
1.2. Les inattendus de la co-analyse et corpus des données
1.3. Inventaire des citations ou « appels à autrui »
1.3.1. Synthèse quantitative des modalités de convocation de l’autre
1.3.2. Synthèse quantitative des types de convocation de l’autre
1.3.3. Synthèse des appels à autrui et de leurs fonctions dans le dialogue
CHAPITRE 2 : Sélection de séquences de dialogues
2.1. Choix du type d’analyse des matériaux de l’intervention
2.2. Sélection d’extraits d’appels à autrui monologique vs dialogique
2.2.1. Citation d’autrui comme illustration, à tonalité monologique
2.2.2. Appel à autrui comme argumentation, à tonalité dialogique
2.2.3. Appel à autrui, source de développement du discours réflexif
2.2. Sélection de deux extraits de dialogues : développement de la fonction d’autrui ?
2.2.1. Empêchement des « jeunes » dans le discours de Mme CA : extrait de l’ACC entre Mme CA et Mme CO
2.2.2. Déplacement de Mme CO dans le discours de M. FB : extrait de l’ACC entre M. FB et M. SA
2.2.3. Comparaison et interprétations des deux extraits en ACC
CHAPITRE 3 : Développements et empêchements de la fonction du collectif
3.1. Dialogisme et polyphonie chez M. Bakhtine
3.2. Développements réalisés de l’activité
3.3. Migration fonctionnelle du collectif
3.3.1. La fonction psychologique du collectif
3.3.2. La fonction sociale du collectif
Conclusion