Figurations romanesques de la reprise

James est né en 1943 et Proust en 1871. Une génération les sépare, et le premier achève son œuvre en même temps que le second commence la sienne. Ils ne se sont, jusqu’à preuve du contraire, jamais rencontrés, même s’ils ont fréquenté les mêmes lieux et les mêmes cercles mondains au même moment, comme le souligne Leon Edel :

À Paris, (James) s’installe au Grand Hôtel et il semble que, le 18 décembre 1899, il se soit trouvé dans le salon de Mme Strauss (Geneviève Halévy), où il a certainement rencontré sinon le jeune Proust lui-même, du moins certains de ses futurs personnages . 

Edel raconte aussi que James fait visiter Londres à trois Français envoyés par Sargent, dont Robert de Montesquiou, Samuel Pozzi et Edmond de Polignac (respectivement identifiables à Charlus, Cottard et Bergotte) : « Nous savons maintenant que James passa ces deux journées avec trois des futurs personnages de Proust . » Ils ont pour amis communs Lucien Daudet, Paul Bourget, peut-être JacquesÉmile Blanche qui a peint le portait de Proust en 1895 et celui de James en 1907, et Walter Berry, qui a été très proche de James, et fait la connaissance de Proust quelques mois après sa mort. Il pourrait lui avoir parlé de l’œuvre de son aîné, dont rien ne dit qu’il l’ait lue (quelques romans et nouvelles ont déjà été traduits). Inversement, on sait qu’Edith Wharton aurait conseillé à James de lire Du côté de chez Swann. Dans une lettre à son amie, il écrit en 1914 : « Si bien que je serais « absolument ravi » de recevoir le « Swann » […] . » Mais les possibilités qu’ils se soient croisés ou lus restent hypothétiques.

Bien que contemporains et considérés l’un et l’autre comme des romanciers formellement novateurs, et pareillement attachés à l’exploration de la conscience, et d’un monde (les classes supérieures) similaire, il existe très peu de travaux les rapprochant. Entre la thèse de Bruce Lowery, soutenue à la Sorbonne dans les années 1960 (puis publiée chez Plon sous le titre Marcel Proust et Henry James : une confrontation), dont l’introduction recense tous les arguments en faveur d’une éventuelle interaction entre les deux romanciers, pour finalement les récuser, et celle d’Isabelle de Vendeuvre (Satire et Fiction dans les œuvres de Marcel Proust et de Henry James ), la recherche comparatiste semble avoir évité le sujet. Dans le volume dirigé par Karen Haddad-Wotling et Vincent Ferré, Proust l’étranger , on ne trouve aucune contribution qui les réunisse ; les comparatistes français, lorsqu’ils s’intéressent à Proust, le rapprochent d’autres écrivains : de Dostoievski (Karen Haddad-Wotling), de Musil (Florence Godeau), de Broch ou de Dos Passos (Vincent Ferré). Mais on ne trouve pas beaucoup de traces du « Proust américain» dans les études sur Proust, comparatistes ou non. Pourtant, la stricte contemporanéité de Du côté de chez Swann et A Small boy and Others , le premier volet de la série de textes autobiographiques de Henry James, est célèbre. Ces textes sont publiés tous les deux en 1913. Il s’agit d’un écart générique pour James, qui met d’ordinaire sa prolixité au service de ses œuvres de fiction, de commentaires paratextuels ou de la critique littéraire. La forte dimension autobiographique qu’on a prêtée au premier tome de la Recherche le rapproche des mémoires de James, ainsi que le thème de l’enfance. Ces deux œuvres, pourtant bien identifiées génériquement, se situent à l’intersection problématique du biographique et du romanesque, et mettent en lumière l’importante prise en compte de leur vie dans l’étude des deux romanciers.

LA REPRISE : MOTEUR ROMANESQUE, CONCEPT MOUVANT 

LITTÉRATURE, VÉRITÉ ET INDIRECTION

Si la littérature est de la « pensée en acte », il nous faudra comprendre les différentes composantes du mouvement dont il est question : ce sera l’enjeu de cette partie. Il faudra donc séparer pour la démonstration des éléments qui existent les uns à l’intérieur des autres : la vérité n’est pas séparable du point de vue, ni de la question de l’obliquité, pourtant, il nous faudra faire l’effort de regarder chaque élément l’un après l’autre, comme on regarde une coupe géologique, c’est-à-dire sans oublier la contiguïté des strates. La notion de vérité est indissociable d’un point de vue, mais le point de vue dépasse la question du personnage ou du sujet. Aussi seront préférées, aux notions de subjectivisme ou de relativisme, celle de perspectivisme qui permet d’envisager le texte au-delà de la question du rapport qu’entretiennent les consciences perceptrices avec le monde. L’obliquité propre aux écritures jamesienne et proustienne favorise la constitution des séries et des motifs au sein de la diégèse, qui s’autonomisent. Dans ce terreau va germer la reprise : ce geste dont on verra qu’il est à la fois celui du personnage focal et le mouvement du texte. De ce perspectivisme découle un pluralisme. La vérité correspond donc toujours à un point de vue, ce qui veut dire qu’elle est mobile, plurielle, protéiforme, et n’a, pour contrecarrer un potentiel relativisme infini, qu’une seule force : celle de se transformer à l’échelle d’un sujet. On pourrait en déduire qu’il existe autant de points de vue que de vérités, mais il est important de rappeler ici le lien nécessaire entre le particulier et le général – la vérité se trouve moins dans un point de vue isolé, ou un élément bien identifié, que dans un ensemble et surtout dans un agencement et une choralité.

Littérature et vérité 

Lorsque Deleuze est interrogé par Claire Parnet sur l’importance de la littérature dans son travail et dans sa vie, il met en avant la dimension philosophique propre à une œuvre littéraire, en soulignant que les grands personnages de la littérature « nous font penser […] si bien qu’une œuvre littéraire trace autant de concepts en pointillés, que de percepts […] ». Le terme de percept désigne « ce qui est perçu comme tel sans référence au concept comme résultat de l’acte de percevoir». Le Robert Culturel le définit comme « objet de la perception » qui s’oppose au terme concept .

Pour Deleuze, « le concept n’existe jamais seul », c’est-à-dire qu’il est un biais (un « embranchement ») sur des percepts. Si la philosophie crée des concepts, la littérature crée des personnages, c’est-à-dire des percepts. Mais plutôt que de s’en tenir à cette distinction analytique, Deleuze rappelle qu’à beaucoup d’égards le concept est un personnage, et que le personnage peut avoir la dimension d’un concept. « Entre la création d’un grand personnage et la création d’un concept, je vois tellement de liens, que c’est un peu la même entreprise . » Sans aller jusqu’à dire que Lambert Strether, personnage central des Ambassadeurs, et le narrateur de la Recherche figurent en euxmêmes et à eux seuls le concept de reprise, nous verrons comment ils contribuent à sa figuration et l’incarnent donc en partie. Cette analogie entre la création d’un concept et la création d’un grand personnage littéraire est permise par une approche dynamique de la philosophie et de ses concepts, dont le besoin d’expression et de création a finalement beaucoup à voir avec la littérature. Pour Deleuze, l’enjeu se situe dans ce que doit exprimer le concept :

Pour nous, le concept doit dire l’évènement, et non plus l’essence. D’où la possibilité d’introduire des procédés romanesques très simples en philosophie. En effet, ce qui nous intéresse, ce sont des modes d’individuation qui ne sont plus ceux d’une chose, d’une personne ou d’un sujet : par exemple l’individuation d’une heure de la journée, d’une région, d’un climat .

Barthes, dans sa recherche sur la forme d’écriture et son élaboration théorique autour du haïku, relève que ce dernier procède d’une individuation intense. À cet égard, il éclaire la notion d’individuation telle qu’on peut la trouver dans l’œuvre de Proust, et dont parle, au fond, Deleuze ; l’individuation, c’est la différence et l’intensité :

Et voici que certains jours (de la semaine) ont aussi leur couleur(la couleur du jour : matériau haïkiste) : j’avais noté, à la campagne (dimanche 17 juillet 1977): « On dirait que le dimanche matin renforce le beau temps. » Je voulais dire : une intensité renforce l’autre ; il y a une Moire, un différentiel des Intensités (du temps qu’il fait) ; Proust a très bien décrit, à sa manière, ces Intensités différentielles . 

La dimension philosophique est inhérente à l’œuvre littéraire, et la philosophie peut, pour exprimer les concepts qui doivent dire l’évènement, utiliser des procédés littéraires voire romanesques. L’interpénétration de ces deux dimensions permet de donner aux moyens d’expression propres à chaque champ (le concept pour la philosophie et le percept pour la littérature), la dimension de l’autre. Pierre Macherey abonde dans ce sens :

Ceci peut se dire aussi sans passer par des métaphores : la philosophie littéraire, dans la mesure où elle est inséparable des formes de l’écriture qui la produisent effectivement, est une pensée sans concepts, dont la communication ne passe pas par la construction de systèmes spéculatifs assimilant la recherche de la vérité à une démarche démonstrative. Les textes littéraires sont le siège d’une pensée qui s’énonce sans se donner les marques de sa légitimité, parce qu’elle ramène son exposition à sa propre mise en scène .

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Table des matières

Introduction
Première partie La reprise : moteur romanesque, concept mouvant
Chapitre I : littérature, vérité et indirection
1.Littérature et vérité
2.« L’esthétique du point de vue »
3.L’oblique et le motif
Chapitre II : Déprise et reprise
1.Premier niveau de déprise : ce qui est désinvesti
2.Deuxième niveau de la déprise : ce qui se désinvestit
3.Dépossession et reprise
Chapitre III : Répétition et reprise
1.Kierkegaard, entre la répétition et la reprise
2.Kierkegaard et Nietzsche lus par Deleuze
3.Vers la pensée de la reprise
Deuxième partie Lier le fragmentaire par la mobilité
Chapitre I : Symétrie, opposition et diffraction
1.La bipartition spatiale
2.Le problème du type
3.Régime de l’instabilité et fragmentation
Chapitre II : de la discontinuité à la réappropriation
1.Systèmes de pouvoir et tentation du système chez James et Proust
2.Des figures de désynchronisation – la différence qui mène à la déprise
3.La reprise et l’enjeu de la réappropriation, prise en charge de la différence
Chapitre III : point de vue et ordonnance des contraires
1.La dynamique de la conversion
2.Le renversement comme loi
3.Le mouvement des démarcations
Troisième partie La forme et la place : Le sujet pris entre concrétion et dispersion
Chapitre I : Formes et solidification
1.Métamorphoses et anamorphoses comme formes du temps
2.La fabrique d’une distance : les polarisations de la vie vécue et de la littérature et le mythe de la rivalité
3.L’expérience intriquée et la juste distance
Chapitre II : Autorités
1.L’autorité en partage
2.Responsabilité et capacité
3. Le devenir comme seuil
Chapitre III : La forme du devenir
1.Charge, présentification et virtualité
2.Tisser toujours
3.Déport et déprise
Conclusion générale
Bibliographie

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