État de l’art : structures élancées sous écoulement axial
Le cas industriel présenté au chapitre précédent appartient, d’un point de vue scientifique, à la tradition de l’étude des structures élancées et flexibles en écoulement axial. Cette tradition, portée principalement par l’école de Païdoussis, se base sur des travaux réalisés dans les années 1950 et au début des années 1960 par trois scientifiques britanniques. Taylor, en 1952 [94], propose un modèle pour la force fluide visqueuse, en s’inspirant des études de tenue au vent des câbles et en distinguant différents cas de rugosité de la paroi du cylindre. L’expression retenue pour cette force par les auteurs ultérieurs est, selon les propres mots de Taylor, « entièrement spéculative » : il ne dispose pas alors de données expérimentales pour valider ce modèle aux faibles angles d’incidence (α < 10°) . Il applique ce modèle à l’étude de la nage des animaux aquatiques élancés . En 1960, Lighthill étudie à son tour ce sujet [47,48], mais avec une approche différente de celle de Taylor. Il s’inspire plutôt du domaine de l’aérodynamique supersonique des objets pointus [43,57,101], et donne une expression de la force fluide potentielle, dans le cadre de la théorie des corps élancés (slender body theory). En sommant ces deux termes, potentiel pour Lighthill et visqueux pour Taylor, Hawthorne [38] établit en 1961 la première équation du mouvement d’un cylindre flexible en écoulement axial et note sa similitude avec celle d’une conduite flexible (écoulement externe vs écoulement interne). Il l’applique à la conception d’une barge flexible permettant de transporter, par voie maritime ou fluviale, des fluides plus légers que l’eau .
En 1966, Païdoussis reprend et approfondit l’approche théorique de Hawthorne, cette fois avec un objectif d’application au combustible nucléaire. Il explore la stabilité de l’équation du mouvement en variant les conditions aux limites (cylindre appuyé ou encastré à ses extrémités, voire libre à l’extrémité aval) [59]. Il confronte les prédictions de son modèle à des résultats d’essais sur un cylindre seul, peu confiné [60] . Il observe un accord satisfaisant entre essais et théorie sur les seuils d’instabilité (vitesse d’écoulement critique prédite avec une erreur inférieure à 25 %), mais note des écarts plus importants sur les caractéristiques du mouvement au-delà de ces seuils (amplitude de flambement, fréquence et amplitude de flottement).
Les équations de Païdoussis deviennent par la suite, entre autres, un objet de curiosité mathématique. Un certain nombre d’auteurs vont réécrire ces équations dans des configurations similaires ou différentes (par exemple pour le cas d’un fil en écoulement axial, donc sans rigidité de flexion), et mener des études théoriques de stabilité sur celles-ci [27,44,45,58,68,95–97]. En 1973, Païdoussis [61] donne une nouvelle version de ses équations, pour le cas d’un cylindre confiné : il y incorpore un terme de pertes de charge dans la conduite, et introduit un coefficient de masse ajoutée qui augmente avec le confinement. Cette version peut s’utiliser pour étudier la dynamique d’un cylindre flexible à l’intérieur d’un faisceau rigide. Néanmoins, elle ne prend pas en compte les couplages qui apparaissent dans un réseau de cylindres tous flexibles, comme cela serait le cas pour les assemblages combustibles d’un cœur de réacteur.
La question du couplage sous écoulement axial entre cylindres d’un réseau ne sera pas traitée dans cette thèse, mais nous donnons ici un aperçu de la littérature sur le sujet. Citons d’abord les travaux théoriques réalisés au milieu des années 1970 par Chen avec Chung, en l’absence d’écoulement et avec [15] ou sans [12] paroi extérieure autour du réseau, ou en prenant partiellement en compte le couplage sous écoulement [11]. Païdoussis complète le modèle théorique de Chen, en 1977 avec Suss [67] puis en 1979 [62], et surtout confronte dans cette dernière référence son modèle abouti avec des résultats d’essais sur un faisceau de 4 cylindres flexibles (figure 2.2b). Là encore, l’étude se focalise sur les caractéristiques des instabilités pouvant apparaître. Les vibrations des cylindres d’un faisceau dans un régime de vitesse d’écoulement inférieure au seuil d’instabilité sont étudiées en 1984 [65] puis en 1994 [34,35]. Plus récemment (2016), mentionnons les travaux expérimentaux et numériques d’Adjiman et al. [1,2] sur les modes collectifs de flambement dans des réseaux de cylindres et de plaques en écoulement axial, ainsi que l’étude théorique et numérique de De Ridder et al. [20] sur un faisceau de 7 cylindres (2017).
Une autre piste prise par la recherche sur les équations de Païdoussis est le développement d’une version non-linéaire de celles-ci afin de mieux décrire le comportement instable des structures. Cela fait l’objet d’un article en trois parties publié par l’équipe de Païdoussis en 2002 [51,66,88], dans le cas d’un cylindre seul encastré-libre. Cet article commence par récapituler l’historique du sujet, donne de nouveaux résultats d’essais, établit une équation du mouvement avec moins de restrictions que précédemment sur l’amplitude des grandeurs du mouvement (déplacement, pente, courbure), puis donne une comparaison quantifiée entre essais et prédictions théoriques. En 2005, Modarres-Sadeghi et al. [54] complètent l’approche de 2002, pour le cas d’un cylindre appuyé-appuyé. Pour ces conditions aux limites, ils se voient contraints d’utiliser un modèle de poutre extensible, ce qui mène à un couplage entre l’équation de flexion et l’équation de traction compression, qui étaient jusque-là découplées. D’autres études suivront ; elles sont répertoriées de manière exhaustive dans le livre de Païdoussis publié en 2016 [64], avec le recul de son expérience incomparable.
La plupart des études mentionnées jusqu’ici prennent pour acquise la décomposition des forces fluides en force théorique de Lighthill (potentielle) et force empirique de Taylor (visqueuse). La partie centrale de l’article de 2002 mentionné au paragraphe précédent (Lopes et al. [51]) donne quelques remarques intéressantes à ce sujet, mais ne remet pas en cause cette décomposition ni la forme de la force de Taylor. Ce modèle de force fluide, qu’on appellera modèle de Taylor-Lighthill-Païdoussis (TLP), est adopté car ayant montré sa valeur prédictive sur des essais de vibration sous écoulement, en en recalant éventuellement certains coefficients.
FICEL : une configuration simplifiée pour tester le modèle TLP
Pour définir la configuration simplifiée à traiter dans cette thèse, nous proposons de délimiter le périmètre d’étude selon les critères suivants.
– Dans la lignée des travaux de Divaret [23], l’objet d’intérêt est un cylindre. Il s’agit en effet de la structure élancée la plus simple que l’on puisse étudier. Pour ce qui est de la transposition au cas industriel, le cylindre a l’avantage de pouvoir être aussi bien assimilable à un crayon combustible qu’à un assemblage complet.
– L’accent est mis sur les forces fluides stationnaires sur un cylindre déformé statiquement. Si Divaret a étudié en détails la répartition des forces fluides sur un cylindre droit et faiblement incliné par rapport à l’écoulement, la littérature est en revanche pauvre en données primaires sur l’effet d’une courbure statique du cylindre . Il s’agit donc d’un problème pertinent du point de vue scientifique. Compte tenu des questions soulevées par les estimations de force fluide sur un assemblage déformé statiquement , ce problème est pertinent aussi du point de vue industriel.
– Le cylindre déformé est de plus confiné. Cela permet, par rapport aux travaux de Divaret sur un cylindre isolé, de se rapprocher du cas industriel. Les mêmes conditions de confinement que celles d’un crayon combustible sont envisagées : le cylindre étudié fait partie d’un réseau de cylindres quasi-infini. De manière analogue aux travaux de Tanaka et al. sur des réseaux de cylindres en écoulement transverse [90–92], nous faisons l’hypothèse que les effets de confinement sont majoritairement imputables aux voisins directs du cylindre étudié. Au lieu d’un réseau infini, nous examinerons donc le cas d’un faisceau de 3×3 cylindres .
La configuration ainsi définie est baptisée FICEL , et se résume comme suit.
Configuration FICEL
Forces fluides stationnaires sous écoulement axial exercées sur un cylindre déformé, ce cylindre étant confiné au centre d’un faisceau de 3×3 cylindres.
Cette configuration, originale d’un point de vue académique et applicable au cas industriel, présente les limitations suivantes :
– la qualité de la transposition à l’assemblage combustible est soumise à l’importance du rôle des grilles, qui ne sont pas prises en compte ici ;
– le cas dynamique n’est pas traité ;
– les couplages entre cylindres voisins ne sont pas étudiés.
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Table des matières
Introduction
1 Contexte industriel
1.1 Réacteurs à eau pressurisée
1.2 L’assemblage combustible
1.3 Tenue au séisme de l’assemblage combustible
1.4 Amortissement sous écoulement axial
1.5 Objectifs de la thèse
2 Forces fluides dans une configuration simplifiée
2.1 État de l’art : structures élancées sous écoulement axial
2.2 FICEL : une configuration simplifiée pour tester le modèle TLP
2.3 Modèle TLP dans la configuration FICEL
2.3.1 Notations
2.3.2 Force potentielle de Lighthill : théorie des corps élancés
2.3.3 Force visqueuse de Taylor-Divaret : hypothèse 2D
2.3.3 (a) Force de Taylor-Païdoussis
2.3.3 (b) Force de Taylor-Divaret
2.3.3 (c) Discussion sur la valeur du coefficient cN
2.3.3 (d) Estimation du coefficient de traînée en situation confinée
2.3.4 Bilan : un modèle à trois coefficients
3 Dispositif expérimental
3.1 Conception et réalisation d’une maquette
3.1.1 Essais en soufflerie
3.1.2 Choix préliminaires
3.1.2 (a) Géométrie
3.1.2 (b) Degrés de liberté
3.1.2 (c) Mesures de force
3.1.3 Dimensions
3.1.3 (a) Diamètre et pas, nouveau convergent
3.1.3 (b) Longueur
3.1.4 Vitesse d’écoulement et nombre de Reynolds
3.1.5 Support du cylindre, dispositifs de réglage
3.1.5 (a) Mesure de force et support
3.1.5 (b) Translation et rotation
3.1.5 (c) Flexion
3.1.6 Matériaux et épaisseurs
3.1.6 (a) Matériau des cylindres
3.1.6 (b) Épaisseur des cylindres, masse totale et flèche sous poids propre
3.1.6 (c) Matériau des cloisons
3.1.7 Instrumentation
3.1.7 (a) Efforts résultants : balance
3.1.7 (b) Vitesse d’écoulement
3.1.8 Assemblage de la maquette
3.1.8 (a) Pointes
3.1.8 (b) Cylindres périphériques
3.1.8 (c) Cylindre central
3.1.9 Bilan
3.2 Modèle numérique de la maquette
3.2.1 Motivations
3.2.2 Simulations RANS
3.3 Caractérisation de l’écoulement dans la maquette FICEL
3.3.1 Écoulement incident : taux de turbulence et inhomogénéités
3.3.2 Champ de vitesse en configuration alignée
4 Résultats
Conclusion