La démission de La Fayette et la question polonaise
On est souvent frappé par la précocité littéraire de Flaubert, qui a déjà publié des textes littéraires alors qu’il n’avait que 11 ans : l’Éloge de Corneille et la Belle explication de la fameuse constipation en 1832. On l’est également par la précocité politique du jeune Flaubert. Ne trouve-t-on pas un premier indice de son « libéralisme » dans sa lettre du 31 décembre 1830 à son ami Ernest Chevalier, Flaubert n’ayant alors que 9 ans ? Dans cette lettre, il parle avec regret de la démission de La Fayette, héros républicain et incarnation de « la liberté des deux mondes », et envoie à cet ami ses propres « discours politique et constitutionnel libéraux », qui sont sans doute des exercices imposés par son père ou l’un de ses maîtres : Cher ami, Tu as raison de dire que le jour de l’an est bête. mon ami on vient de renvoyer le brave des braves la Fayette aux cheveux blancs la liberté des 2 mondes. ami je t’en veirait de mes discours politique et constitutionnel libéraux81. [sic] Malheureusement, ces discours ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Néanmoins il est révélateur que Flaubert regrette la démission de La Fayette. Le 24 décembre 1830, La Fayette, chef de la Garde nationale française, a démissionné, les Ministères de Louis-Philippe craignant de lui laisser la haute main sur les forces militaires. Cette démission entraîne la déception des libéraux et des républicains envers la monarchie de Juillet. Parmi eux, Armand Carrel, le chef du camp républicain, pousse un cri d’alarme sur « la réaction [qui] commence » et critique l’hypocrisie de la monarchie constitutionnelle dans un article au lendemain de la démission : La réaction commence ; la réaction sera écrasée. On dit qu’elle cherche déjà partout des conspirateurs et qu’elle a promis d’en trouver. Nous la défions de prouver une autre conspiration que celle qu’elle tramait depuis deux mois, au vu et au su de ceux qui la connaissent et la méprisent. Allons, vous qui avez bassement trahi la branche aînée des Bourbons, après l’avoir précipitée dans les voies qui l’ont perdue, et où vous tremblâtes de la suivre ; vous qui rampiez depuis cinq mois, en flatteurs avilis, sous la souveraineté nationale, que vous détestez, travaillez à réédifier la légitimité ; mais nous vous démasquerons, nous troublerons vos joies, nous vous ferons passer les mauvaises nuits, jusqu’à ce que vous succombiez ; et votre règne ne sera pas long. Ainsi la démission de « la liberté de deux mondes » semble symboliser la crise du constitutionnalisme et présager le retour au régime autoritaire de la Restauration. Si le jeune Flaubert revient au principe du constitutionnalisme dans son discours, c’est sans doute que sa famille prend une position oppositionnelle libérale devant cette réaction du gouvernement de Juillet. Même si l’influence familiale est ici déterminante, le jeune Flaubert semble s’approprier cette position politique familiale. Dans la lettre du 14 mai 1831 qu’il a écrite à Ernest Chevalier lors du voyage de Louis-Philippe en Normandie, le jeune Flaubert revient à la même considération sur le constitutionnalisme et la liberté : Le bon Louis-Philippe I° roi des français viendra à rouen Je le vérai Vive les polonais Vive la liberté ils ont mérité leurs indépendance ils sont a jamais immortel dans la mémoire du ciel, vive les polonais à-bas [les russes] vive Louis-Philippe vive le roi citoyen vive notre père vive notre second père. À paris tu as du le voir la revue [illis.] Les braves citoyens le vénérable Ceux qui se sont battus pour faire naître la jeune france les tombeaux […] de Voltaire de la fontaine . Adieu cher ami. Adieu83 [sic] À cette époque-là, selon François Bouquet, l’auteur des Souvenirs du Collège de Rouen, « il y avait bien le soulèvement de la Pologne, dont Rouen suivait les différentes phases avec le plus vif intérêt84. » Cette lettre a été écrite dans cette atmosphère. L’insurrection avait éclaté le 29 novembre 1830 en une Pologne qui, depuis la défaite de Napoléon, avait été transformée en une sorte de royaume autonome dont le tsar de Russie devenait le roi. L’insurrection a été provoquée par la politique du tsar Nicolas Ier qui, craignant les répercussions de la révolution de Juillet, se préparait à faire de l’armée polonaise une avant-garde contre la France et la Belgique révolutionnaires. Plutôt que de soutenir la tyrannie du Tsar, les Polonais ont préféré se rebeller. Le 20 décembre 1830, la Diète, c’est-à-dire le Parlement polonais, proclame l’insurrection nationale et justifie ainsi sa cause au nom des « libertés de l’Europe menacée » : Il y allait de notre armée, de nos ressources, de notre honneur national qui se refusait à porter aux autres peuples des fers dont il a lui-même horreur, et à combattre contre la liberté de ses anciens compagnons d’armes. Si la Providence a destiné cette terre à un asservissement perpétuel, si, dans cette dernière lutte, la liberté de la Pologne doit succomber sous les ruines de ses villes et les cadavres de ses défenseurs, notre ennemi ne régnera que sur des déserts, et tout bon Polonais emportera en mourant cette consolation que, si le ciel ne lui a pas permis de sauver sa propre patrie, il a du moins, par ce combat à mort, mis à couvert, pour un moment, les libertés de l’Europe menacée. En proclamant ainsi leur cause, les insurgés demandent à l’Europe libérale, surtout à la France de les aider. Comme le remarque Edmond Marek, les insurgés polonais savaient qu’en France « les souvenirs de l’épopée napoléonienne et de la camaraderie militaire étaient encore vivants ; vivant aussi le désir de venger sur la Russie le désastre de la campagne de Moscou et, sur la Sainte-Alliance, celui de Waterloo ». Or, « les yeux des insurgés étaient surtout fixés sur le général La Fayette, ami de Kosciuszko et champion infatigable de la liberté des peuples ; La Fayette qui deviendra le chef spirituel de toutes les manifestations de Paris et de la France en faveur de la Pologne insurgée86. » Dès l’annonce du soulèvement de Varsovie, La Fayette prend fait et cause pour l’insurrection polonaise. Il préside Le Comité Central de Secours à la Pologne qui regroupa journalistes, artistes, politiciens, anciens militaires, hommes de lettres tels que Hugo, Casimir Delavigne et Béranger. La Fayette s’oppose ainsi à la politique extérieure de Louis-Philippe qui est trop soucieux de se faire reconnaître des rois d’Europe pour intervenir dans la question polonaise. Comme le prévoient les insurgés, la France leur est généralement sympathique et exprime son mécontentement envers la non-intervention du ministère de Juillet. Dans ce contexte il faut relire la lettre du 14 mai 1831 de Flaubert. Dans cette lettre, le jeune Flaubert juxtapose les deux voix : d’une part « Vive les polonais, Vive la liberté » et d’autre part « vive Louis-Philippe vive le roi citoyen ». En 1831, Louis-Philippe est considéré comme partisan de la liberté des peuples. Il est le fils du duc d’Orléans, Louis-Philippe II, surnommé Philippe-Égalité, qui a voté pour l’exécution de Louis XVI en 1793. Beaucoup de Français espéraient donc que le roi des Français interviendrait pour défendre la liberté des Polonais. L’enthousiasme libéral de Flaubert se révèle ainsi par la juxtaposition des deux voix : « vive les polonais [à bas] les russes [!] vive Louis-Philippe vive le roi citoyen vive notre père vive notre second père. » Cet enthousiasme est encore plus manifeste dans le paragraphe suivant où il fait l’éloge de La Fayette, chef du Comité Central de Secours à la Pologne et ami de Kosciuszko : LAFAYETTE Ceux qui se sont battus pour faire naître la jeune France les tombeaux […] de Voltaire de la fontaine. Adieu cher ami. Adieu87 [sic] C’est un requiem destiné à « ceux qui se sont battus pour faire naître la jeune France », aux martyrs qui sont morts pour la Liberté. Ce requiem, venant après la description de l’arrivée du roi, contredit implicitement la politique non-interventionniste du ministère de 1831 et demande à Louis-Philippe, roi de la liberté constitutionnelle, d’intervenir dans l’affaire polonaise.
L’influence de Le Poittevin : déception libérale transposée dans la métaphysique ?
Il est assez difficile d’examiner l’influence de Le Poittevin sur Flaubert car beaucoup de lettres de Flaubert adressées à Le Poittevin ne sont pas parvenues jusqu’à nous. On sait cependant que c’est dans les années 1836-1838 que leur relation s’intensifie, période pendant laquelle le jeune Flaubert a rédigé ses œuvres philosophiques et mystiques telles les Angoisses et Smar. La première de ses lettres connues à Le Poittevin date de l’année scolaire 1837-1838 : Je prie le sieur Le Poittevin fils de donner au porteur ses deux vol[umes] d’Horace. Institut de la rue du Plâtre (externat). Continuité du désir sodomite, Ier prix (après moi) : Morel. Bandaison dans la culotte, Ier prix : Morel. Intensité lubrique, Ier prix : Morel. Masturbation solitaire, prix : Rochin. Cabaret infâme, prix : Morel. Côtelettes, Ier prix : Fargeau. Horlogerie, Ier prix : Morel déjà nommé. Excessive immoralité du regard, grand prix : Morel. Expertise d’habits : Morel, Fargeau, ex æquo. Mine du gredin, Ier prix : Fargeau. Bonne conduite : marchand d’amadou.
N.B. –– On mettra au Musée vénérien le lit de la rue du Plâtre.
On recherchera avidement l’anneau perdu par Fenet. Une commission est nommée à cet effet composée du nègre, du mouton et du serpent (président)108. Cette lettre qui parodie les compositions des prix scolaires, et qui rappelle celle des prix agricoles dans la scène du Comice de Madame Bovary, atteste sans doute la relation intime dès lors nouée entre ces deux amis. En énumérant d’une manière sarcastique les obscénités de leurs camarades au Collège, cette lettre nous suggère aussi le caractère transgressif de leurs conversations amicales. En effet, dans sa lettre du 19 novembre 1838 à Ernest Chevalier, Flaubert compare aux délices du rhum cette relation : Je t’engage toujours à fréquenter Alfred. Les relations que tu auras avec lui te seront agréables et utiles. C’est le meilleur rhum que je connaisse après celui de la Jamaïque. Fume toujours, réjouis ton membre, festoie avec les amis et vive la bouteille et les commères. L’alcool fort qui enivre l’esprit, c’est le portrait d’Alfred. Dans la lettre du 30 novembre 1838 à Ernest Chevalier, le jeune Flaubert précise indirectement en quoi consistent ces délices enivrants : Tu fais bien de fréquenter Alfred, plus tu iras avec cet homme et plus tu découvriras en lui de trésors. C’est une mine inépuisable de bons sentiments, de choses généreuses et de grandeur. Au reste il te reporte bien l’amitié que tu as pour lui. – Que ne suis-je avec vous mes chers amis ! quelle belle trinité nous ferions ! Comme j’aspire au moment où j’irai vous rejoindre ! Nous passerons de bons moments, ainsi tous trois à philosopher et à Pantagruéliser. – Tu me dis que tu t’es arrêté à la croyance définitive d’une force créatrice (Dieu, fatalité, etc.) et que ce point posé te fera passer des moments bien agréables – je ne conçois pas à te dire vrai l’agréable. Quand tu auras vu le poignard qui doit te percer le cœur, la corde qui doit t’étrangler, quand tu es malade et qu’on dit le nom de ta maladie je ne conçois pas ce que tout cela peut avoir de consolant. Tâche d’arriver à la croyance du plan de l’univers, de la moralité, des devoirs de l’homme, de la vie future, et du chou colossal, tâche de croire à l’intégrité des ministres, à la chasteté des putains, à la bonté de l’homme, au bonheur de la vie, à la véracité de tous les mensonges possibles. Alors tu seras heureux et tu pourras te dire croyant et aux trois quarts imbécile, mais en attendant reste homme d’esprit, sceptique et buveur110. Contre Ernest Chevalier, son ami croyant, le jeune Flaubert fait part ici du scepticisme philosophique qu’il partage avec Alfred Le Poittevin. Leur philosophie, mettant en cause « la croyance du plan de l’univers, de la moralité, des devoirs de l’homme, de la vie future », est tout à l’opposé du dogmatisme religieux et métaphysique111. Alfred a sans doute joué le rôle du Lucifer du lord Byron. Dans Caïn, Lucifer n’est pas l’incarnation du mal comme dans la tradition chrétienne, mais au contraire un Prométhée, allié à l’humanité dans sa lutte contre le Dieu-bourreau. Dans la lettre en question, Flaubert imite Le Poittevin tout en séduisant Ernest Chevalier, son autre ami. Malgré leur opposition aux conventions sociales, leur scepticisme ne les empêche pas moins d’être des bons vivants. Voilà pourquoi leur idéal est dépeint aussi sous des traits rabelaisiens : selon Flaubert il faut être un « homme d’esprit sceptique et buveur » qui se consacre « à philosopher et à Pantagruéliser ». Le jeune Flaubert reconnaît sans doute en Le Poittevin le frère des héros byroniens et le grand penseur du « Peut-être » rabelaisien112. Comme le remarque Jean Bruneau, jusqu’en 1836, les écrits de Flaubert même philosophiques n’ont pas de portée métaphysique. C’est grâce à Le Poittevin que vers la fin de 1836, Flaubert « commence à penser philosophiquement113 » et il développera ses réflexions dans ses œuvres des années 1838-1839 comme Angoisses, Les Mémoires d’un fou et Smar. Compte tenu aussi du portrait que le futur Flaubert brosse de Le Poittevin : « camarade de collège, métaphysicien très fort, nature un peu sèche, mais d’une élévation d’idées extraordinaire114 », il conviendrait aussi de situer l’influence de ce dernier sur Flaubert dans le domaine métaphysique. Néanmoins, la lecture comparative de leurs textes philosophiques nous fait penser que leur scepticisme métaphysique a une racine non seulement philosophique mais aussi politique, comme l’atteste le cas de L’Heure d’angoisse de Le Poittevin et des Angoisses de Flaubert. Dans ces textes rédigés en 1836 et 1838, Flaubert et Le Poittevin rejoignent les thèmes byroniens. Les mystères de Byron, Caïn et Le Ciel et la Terre, posent la question insoluble du mal nous conduisant à l’athéisme et à la révolte115. Sous l’influence de Byron et des poètes français comme Musset116 qui se sont inspirés de lui, L’Heure d’angoisse de Le Poittevin et les Angoisses de Flaubert posent cette même question et aboutissent ensemble au scepticisme métaphysique. Ce qui nous frappe dans ces œuvres, c’est que Flaubert et Le Poittevin partent de leur déception politique pour se poser la question du mal.
Contre « l’Église laïque » : le scepticisme du jeune Flaubert dans le contexte scolaire
Le XIXe siècle est l’époque de l’institutionnalisation de l’enseignement philosophique ; depuis 1808, la philosophie est inscrite dans les programmes d’instruction publique comme matière sanctionnée au baccalauréat. Le schéma antithétique entre religion et philosophie structure fortement la mentalité de l’époque, marquée par l’expérience des Lumières. Sous la Monarchie de Juillet, l’un des débats politiques majeurs porte sur le monopole de l’Université et la validité des matières d’instruction laïque. Contre la remontée du catholicisme, Victor Cousin, chef de l’Université, dirige l’Instruction publique, à la façon d’un « organisateur d’hégémonie » ou d’un « général de la culture170 » selon les termes de l’historien Pierre Rosanvallon. Au Collège de Rouen, le jeune Flaubert a été éduqué dans cet environnement éclectique et doctrinaire. Comme le remarque Jean Bruneau, Flaubert n’est pas partisan de l’éclectisme, malgré ses aspirations libérales 171 . L’antipathie envers la doctrine éclectique de Victor Cousin et l’enseignement du Collège de Rouen, qu’il manifeste dans les lettres des années 1839-1840, peut s’expliquer par un scepticisme qu’il a déjà formulé dans Les Mémoires d’un fou et Smar. En effet, son scepticisme s’opposait non seulement à la religion, mais aussi à certaines conceptions théologico-métaphysiques, lorsqu’il remettait en question « la croyance du plan de l’univers, de la moralité, des devoirs de l’homme, de la vie future172 ». Or, la philosophie éclectique n’échappe pas totalement à cette mise en cause sceptique de la morale spiritualiste. La troisième édition du Manuel de la philosophie de Mallet, disciple de Victor Cousin et professeur de Flaubert au Collège de Rouen, témoigne de l’attachement trop affirmé de l’éclectisme à la morale spiritualiste : […] l’homme n’est pas, comme la brute, un être purement sensible ; c’est un être moral qui soutient des rapports moraux avec ses semblables et avec Dieu, et qui doit nécessairement connaître ces rapports, les devoirs qui en dérivent et les conséquences qu’entraînent, soit pour cette vie terrestre, soit pour une vie à venir, l’accomplissement de ces devoirs ou leur infraction. En proposant une vision spiritualiste de l’homme contre le sensualisme condillacien, l’éclectique privilégie la morale et la théodicée comme sciences des « rapports moraux avec ses semblables et avec Dieu », des « devoirs qui en dérivent » et des « conséquences qu’entraînent, soit pour cette vie terrestre, soit pour une vie à venir, l’accomplissement de ces devoirs ou leur infraction ». La morale et la théodicée constituent ainsi les matières centrales de l’enseignement philosophique et du baccalauréat. Sur le plan politique, ce souci de la morale se rattache à l’enjeu du projet d’instruction publique des Doctrinaires que Guizot, qui était le Ministre de l’Instruction publique en 1832-1837, exposera en ces termes dans ses Mémoires, publiés en 1860 : Le grand problème des sociétés modernes, c’est le gouvernement des esprits. On a beaucoup dit dans le siècle dernier et on répète encore souvent que les esprits ne doivent pas être gouvernés, qu’il faut les laisser à leur libre développement, et que la société n’a ni besoin ni droit d’y intervenir. L’expérience a protesté contre cette solution orgueilleuse et insouciante ; elle a fait voir ce qu’était le déchaînement des esprits, et rudement démontré que, dans l’ordre intellectuel aussi, il fallait des guides et des freins. Comme le rappelle cette citation, aux yeux des Doctrinaires, l’instruction publique n’est pas un instrument d’émancipation individuelle, mais un moyen de « gouvernement des esprits ». Lucien Jaume remarque : « dans les écrits de Guizot sur l’enseignement, jamais l’idée d’une formation à l’autonomie, d’un développement du jugement, n’est envisagée. Au contraire, elle est expressément condamnée comme source d’un orgueil populaire qui ne pourrait qu’engendrer les révolutions. » Ainsi « l’école n’est pas émancipatrice mais socialisatrice. » La métaphore d’équitation, « des guides et des freins », illustre bien cette portée socialisatrice. Dans cette perspective, Guizot conçoit la nécessité d’un corps éducatif lié étroitement à l’État qui « exerce sur la jeunesse cette influence morale qui la forme à l’ordre et à la règle176. » Ce corps « laïc », utilisé comme gardien de l’ordre moral, a évidemment pour modèle le gouvernement de l’Église comme Guizot l’écrit dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps177. L’Université est devenue dès lors l’institution d’une spiritualité laïque dont le chef est l’éclectique Victor Cousin qui, selon l’expression de l’historien Pierre Rosanvallon, « tendait à reproduire dans l’espace philosophique le modèle clérical et revendiquait pour l’État les droits que les ultramontains demandaient pour l’Église178. » Selon le Manuel de Philosophie de Mallet, que Flaubert a lu pendant sa scolarité au Collège de Rouen, la morale laïque enseignée par l’école éclectique ne se substitue pas à celle de l’Église, mais la complète : [En parlant des problèmes de la morale] On dira, peut-être, que ces problèmes trouvent leur solution dans la morale et la religion. Oui, certes, et pour notre part, nous acceptons cette solution. Mais tout en l’acceptant, nous croyons qu’elle n’exclut pas la solution philosophique. Les questions que la morale naturelle et la religion résolvent par la foi, la philosophie les résout par la science. Et entre ces solutions proposées, les unes par la religion, les autres par la philosophie, il n’y a pas opposition, mais conformité ; car la vraie philosophie, loin d’être hostile à la religion, adopte et reproduit ses divins enseignements ; avec cette différence, toutefois, que les vérités proposées par la religion à la croyance spontanée, la philosophie les explique et les fait accepter à la croyance réfléchie.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE I L’ORIGINE DU « LIBERALISME » DE FLAUBERT
Introduction
Chapitre I. Le libéralisme républicain du jeune Flaubert ? (1830-1835)
I. La démission de La Fayette et la question polonaise
II. Du Républicanisme au désengagement : esprit d’indépendance du jeune Flaubert
Chapitre II. Le scepticisme : le libéralisme transposé dans le domaine moral et métaphysique (1836-1841)
I. La tentation du scepticisme satanique : la libération spirituelle sous le signe de Byron
L’esprit d’indépendance et le scepticisme métaphysique : Byron, Le Poittevin, Flaubert
L’influence de Le Poittevin : déception libérale transposée dans la métaphysique ?
La libération du for intérieur et la crise de la spiritualité : l’historicité du scepticisme flaubertien
L’aspiration de l’âme romantique : le fond existentiel des révoltes du jeune Flaubert
II. La portée critique du scepticisme du jeune Flaubert : posture libérale contre la morale dominante
Contre la morale bourgeoise et chrétienne : le scepticisme du jeune Flaubert dans Les Mémoires d’un fou (1839)
Contre « l’Église laïque » : le scepticisme du jeune Flaubert dans le contexte scolaire
III. De la douleur de Byron au rire de Rabelais ? : du scepticisme à la future poétique du « libéral enragé »
Chapitre III. Éthique de la liberté : la conception du sujet libéral dans L’Éducation sentimentale de 1845
I. L’enjeu libéral de L’Éducation sentimentale de 1845
L’autonomie : l’enjeu de L’Éducation sentimentale de 1845
La question du titre : épreuve de l’émotivité
II. La mise en scène critique de la morale bourgeoise
Le Cahier intime de 1840-1841 : contre la morale de devoir
Mises en scène de l’inconséquence bourgeoise : une « conviction tiède » d’Henry et de M. Gosselin
Critique de la vie des Affections
III. Éthique de l’artiste : la figure de Jules comme modèle de l’autonomie
Vers l’autonomie : du subjectif à l’objectif, de l’affectif à l’immuable
Le désengagement et le ressentiment — étape nécessaire pour la libération
L’enjeu eschatologique du panthéisme romantique
L’épisode du chien ou la crise de l’intelligibilité
La philosophie de la Nature infinie : fondement épistémologique de l’éthique de la liberté
IV. Le rôle de l’art et l’autonomie de l’artiste
PARTIE II LECTURE POLITIQUE DE MADAME BOVARY, CRITIQUE LIBERALE DE LA DEMOCRATIE
Introduction
Chapitre I. Lecture socio-politique du Bovarysme
I. Lectures socio-politiques du roman ?
II. Le désir démocratique d’Emma
III. La mise en scène critique du désir démocratique
Chapitre II. Mise en scène critique des idéologies
I. La confrontation entre deux discours : le conservatisme rural et le discours du progrès
II. La figure du Marquis d’Andervilliers : idéologie légitimiste
III. Discours de Lieuvain : conservatisme ou progressisme ?
Discours de Lieuvain et Napoléon III : palimpseste historique
Critique stylistique du discours de Lieuvain
IV. Homais et les Lumières : une pensée paradoxale
V. L’Aveugle : allégorie de la liberté
Chapitre III. La politique de l’écriture à la lumière du procès et de la réception du roman
I. La politique de l’écriture
« Le style, l’art en soi, paraît toujours insurrectionnel aux gouvernements, immoral aux bourgeois. »
Le libéralisme en littérature : un contre-pouvoir
Le contexte du procès
Le réalisme en question
II. Le procès de Madame Bovary : logiques du réquisitoire et de la plaidoirie
La couleur lascive : la criminalité du style flaubertien ?
L’ambiguïté du texte et le jeu d’interprétation
L’absence de l’instance morale
La plaidoirie de Senard : la moralité de la littérature ?
III. L’autonomie de l’art
IV. Flaubert et Baudelaire, la démocratie en question
PARTIE III L’ÉDUCATION SENTIMENTALE : REPRESENTER 1848
Introduction
Chapitre I. Critique du socialisme utopique dans l’avant-texte du roman
I. L’aspect critique du « réalisme documentaire »
II. L’anticléricalisme de Flaubert et la réaction catholique des années 1860
III. Le jeune Flaubert et le socialisme
IV. Composition du dossier « Socialisme » et des « Notes sur Jean-Jacques Rousseau »
V. Rousseau : l’origine de la « démocratie envieuse et tyrannique »
La question des droits individuels : Flaubert, Rousseau et Bastiat
Mise en cause de la volonté générale
Mise en cause de la vertu républicaine
Sur la religion civile
VI. Le républicanisme de Proudhon : antithèse des valeurs flaubertiennes
Égalitarisme économico-politique
La question de l’art : critique de l’utilitarisme esthétique
La question de la religion : la religiosité de Proudhon ?
VII. Église saint-simonienne : théocratie basée sur l’amour
La primauté du collectif dans le Saint-Simonisme
Tendance théocratique du Saint-Simonisme
Le rôle de l’artiste dans l’Église saint-simonienne
Le culte de la Féminité
VIII. Lamennais, figure emblématique du catholicisme social, vu par Flaubert
L’itinéraire paradoxal de Lamennais en 1814-1831
Les Affaires de Rome en 1831-1834 et leurs suites
Chapitre II. Le Politique et la vie privée : femme, propriété, République
I. Le parallélisme entre l’amour et la politique
II. République et prostituée : critique du sentimentalisme politique de 1848
Chapitre III. Représentation critique des idéologies de 1848
I. Poétique de l’Histoire et Critique de l’Opinion
II. La construction des personnages : panorama socio-politique
Républicains bourgeois : Arnoux et Regimbart
Type socialiste : Sénécal
A.) Mise en scène des idéologies
B.) Tempérament typique du socialiste
C.) Jugement historique masqué de l’auteur
D.) Ennemi du libéralisme en littérature
Républicain de cœur : Dussardier
Républicain libertaire : Deslauriers
Artistes ratés : Pellerin et Hussonnet
Artiste-Prêtre : Delmar, symbole de l’époque
M. Dambreuse, symbole de la Monarchie de Juillet
Entourage de M. Dambreuse : Cisy, le père Roque, Martinon
III. Mise en cause de l’idolâtrie de l’État : représentation des mentalités politiques
Le sens du dialogue
L’Économie politique comme fil conducteur
Économie politique et socialisme
Économie politique et Protectionnisme
Alliance paradoxale des socialistes et de la bourgeoisie
PARTIE IV BOUVARD ET PECUCHET : CRITIQUE LIBERALE DES SAVOIRS POLITIQUES
Introduction
Chapitre I. Contexte historique de Bouvard et Pécuchet
I. La défaite de la guerre de 1870 et la République : la critique flaubertienne du suffrage universel
II. 1848 : l’avènement de la démocratie
III. Expérience du suffrage universel : opinion ou science ?
Chapitre II. La question des droits
I. Première aporie : Droits respectifs de l’Individu et de l’État
II. Liberté locale et Liberté d’enseignement : nécessité de la régulation étatique
III. Droit au travail : critique de l’interventionnisme
Chapitre III. Critique des conservateurs et des démocrates
I. Le parti du clergé
II. Le parti légitimiste
III. Mise en cause de l’Idéologie légitimiste et cléricale : haine de la Révolution et le dogme du droit divin
IV. Souveraineté populaire
Souveraineté populaire comme un équivalent du droit divin
Mise en cause du dogme démocratique de la souveraineté populaire
Le contractualisme rousseauiste
Le civisme républicain de Rousseau
V. Examen du Socialisme
Manuel fictif
Le saint-simonisme
Le fouriérisme
Tyrannie socialiste
VI. Moment sceptique : science politique et rapports de forces
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
Œuvres et correspondance
Manuscrits
Réception critique du XIXe siècle
Sources de Flaubert
I. Littérature
II. Histoire, Philosophie et Science
Études critiques sur Flaubert
Théories et histoires littéraires
Histoire des idées
Dictionnaires et Outils
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