Femmes entrepreneurs vies privées, vies publiques

Le moi du passé : Questionnements et résolutions 

Toute représentation de soi lors d’un entretien sera enjolivée, consciemment ou inconsciemment, par l’exagération ou l’abstraction de certains épisodes de vie. Ainsi on ne peut pas s’attendre à ce que cette représentation personnelle, reflète la réalité de soi. Elle est également une représentation imaginée de soi. On sait déjà que l’on peut avoir autant de représentations de soi, que de contextes et de cadres d’entretiens. On sait, également, qu’une version de la vie personnelle de celle/celui avec qui on mène l’entretien est plus ou moins fonction de notre présence, de notre langage (du corps même), de l’image que l’on projette de nous même – précédant ou au cours de l’entretien –, puis de nos questions et de la façon dont nous les posons. A cela s’ajoute l’interaction continue entre les deux protagonistes de l’entretien.

Ces facteurs qui sous-tendent chaque récit de vie ont pu être davantage élaborés dans la sociologie contemporaine. Pierre Bourdieu est allé jusqu’à proposer de considérer ce récit comme la simple illusion d’une vie, d’où une analogie entre le récit réel et le récit fictif ; mais l’intérêt de cette illusion est qu’elle cesse d’en être une pour devenir « réelle » au moment où on la partage nous-mêmes, spectateurs et audiences, avec cet « acteur » social qui a accepté ou choisi de nous livrer une certaine histoire de soi : « Objectiver l’illusion romanesque, et surtout le rapport au monde dit réel qu’elle suppose, c’est rappeler que la réalité à laquelle nous mesurons toutes les fictions n’est que le référent reconnu d’une illusion (presque) universellement partagée. » Les sociologues interactionnistes ont amplement élaboré sur les « sens partagés » qui ordonnent nos propos, nos comportements, notre langage (verbal et corporel) et nos divers échanges sociaux.

Avec Erving Goffman, la présentation de soi ou la récitation de soi devient un acte théâtral, qui suppose des acteurs et des spectateurs. Parmi tous les autres éléments qui constituent ce qu’il appelle la routine théâtrale, je me contente ici de la phase de répétition, qui me paraît pertinente pour mes cas d’études. Dans les récits de vie que j’ai pu recueillir auprès des femmes entrepreneurs, une chose m’a interpellée et elle était tellement récurrente dans leurs histoires, que j’ai été amenée à la constater : s’il est vrai que le récit de vie peut conférer l’impression qu’il est le produit du moment de l’entretien, il se présente parfois comme une reproduction d’un texte antérieur, composé et répété par ses auteurs /acteurs. Certains épisodes de vie sont relatés comme s’ils étaient maintes fois répétés. Ce qui est plus intéressant encore c’est que ces épisodes résistent à l’improvisation. Si moi, « l’actrice » en face, essaye de sortir du texte, mon interlocutrice a toute l’habilité de contourner mes diffractions avec des réponses fermes, parfois même convaincantes, comme si elle s’attendait à ce genre de divagations et m’obligeait à revenir au texte. A ce propos, E. Goffman écrit : « Une troisième application [de circonspection dramaturgique] consiste à répéter la routine toute entière, de sorte que les acteurs puissent s’exercer à tenir leurs rôles et que les événements imprévus se produisent dans les circonstances où l’on peut y remédier en toute tranquillité » .

Magda : l’éducation interrompue

Magda, 34 ans, mariée à 18 ans et mère de deux enfants, a monté un petit salon de coiffure à domicile. Elle me dit au cours de l’entretien :
– J’ai seulement obtenu le « brevet » (BEPC) et je me suis mariée après. Je n’ai pas aimé l’école, parce que j’étais très belle, tout le monde disait « Magda la belle », maintenant je regrette beaucoup… beaucoup de n’avoir pas continué mes études.

Mais tu n’aimais pas l’école ?
– Si, mais j’étais très attirante quand j’étais jeune, beaucoup d’hommes ont demandé ma main à ma famille, j’ai été mariée très jeune, c’était « l’âge de pierre » ! Vous auriez pu continuer vos études…
– Bien sûr, mais la beauté est injuste, elle persécute parfois la personne.

Magda insiste sur sa propre analyse des raisons qui l’ont poussées à arrêter ses études très tôt, en disant : « Je n’ai pas aimé l’école, parce que j’étais très belle ». Il semble inconsistant de lier la beauté à l’hostilité envers l’école, et la relation de cause à effet dans cette phrase paraît étrange ; mais il ne l’est pas tout à fait dans le contexte de notre entretien. En effet, Magda s’adressait à moi, sa concitoyenne, qui peut comprendre comment, au Liban, il y a une vingtaine d’années, la beauté pouvait être utilisée par les parents, la famille étendue, ou bien tout l’entourage – « tout le monde disait « Magda la belle » » – pour convaincre une jeune fille d’arrêter ses études, puisque l’essentiel pour elle est de se marier (comme si les « laides », uniquement, devaient poursuivre leurs études pour compenser leurs faibles chances de pouvoir se marier !) Elle sollicite, en ce sens, ma familiarité avec les règles du « marché du mariage » dans cette société, la beauté étant une bonne monnaie d’échange. Ainsi, Magda omet dans son récit toutes les explications que j’avance ici et compte sur moi pour les combler. En plus, elle peut déduire d’après mon profil que je valorise l’éducation des filles plus que leur mariage, ou du moins que je préfère que la femme mariée soit éduquée. Alors, elle sollicite également ma compassion et se présente comme victime de « l’âge de pierre ».

Moi aussi j’ai eu recours à l’omission, surtout en lui proposant que « vous auriez pu continuer vos études », sous entendant qu’il y a des filles de sa génération dont les pressions parentales n’ont pas réussi à les détourner de leurs études, ou bien que la beauté ne leurs avait pas « tourné la tête ». Mes questions qui prétendaient suivre la logique de ses propos reflétaient un certain point de vue sur la valorisation de l’éducation des femmes et sur leurs luttes constantes pour atteindre ce but. De son côté, elle insiste sur sa propre version et résiste à mes « diffractions » ; elle propose sa version face à la mienne, soulignant qu’elle pourrait avoir les mêmes chances de crédibilité.

C’est bien Magda qui a soulevé le problème de son éducation sans que je lui pose la question. Son attitude nous indique qu’elle s’attendait à ce genre de questionnement de ma part et éventuellement de la part des autres personnes « signifiantes » dans son entourage (elle est fière des relations qu’elle tisse avec des clientes éduquées et elle participe à des activités sociales qui la mettent en contact avec ce type de personnes). En effet, Magda parle du passé ; elle le dit clairement d’ailleurs « c’était l’âge de pierre », d’où la « crédibilité » de sa version puisque l’on peut s’attendre à ce que l’éducation des filles, il y a une vingtaine d’années, n’ait pas été aussi importante  qu’aujourd’hui. Notons également cette exagération manifeste dans les adjectifs et les métaphores qu’elle utilise ; comme « très belle », « très attirante », mais surtout « l’âge de pierre » pour insinuer qu’à cette époque, personne ne pouvait rien changer à son destin ; elle n’avait alors qu’à se résigner.

Mais Magda ne parle pas du passé en général, elle parle précisément de son passé. Pas seulement pour suggérer qu’elle est consciente du changement social survenu dans le statut des femmes depuis sa jeunesse, mais aussi et de façon encore plus significative de la distance qu’elle met entre son « moi » du passé et son « moi » présent (qui peut être comparé à la distance qui sépare nos jours à celui de l’âge de pierre). Elle présume d’une part que nous sommes toutes les deux d’accord sur le fait que les choses ont changé depuis et m’informe, d’autre part, qu’elle a elle-même changé: « je regrette beaucoup…beaucoup ». Cette remarque est intéressante du point de vue de la définition du « moi » présent. Contentons-nous pour le moment du problème de la représentation de soi par rapport à l’interlocuteur. Magda me proposait sa propre analyse et sa conclusion : le problème appartenant au passé, il est ainsi réglé. Par conséquent, nous n’aurions plus besoin de le soulever dans la suite de l’entretien et cela serait indécent de ma part d’insister puisqu’elle en est consciente et le regrette même.

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Table des matières

Introduction
Encadré : Qui sont-elles ? Profils des entrepreneures rencontrées
Tableau : Caractéristiques socio-économiques de l’échantillon
Une représentation du « moi » femme et entrepreneure
1. Le moi du passé : Questionnements et résolutions
1.1. Magda : l’éducation interrompue
1.2. Hassana : épouse et mère, privée du travail
1.3. Marwa : choisir entre sa fille et sa carrière
2. Je me responsabilise, donc je suis : le cogito féminin
3. Le sujet « femme entrepreneur” : une vision de « soi » dans le monde d’aujourd’hui
3.1. « Bénéfices » d’une guerre civile
3.1.1. « Un pays dans la ville » et dans le monde
3.1.2. Mobilité(s) des femmes entrepreneurs : nouveaux horizons, nouveaux parcours
4. Culture et contre-culture de l’après-guerre ou la « mondialisation libanisée »
4.1. L’affirmation de « soi » et ses malaises
4.2. Les entrepreneures et les « opportunités risquées »
Femmes entrepreneurs : vies privées, vies publiques
1. L’entrepreneuriat comme compensation et revanche
1.1. Suha : récupérer ses enfants et se venger de son mari
1.2. D’un tournant de vie à l’installation : l’avant et l’après entrepreneuriat
2. L’entrepreneuriat féminin : une typologie
2.1. Petites entrepreneures et l’exploitation du savoir-faire
2.2. L’entrepreneuriat comme choix de valorisation de ses compétences
2.3. L’entrepreneuriat comme allant de soi
2.4. « Les enfants ont grandi » : moment propice pour entreprendre ?
3. Temps et lieux des femmes entrepreneurs
3.1. Installation à domicile : la gestion de l’espace-temps au féminin
3.1.1. Travail à domicile : surexploitation ou échappatoire ?
3.2. S’installer ailleurs : l’entreprise comme une autre demeure
4. Le processus d’autoformation entrepreneuriale : la « femme » devient « entrepreneure »
4.1. Changer, apprendre et négocier sa place dans le milieu commercial
4.2. Femmes et qualités entrepreneuriales
4.3. Prestige et éthique de travail
4.4. Relation à l’argent et moralité
L’entrepreneuriat au féminin : « faute de mieux » ?
1. Le vingtième siècle : luttes féminines pour le droit du travail
1.1. La femme mère et patriotique
1.2. Urbanisation, guerre et travail féminin
1.2.1. Travail et éducation : évolutions parallèles
1.2.2. Guerre civile et opportunités nouvelles pour les femmes
2. L’entrepreneuriat : « faute de mieux » ou domaine féminin par excellence ?
2.1. Le « secteur informel » : un débouché pour les femmes
2.2. L’entrepreneuriat féminin dans un système clientéliste/mafieux
2.3. Investissement de l’engagement social et politique
La femme entrepreneur et sa famille
1. Famille et économie
2. Femmes et relations de parenté : deux visions opposées et sous-estimation partagée du pouvoir féminin
3. La famille nucléaire : pouvoir du couple conjugal
3.1. La famille nucléaire et l’érosion du patriarcat traditionnel
3.2. Les libertés dans le domaine privé ou « le secret familial »
3.3. L’apprentissage féminin à l’initiative privée
4. La place de la famille dans l’histoire personnelle
4.1. Retour chez ses parents : un choix individuel
4.2. Le féminin comme individu entre le « fusionnel » et le « relationnel » dans les rapports familiaux
4.3. La famille facilite t-elle l’individualisation ?
5. L’entreprise familiale des femmes
5.1. Chefs de famille et entrepreneures
5.2. Réseaux de relations de l’entrepreneure entre le familial et le social
5.3. Petites entrepreneures et création des réseaux à travers les ONG
5.4. L’association des sœurs
L’homme de l’entrepreneure
1. Défi à la masculinité et réactions masculines
1.1. « Masculinité » et « Masculinités » dans la perception féminine
1.2. Relations aux parents et l’image du père
2. Modernisation, guerre et nouveau déclin du patriarcat
2.1. Evolutions du statut féminin
2.2. Guerre et bouleversements des rapports de sexe : la vulnérabilité de l’homme
3. Entrepreneures mariées, divorcées, célibataires et l’homme
3.1. Mariées : négociations et jeu de pouvoir avec l’homme
3.2. Divorcées : s’émanciper de l’époux
3.3. Célibataires : Vivre sans mari et sans honte
4. Féminin/masculin : renversement des rôles
4.1. Mobilisation de l’homme dans l’entreprise féminine
4.2. Droit de succession au féminin
4.3. Argent et relations conjugales
5. Transformations des rapports sociaux de sexe et la « dualité dans l’ordre social sexué »
5.1. Quel avenir pour le patriarcat ?
5.2. Les transformations des « rôles » à partir de l’affirmation professionnelle des femmes
Conclusion
Annexes

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