FLEXIBILITE COMPORTEMENTALE ET COMPORTEMENTS ADAPTATIFS : DE L’ECOLOGIE A LA PSYCHOLOGIE
AUX RACINES DE LA FLEXIBILITE COMPORTEMENTALE
Comme introduits au paragraphe précédent, deux grands champs d’étude expérimentale existent lorsqu’il s’agit de s’intéresser au comportement animal : la psychologie expérimentale et l’écologie comportementale (Audet and Lefebvre, 2017; Pritchard et al., 2016). L’écologie comportementale est un champ disciplinaire qui cherche à expliquer le comportement et les mécanismes cognitifs comme des marqueurs prédictifs de l’aptitude des animaux à survivre et se reproduire dans leur milieu naturel. La psychologie expérimentale quant à elle est une approche plus anthropocentrée. Ce champ d’étude s’intéresse aux comportements animaux et aux mécanismes cognitifs qui les sous-tendent en comparaison à l’être humain. La psychologie expérimentale tend ainsi à identifier les comportements et les processus cognitifs qui existent ou n’existent pas. Puis, en analysant comparativement les bases neurobiologiques qui divergent entre les espèces, l’objectif est de comprendre les bases évolutives de la cognition humaine (Pritchard et al., 2016). Bien que différentes dans leurs approches respectives, la psychologie expérimentale et l’écologie comportementale tentent toutes deux de répondre à plusieurs questions : comment les êtres vivants sont-ils en mesure de s’adapter face à un environnement en perpétuel changement ? Comment expliquer que certaines espèces semblent plus facilement s’adapter à des changements variés contrairement à d’autres (nouvel environnement, nouvelle nourriture, nouvel individu…) ? Jusqu’à la moitié du XXème siècle, les théories éthologistes prônaient un comportement fixé sous forme de schéma inflexible dépendant de l’espèce considérée. Néanmoins, Poirier en 1969, suite à l’observation de singes dont le régime alimentaire était variable, notamment chez les femelles et les petits, a introduit le concept de flexibilité comportementale (Poirier, 1969). Depuis, la flexibilité comportementale a été le sujet de nombreuses études et les sujets d’intérêt variant en fonction des deux champs disciplinaires, cela est à l’origine de l’hétérogénéité des théories proposées (Audet and Lefebvre, 2017; Lea et al., 2020) (Figure 4).
En écologie comportementale, certains parleront de flexibilité comportementale en mentionnant les différences de comportement au sein de populations d’une même espèce vivant dans des endroits différents ou entre individus d’une même espèce (Price et al., 1991). D’autres analyseront les changements d’un point de vue individuel en réponse à des éléments externes (Knight et al., 1992). Enfin, une grande partie de la littérature s’intéresse à la résolution de problèmes ou les processus d’innovation et de créativité (comme l’utilisation d’outils) (Chow et al., 2018). En ce qui concerne la psychologie expérimentale, celle-ci cherche à expliquer les comportements comme la résultante d’un apprentissage de récompenses et de punitions obtenues par un individu (Audet and Lefebvre, 2017). Dans cette perspective, la flexibilité comportementale est donc définie comme une plasticité des comportements appris et est essentiellement caractérisée par l’étude du comportement dans le cadre de paradigmes expérimentaux implémentés au laboratoire. En elles-mêmes, toutes ces définitions semblent à première vue assez pertinentes car elles renvoient à la capacité des animaux à s’adapter lorsque leur environnement change, qu’il s’agisse de modifications dans la disponibilité ressources alimentaires, nécessitant d’aller explorer d’autres territoires, de l’accessibilité d’une source de nourriture requérant alors l’utilisation d’un outil ou tout simplement dans le changement d’une réponse au cours d’une tâche artificielle expérimentale au cours de laquelle les paramètres changent. Une hypothèse de travail assez simple serait donc de considérer qu’un animal flexible, capable de s’adapter dans une situation donnée, est tout autant capable s’adapter face à de multiples autres situations de nature différente.
DE LA FLEXIBILITE COMPORTEMENTALE AUX COMPORTEMENTS ADAPTATIFS
Il est intéressant de constater que l’hypothèse précédemment posée peut être rapidement infirmée par certaines études. Citons notamment celle de Griffin et collaborateurs qui ont travaillé chez le Martin triste. Les auteurs ont proposé aux animaux plusieurs tâches : certaines issues du champ disciplinaire de l’écologie comportementale, une autre issue du champ disciplinaire de la psychologie expérimentale (Griffin et al., 2013). La première partie des tâches avait pour objectif de tester les capacités d’innovation et de résolution de problèmes chez ces oiseaux. Ceux-ci ont été présentés avec plusieurs types de contenants alimentaires requérant une technique d’ouverture particulière pour atteindre la nourriture qu’ils contenaient (Figure 5A). La seconde partie des tâches consistait en une tâche d’apprentissage par renversement, dont nous rediscuterons plus longuement par la suite. En résumé, les oiseaux devaient appuyer sur un disque s’il apparaissait coloré en rouge, leur donnant accès à de la nourriture, mais pas si celui-ci était coloré en bleu (Figure 5B). A un moment dans la tâche, les contingences étaient inversées, et les oiseaux devaient alors changer leurs réponses pour appuyer lorsque la couleur bleue était affichée. Plus le changement de réponse est rapide, plus l’animal est considéré comme flexible. Dans cette étude, les auteurs ont montré une corrélation négative entre la performance dans les tâches d’innovation (résolution de l’ouverture de contenants) et celle d’apprentissage par renversement : la capacité des oiseaux à s’adapter face à deux problèmes de nature différente (innovation versus changements de contingences) n’est donc pas la même (Figure 5C). En revanche, une récente étude par Audet et collaborateurs a montré que deux oiseaux d’espèces différentes, le pérenoir de Barbade et le cici verdinère, deux petits oiseaux proches des pinsons de Darwin, présentant tous les deux des capacités d’innovation différentes, avaient néanmoins des performances similaires dans des tâches de renversement d’apprentissage : il n’y aurait donc pas de lien entre la flexibilité comportementale mesurée par les capacités d’innovation, et la flexibilité comportementale mesurée par une tâche de psychologie expérimentale d’apprentissage par renversement (Audet et al., 2018).
La diversité de conclusions montre à quel point le choix du champ disciplinaire est crucial. Ces études révèlent à quel point discuter de flexibilité comportementale comme un concept unique et générique est impossible. Il n’existe pas une forme de flexibilité comportementale, mais de multiples formes. La flexibilité comportementale consiste donc en un répertoire vaste de comportements qui s’expriment en fonction des contextes et des difficultés rencontrées. Ces comportements adaptatifs sont donc divers et spécifiques de ce à quoi il faut s’adapter, qu’il s’agisse d’un changement radical dans son environnement ou à l’introduction d’un nouvel outil.
ENJEUX SCIENTIFIQUES : CHOISIR SON CHAMP DISCIPLINAIRE
Comme le soulignent dans leur revue Lea et collaborateurs, « “behavioral flexibility” simply encompasses all learning to adapt to the particular conditions of an individual’s environment – in effect, the whole of animal cognition » (Lea et al., 2020). Quelle que soit l’espèce considérée, voire le règne du vivant concerné (les bactéries par exemple), le vivant est flexible. Mais cette flexibilité ne s’exprime pas de la même manière et les comportements adaptatifs qu’elle supporte sont donc différents et extrêmement variés. D’un point de vue très pragmatique il est donc indispensable de choisir un champ d’étude scientifique et de définir les points qui sont à démontrer. Cherche-t-on à comparer différentes espèces ? Cherche-t-on à étudier une espèce en particulier ? Que cherche-t-on à mettre en évidence d’un point de vue comportemental ? Quelles sont les difficultés que nous souhaitons présenter aux animaux afin de vérifier s’ils sont capables ou non de les résoudre ? En fonction des questions qui se posent, il faut établir un protocole expérimental ad hoc car une étude comportementale bien pensée et riche peut apporter de nombreuses explications sur le comportement, et par extension le cerveau (Gao and Ganguli, 2015; Mainen et al., 2016; Niv, 2020). Il est néanmoins nécessaire de garder à l’esprit que les études menées, du fait des conditions expérimentales choisies notamment (Ladouce et al., 2017), ne sont pas nécessairement généralisables et que les résultats obtenus peuvent n’être que des cas particulier de flexibilité comportementale. Pour ma part, mon travail de thèse s’est ancré dans un contexte d’étude de psychologie expérimentale étendu aux neurosciences cognitives et computationnelles. Il est donc essentiel de comprendre désormais le lien entre comportement et cognition.
FLEXIBILITE COGNITIVE, FLEXIBILITE COMPORTEMENTALE
DE LA PSYCHOLOGIE EXPERIMENTALE A LA PSYCHOLOGIE COGNITIVE
Les propos de ma thèse sont fondés sur un postulat cognitiviste, à savoir que les observations comportementales sont la résultante de processus mentaux complexes à l’instar de l’apprentissage. Même si ce postulat semble évident, il ne l’était pas jusque dans les années 50. Jusqu’à cette période, les théories behavioristes de Watson (1878–1958), Pavlov (1849- 1936), Thorndike (1874-1949) et Skinner (1904 1990) prédominaient et prônaient de limiter les études à ce qui est directement observable, à savoir le comportement (Nicolas and Ferrand, 2008). Les études behavioristes se limitaient donc à la simple observation de la réponse à la suite d’un stimulus donné. Skinner a étayé le champ d’étude en ajoutant au duo stimulus – réponse un troisième élément : l’ajustement du comportement en fonction des conséquences des réponses données. Néanmoins, ces théories ne pouvaient pas expliquer l’ensemble des aptitudes humaines (comme le langage ou la mémoire) et elles s’en trouvèrent largement critiquées, puisqu’elles laissaient le cerveau au statut de boîte noire (Figure 6A). Les premiers travaux sur l’intelligence artificielle (Turing, 1921-1954), les théories de l’information (Shannon, 1916-2001 et Weaver, 1894 1978), la notion de computation (Neumann, 1903-1957) ont permis par la suite d’envisager de nouvelles manières d’investiguer et de comprendre le comportement du vivant et ce qui le sous-tend. Le cerveau est alors envisagé comme un ordinateur traitant les stimuli comme des entrées, générant des sorties sous forme de réponse suite à des transformations, réductions, élaboration, stockage et récupération d’informations complexes (Neisser, 2014) (Figure 6B). En 1949, le physiologiste Hebb dans son ouvrage The organization of behavior introduit notamment les notions d’organisation, de plasticité et de cognition, incitant les psychologues à travailler sur les processus cognitifs ainsi que biologiques.
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Table des matières
INTRODUCTION
ETAT DE L’ART
CHAPITRE 1. LES COMPORTEMENTS ADAPTATIFS : DIVERSITE, COMPLEXITE ET EVOLUTION D’UN REPERTOIRE COMPORTEMENTAL ESSENTIEL A LA SURVIE DES ORGANISMES VIVANTS
1. Un spectre large d’études et de résultats
1.1. Un point vocabulaire
1.1.1. Des répresentations collectives à la science
1.1.2. Etude raisonnée de la littérature
1.1.3. Enjeux scientifiques : identifier les concepts d’étude
1.2. Flexibilité comportementale et comportements adaptatifs : de l’écologie à la psychologie
1.2.1. Aux racines de la flexibilité comportementale
1.2.2. De la flexibilité comportementale aux comportements adaptatifs
1.2.3. Enjeux scientifiques : choisir son champ disciplinaire
1.3. Flexibilité cognitive, flexibilité comportementale
1.3.1. De la psychologie expérimentale à la psychologie cognitive
1.3.2. Dissociabilité des flexibilités cognitive et comportementale
1.3.3. Enjeux scientifiques : établir des explications mécanistiques à partir d’observations comportementales
2. Etude expérimentale des comportements adaptatifs
2.1. Comportements naturels ou artificiels ?
2.1.1. Méthodes d’étude du comportement : de la nature au laboratoire
2.1.2. Validité et intérêt scientifique des jeux de données collectés
2.1.3. Enjeux scientifiques : contrôler écologiquement ses expériences au laboratoire
2.2. Protocoles expérimentaux classiques d’étude des comportements adaptatifs en cas de changement abrupt de l’environnement
2.2.1. Validité écologique et intérêt scientifique de la question
2.2.2. Tâche comportementale de renversement d’apprentissage : protocole historique d’étude du comportement face à des changements abrupts
2.2.3. Enjeux scientifiques : développer une nouvelle tâche comportementale translationnelle afin de dépasser les limites de la tâche de renversement d’apprentissage
CHAPITRE 2. EXPLORER ET/OU EXPLOITER, TELLE EST LA QUESTION : DE L’APPRENTISSAGE AUX INFERENCES COMME SUPPORTS DES COMPORTEMENTS ADAPTATIFS
1. Explorer, exploiter : mise en œuvre comportementale d’un processus cognitif d’apprentissage
1.1. Le dilemme exploration – exploitation
1.1.1. Le dilemme du fourrageur
1.1.2. Les déterminants de la balance exploration – exploitation
1.1.3. Enjeux scientifiques : la balance exploration – exploitation face à la multiplicité et la complémentarité de différentes formes d’exploration
1.2. L’apprentissage par renforcement et la balance exploitation – exploration
1.2.1. L’apprentissage par renforcement : une boucle de rétrocontrôle décisionnelle
1.2.2. Considération mathématique de l’apprentissage par renforcement : des paramètres computationnels aux comportements
1.2.3. Enjeux scientifiques : quid de l’apprentissage par renforcement dans le cadre d’un environnement volatil ?
2. Explorer et exploiter efficacement : quand l’adaptation comportementale requiert des processus cognitifs au-delà du simple apprentissage par renforcement
2.1. Le méta-apprentissage ou l’ajustement dynamique des paramètres d’apprentissage
2.1.1. Des paramètres aux méta-paramètres : les déterminants critiques du comportement
2.1.2. Facteurs d’ajustement des méta-paramètres en environnement volatil : entre importance de l’historique des récompenses et cadre bayésien
2.1.3. Enjeux scientifiques : quid d’une estimation partielle des paramètres de son environnement ?
2.2. « Tu as assez d’intelligence pour deviner le reste, par ce que je te laisse entrevoir »
2.2.1. L’environnement est-il prévisibile ? Estimer le prévisible, considerer l’imprévisible
2.2.2. Inférer le changement et s’y adapter
2.2.3. Enjeux scientifiques : comment réconcilier ce foisonnement de théories ?
CHAPITRE 3. LA NEUROBIOLOGIE DES COMPORTEMENTS ADAPTATIFS : DES NEURONES AU COMPORTEMENT
1. Etude de la neurobiologie des comportements adaptatifs : corrélation n’est pas cause
1.1. Techniques d’étude descriptives de l’activité cérébrale liée à un comportement
1.1.1. Observer l’activité cérébrale
1.1.2. Enregistrer simultanément comportement et activité cérébrale
1.1.3. Enjeux scientifiques : comment lier activité cérébrale et comportement ?
1.2. Techniques d’étude causatives de l’activité cérébrale liée à un comportement
1.2.1. Les cas cliniques : ce que nous apprennent les études de patients
1.2.2. Manipuler le comportement en contrôlant les neurones : la neuromodulation expérimentale
1.2.3. Enjeux scientifiques : choisir la technique de neuromodulation la plus adaptée et en connaître ses limites
2. Les régions cérébrales et circuits impliqués dans les comportements adaptatifs
2.1. Le cortex cingulaire antérieur dorsal face à la volatilité environnementale
2.1.1. Le cortex cingulaire antérieur dorsal : une région cérébrale aux multiples fonctions
2.1.2. Le cortex cingulaire antérieur dorsal : région clé de l’adaptation comportementale
2.1.3. Enjeux scientifiques : cibler le cortex cingulaire antérieur dorsal comme première approche pour l’étude des bases neurobiologiques des comportements adaptatifs
2.2. Validité translationnelle des substrats neurobiologiques
2.2.1. Etablir des homologies de structures cérébrales
2.2.2. Le cortex cingulaire antérieur dorsal : sous-structure du cortex préfrontal
2.2.3. Enjeux scientifiques : choisir au mieux les coordoonées stéréotaxiques du cortex cingulaire antérieur dorsal chez la souris
3. Au-delà des circuits : la flexibilité des circuits neuronaux comme support des comportements adaptatifs
3.1. La neuromodulation : processus physiologique de plasticité des circuits neuronaux et des comportements
3.1.1. La neuromodulation comme support des modifications de l’information nerveuse
3.1.2. Les grands circuits neuromodulateurs
3.1.3. Enjeux scientifiques : faire face à la complexité de la neuromodulation
3.2. Neuromodulation, modèles computationnels et comportements adaptatifs
3.2.1. Méta-apprentissage et neuromodulation
3.2.2. Inférences, transitions abruptes et neuromodulation
3.2.3. Enjeux scientifiques : investiguer l’implication de la neuromodulation dans un nouveau paradigme experimental
CONCLUSION
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