Femmes en écriture : la mémoire et l’histoire dans les théories postcoloniales

Justification du sujet et du corpus

Le sujet de notre thèse s’intitule « La reconstruction de la mémoire au féminin : étude du rapport histoire/fiction dans les œuvres D’Assia Djebar et de Léonora Miano. Approche postcoloniale. » Nous situant dans une époque que Pierre Nora a appelé « le momentmémoire » nous avons souhaité interroger le travail littéraire qui est fait sur la mémoire africaine, mais à partir d’un point de vue féminin. Nous avons voulu dans le cadre de cette recherche mettre l’accent sur le mécanisme de reconstruction de la mémoire à partir des auteures qui prennent l’histoire comme motif de leur création. Dans la notion de reconstruction s’entend l’idée d’une destruction de quelque chose qu’on tente de restituer, de rétablir ou de reconstituer à partir de bouts épars dans l’espoir de retrouver ce qui a été perdu. La reconstruction de la mémoire suppose selon les définitions du CNRTL une reconstitution par l’esprit ou l’imagination du passé en vue de se le représenter autrement . Dans son analyse sur « l’Afrique dans l’histoire de la France contemporaine », Bernard Mouralis relève les deux types de colonisation française sur continent, soulignant le rapport que chacune des parties entretient avec ce passé aujourd’hui :

La colonisation est un phénomène très complexe et qui a pris des formes très diverses, dans le temps comme dans l’espace. Ainsi, le système colonial mis en place en Algérie est très différent de celui que l’on peut observer en Afrique Occidentale Française (AOF). En Algérie, on a pratiqué, dès le début, une spoliation des terres agricoles ; de plus, l’existence d’une forte communauté européenne a eu comme conséquence une raréfaction des emplois salariés pour les autochtones. En AOF, on n’a pas touché à la terre et la quasi-totalité des emplois salariés, y compris dans la fonction publique (plus de 95%), sont exercés par des autochtones […] Quelle est, aujourd’hui, la vision que les Français et les Africains se forgent respectivement de cette longue histoire coloniale ? […] les points de vue exprimés par les uns et par les autres sont assez nettement opposés. Les Africains (écrivains, chercheurs, dirigeants politiques) ont tendance à élaborer une vision historienne de la colonisation, dans la mesure où la colonisation leur apparaît comme un fait, dont ils tiennent compte et dont ils mesurent souvent concrètement, dans leur vie quotidienne, les conséquences. Les Français, au contraire, tendent à rester englués dans une attitude mémorielle, faite tour à tour de nostalgie, de dénégation, de culpabilité, de mauvaise foi, d’occultation. Bref, ils ne savent pas trop que faire de la colonisation. Cette attitude s’expliquant en grande partie par le fait que la population immigrée, qui est une composante très importante de la population générale de la France d’aujourd’hui, est très largement issue des anciens territoires coloniaux et qu’un nombre considérable de ceux que l’on considère comme des « immigrés » sont en fait de nationalité française .

C’est du besoin de comprendre la complexité de ce moment historique qu’est née notre volonté d’interroger la manière dont la littérature peut servir d’espace de reconstruction de mémoires éclatées, car nous avons toujours perçu les événements vécus par les Africains, notamment à travers leur rencontre avec l’Europe, comme un moment destructeur à plusieurs niveaux : civilisationnel, culturel, identitaire, linguistique… Il apparaît aussi que ces peuples semblent inlassablement tournés vers l’Avant dans une vaine tentative de rétablir ce monde disparu. Le refus d’habiter le présent en acceptant de prendre cette violence destructrice comme moment fondateur, dans un camp comme dans l’autre perpétue le cycle de violence : épistémique, discursif et physique. Interroger la reconstruction de la mémoire consiste à voir « la capacité des individus à habiter l’aujourd’hui de leur existence . » En effet, appréhender autrement le passé permet de sortir de « la culpabilité » du «conditionnement » et d’une forme de « déterminisme » qui peut limiter la prospection des sujets.

Aussi, dans les débats sur le passé, indépendamment des manipulations observées dans les récits des vainqueurs (les anciens empires coloniaux), il existe aussi au sein des anciens espaces conquis, une manipulation de l’Histoire qui ne rend pas justice aux femmes et à leurs contributions dans les phases importantes de l’Histoire collective. Bien sûr, cette invisibilisation des femmes n’est pas un fait typique des pays du Sud. Les vieilles nations européennes n’ont amorcé que récemment la démarche qui consiste à réinscrire les figures féminines dans l’Histoire. En France par exemple « les premières recherches sur les femmes et par les femmes sont l’œuvre d’auteurs engagés dans le mouvement féministe, tel Jeanne Bouvier et Léon Abensour dans l’entre-deux-guerres, ou encore Édith Thomas dans les années 1950, qui sont toutes restées totalement marginalisées ». Pourtant, l’Histoire regorge de faits marquants où des femmes se sont distinguées par leur courage et leur bravoure. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons tenu à travailler sur un corpus francophone et féminin qui met en scène diverses manières de revisiter le passé à partir d’une perspective féminine afin de débusquer ses silences. Comme le souligne le philosophe Fabien Eboussi Boulanga, « une société qui se ment est condamnée à revivre dans le chaos permanent . » Par conséquent, quel travail le/la colonisé.e doit mener sur le passé s’il/elle souhaite que celui-ci cesse de le/la maintenir figé.e sur le moment de la chute ? La fictionnalisation de l’histoire ne pourrait-elle pas faciliter la compréhension et la réconciliation avec ce passé trouble pour enfin réussir à habiter son présent et construire « l’afro-prospection » ? Comme le souligne Sylvère Mbondobari : « l’Afrique a un passé traumatique, qui loin d’avoir été un épiphénomène, continue de peser sur le présent et à structurer la création littéraire et l’imaginaire des écrivains francophones . » L’idée de reconstruction de la mémoire que nous abordons dans le présent travail a pour objectif de déceler une approche alternative du passé par le romanesque à partir d’une esthétique féminine essayant de réinventer et d’inventer un avenir sur les ruines du monde perdu.

L’histoire et la mémoire en débat 

Il serait peut-être judicieux de procéder à une petite approche définitionnelle de nos deux concepts, pour mieux lire leur lien. S’agissant de la mémoire, le dictionnaire Larousse la définit comme étant : Une activité biologique et psychique qui permet de retenir les expériences antérieures vécues, c’est la faculté de conserver et de rappeler des sentiments éprouvés, des connaissances antérieurement acquises, on parle par exemple de « posséder la mémoire des dates », c’est le souvenir que l’on garde de quelqu’un ou de quelque chose, on parle à cet effet de la « mémoire du génocide » .

La mémoire est donc une relation à des faits ou des événements particuliers que l’on conserve. C’est le souvenir de ce qui a été, de ce qui a eu lieu et ce qui de cet événement ou de cette personne restera dans la psyché des Hommes. De son côté, l’histoire est : « connaissance et récit des événements du passé, » elle implique une connaissance « des faits relatifs à l’évolution de l’humanité (d’un groupe social, d’une activité humaine), qui sont dignes ou jugés dignes de mémoire ; les événements, les faits ainsi relatés. » Le dernier terme de la définition du Robert révèle une relation entre histoire et mémoire. L’histoire contribue à répertorier, recenser, retranscrire les faits qui invitent à la remémoration. Avec les travaux du sociologue Maurice Halbwachs on commence à établir une distinction, voire une opposition entre la mémoire et l’histoire en insérant l’idée d’une « mémoire collective » différente de « la mémoire historique. » La première est partagée par un groupe d’individu où les souvenirs de chacun nourriraient ceux des autres. La mémoire collective « enveloppe les mémoires individuelles, mais ne se confond pas avec elles » ; alors que « la mémoire historique » de son côté, concerne le cadre ou le moment, le moment où ont lieu les événements, mais dont l’individu ou même le groupe pourrait ne pas garder de souvenirs précis. La mémoire historique relève de l’abstrait : « dans les livres, enseignés et appris dans les écoles, les événements passés sont choisis, rapprochés et classés, suivant des nécessités ou des règles qui ne s’imposaient pas aux cercles d’hommes qui en ont gardé longtemps le dépôt vivant.» Halbwachs relève dès lors la dépendance de l’histoire à la mémoire : elle permet de fixer les souvenirs qui s’effritent pour empêcher leur disparition, et souligne leur opposition, car elle procède par découpage et ne tient pas compte du caractère continu de la mémoire collective qui s’étend jusqu’à atteindre « la mémoire du groupe dont elle est composée . » C’est sans doute parce que l’historien a négligé cet aspect continu et vivant de la mémoire des groupes, qu’il y a eu, en France un réveil quasi soudain de ces mémoires qui demandaient à être reconnues. Or « à la suite de Maurice Halbwachs, Aleida Assmann pense que la mémoire ne fait pas revivre le passé, mais elle le reconstruit. La mémoire de l’individu est marquée par ses souvenirs personnels, mais comme élément de la société aucun individu n’est isolé dans ses souvenirs . » C’est donc la mise ensemble des souvenirs personnels qui donne lieu à un histoire autre, parce que, quelque part, ce qui importe au discours mémoriel, c’est d‘abord de sauver l’événement de l’oubli.

Philippe Joutard situe « l’invasion mémorielle en France » à partir des années 1970. Selon l’auteur, la relation entre histoire et mémoire sera discutée à partir de cette période en références aux travaux de Pierre Nora qui soutenait à cette époque que « l’analyse des mémoires collectives peut et doit devenir le fer de lance d’une histoire qui se veut contemporaine . » L’historien faisait alors de la mémoire un élément essentiel à l’écriture de l’histoire au présent. S’en suivra dans cette période, sur la scène française, un morcèlement de la mémoire, le passé est convoqué devant le tribunal du présent et sert de tremplin aux questions identitaires. Ainsi, les questions liées à la mémoire des conflits et des violences historiques vont prendre de plus en plus d’importance dans les cultures occidentales. Celles-ci seront bien souvent introduites par des groupes faisant partie intégrante de la nation, mais qui ont subi des préjudices de la part de l’État ̶à l’exemple des juifs français déportés par le gouvernement de Vichy ; des ultramarins descendants d’esclaves ̶et feront en sorte que la mémoire se constitue en un véritable paradigme.

Ces revendications mémorielles sont en fait le fruit des modifications sociales, puisqu’au fur et à mesure que la composition d’un pays change et que de nouvelles générations arrivent, le contenu de la mémoire évolue. C’est par exemple le cas de la France , où éclatent depuis quelque temps déjà, des « guerres de mémoires» entre les négationnistes et les intellectuels socialistes de gauche sur un certain nombre de faits relatifs aux colonisations, aux guerres de décolonisation ou encore à la collaboration de l’État avec l’occupant nazi à propos de la déportation des Français-Juifs. À partir de là, de nouvelles revendications, auparavant refoulées, referont surface, car, les sociétés dites multiculturelles engendrent des questionnements qui vont dans le sens d’une quête de reconnaissance de ses différentes composantes.

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Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
a) Justification du sujet et du corpus
b) Approche méthodologique choisie
c) Hypothèses et organisation du travail
PREMIÈRE PARTIE : FEMMES EN ÉCRITURE : LA MÉMOIRE ET L’HISTOIRE DANS LES THÉORIES POSTCOLONIALES
CHAPITRE 1 : L’histoire et la mémoire en débat
1.1 ) Histoire et mémoire coloniales au sein de l’ancien empire
1.2 ) Entre subjectivité et objectivité pour une re-construction du passé
1.3 ) Discours mémoriel et discours historiographique : lieux communs ?
CHAPITRE 2 : Histoire et mémoire dans les théories postcoloniales
2.1) La première vague postcoloniale et l’ère du soupçon
4.3.1 ) La lecture en contrepoint saïdienne
4.3.2 ) Remise en question de la linéarité de l’Histoire chez Glissant
2.2) La seconde vague postcoloniale et la relation au passé
CHAPITRE 3 :Les femmes de la post-colonie
3.1) Regard sur la condition des Algériennes et des Camerounaises, et leur émergence dans la littérature
3.1.1) Les Algériennes, le père, le colon et le frère
3.1.2) Les Camerounaises et le poids des traditions
3.2) Les femmes du Sud dans l’écriture : le cas des Algériennes et des Camerounaises
3.3) Filles, femmes et mères dans les guerres de Libération
3.1) Le féminisme occidental ou universaliste et l’écriture des Africaines : entre rejet et transfert
Conclusion
DEUXIÈME PARTIE : SCENOGRAPHIE, MÉMOIRES ET FIGURES FEMININES CHEZ ASSIA DJEBAR ET DE LÉONORA MIANO
CHAPITRE 4 : —–Scénographie, mémoire polyphonique et collective dans BA, AF, AN, TAE, SO, ET AE
4.1) Polyphonie et scénographie dans les romans djebariens et mianoiens
4.1.1) La structure des romans : une construction hétérogène
4.1.2) Narration imprécise : la vocalité dans les romans de Djebar et de Miano
4.2) La scénographie des œuvres : hybridité, quête et enquête
4.2.1) Hors texte et transgénéricité à l’étude
4.2.2) Écrivaines-enquêtrices et maîtrise de la scène d’énonciation
4.2.3) Une scénographie hétérogène : espace en crise et à forte mobilité
4.3) Temporalité, métadiscours et intertextualité dans la narration djebarienne et mianoienne
4.3.1 ) Le fonctionnement du temps et l’ordre narratif dans les œuvres
4.3.2 ) Enjeux métadiscursif dans AF, BA, TAE et AE
4.3.3 ) L’intertextualité opératoire dans AF, BA et TAE
CHAPITRE 5 : De l’individuel au collectif pour un traitement de l’oubli et du deuil chez Miano et Djebar
5.1) La mémoire individuelle, familiale et l’Histoire collective
5.2) Le dédoublement du « Je » : le singulier et collectif dans AF, AN, TAE, SO
5.3) L’oubli-manipulation : La culture du silence et de l’effacement dans AF, AN, SO et AE
5.4) L’oubli-refoulement et l’oubli omission
5.5) L’impossible deuil et la question de la mélancolie dans BA, SO, AN et TAE
CHAPITRE 6 : Mémoire, honte et culpabilité dans BA, AF, AN, TAE, SO et AE
6.1) La honte collective dans les récits djebariens : la torture et la mémoire du viol
6.2) Honte et culpabilité collective : la mémoire de la capture et la violence en héritage dans les récits mianoiens
6.3) La mise en mots des silences dans AF, AN, TAE et SO
6.3.1) L’indicible dans les récits djebariens et mianoiens
6.3.2) L’inénarrable dans AN, TAE et SO
CHAPITRE 7 : Mémoires en conflit : corps, voix et portraits de femmes chez Djebar et chez Miano
7.1) La mémoire fragmentée et écorchée des personnages dans TAE, SO et AN, AF
7.2) La quête de la mémoire heureuse chez les personnages féminins
7.3) Mémoire des corps dans les textes de Djebar et de Miano
7.4) Voix et portraits de femmes : les conteuses et les prêtresses
7.4.1) Les rebelles et les conteuses dans les récits djébariens
7.4.2) Les prêtresses et prêcheuses chez Miano
7.4.3) La femme-Afrique
7.5) Héroïsation du féminin chez Djebar et chez Miano : les enjeux
7.5.1) Assia Djebar : engagement féminin et féminisme ?
7.5.2) Miano : afroféminisme ou africana womanism ?
Conclusion
TROISIÈME PARTIE : RECONSTRUCTION MÉMORIELLE ET TRACES HISTORIQUES DANS L’OEUVRE D’ASSIA DJEBAR ET LÉONORA MIANO
CHAPITRE 8 : Les modalités d’une reconstruction de l’histoire par la fiction
8.1) La fictionnalisation de l’histoire chez Miano et Djebar : entrecroisement entre réel et imaginaire
8.1.1 La fiction et le réel historique chez Djebar
8.2) Combler les blancs de l’histoire par l’imagination : les fictions de méthode
8.3) La désacralisation des archives et la révision des discours dans les fictions de Djebar et de Miano
8.3.1) Le démontage des archives dans L’Amour, la fantasia et Le blanc de l’Algérie
8.3.2) La révision des discours dans La Saison de l’ombre et Les aubes écarlates
CHAPITRE 9 : Héritage historique : mobilités et identités en question
9.1) La perte du lieu : entre conquête et résilience chez les personnages mianoiens
9-2) Écrire et dire l’entre-deux exilique chez Djebar
9-3) L’être et le lieu : Identités relationnelles et identités narratives chez Djebar et Miano
9.3.1) L’identité d’exclusion et de cohésion chez Djebar
9.3.2) L’Algérianité dans l’écriture djebarienne
9.3.3) L’être et la couleur : le questionnement des discours identitaires chez Miano
9.3.3.1) Afrocentricité : une pensée marginale chez Miano ?
9.3.3.2) Pour une conscience panafricaine
Conclusion
CONCLUSION GÉNÉRALE

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