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Les bénéfices de la voie directe
S. Dehaene 8 décrit cette « deuxième route de lecture » comme étant un enjeu déterminant, par lequel s’accomplit un transfert de l’explicite vers l’implicite. Le cerveau accède à l’automatisation en parvenant à transférer le traitement de l’écrit vers des réseaux à la fois non conscients, mais aussi plus rapides et plus efficaces. Ce processus implique le passage d’un mode sériel à un mode parallèle de traitement de la chaine écrite. Cette voie met en œuvre l’activation simultanée de plusieurs zones neuronales qui travaillent en même temps sur différentes parties de la chaine de lettres, ayant pu selon lui faire croire par erreur à un traitement global du mot. Le cerveau reconnaît la forme orthographique du mot s’il appartient à son lexique orthographique. Il procède à une mise en relation directe de la forme orthographique à la signification. Ainsi le passage par le son est progressivement abandonné.
Par voie de conséquence, l’identification des mots par voie directe augmente la vitesse de lecture. Progressivement, l’effet de longueur s’efface9, pour devenir quasiment absent chez le lecteur expert. Le temps de lecture du mot dépend alors de plus en plus de la nature du mot tout entier, en premier lieu de sa fréquence dans la langue.
Selon la nature de l’identification des mots, les écarts de temps d’identification des mots peuvent être majeurs. R. Goigoux10 a observé que les faibles lecteurs de CE2 mettent en moyenne 2,4 secondes à décoder un mot quand les bons lecteurs n’en mettent que 0,4. Ainsi sur l’opération de base que constitue le décodage des mots (avant même toute évaluation de vitesse de lecture d’un texte), on constate un écart en terme d’activité intellectuelle de 1 à 6.
La voie directe n’a pas vocation à se substituer totalement à la voie indirecte. Selon S. Dehaene11, les deux voies de traitement de l’information coexistent et se complètent chez un lecteur expert. La lecture des mots nouveaux, rares, emploie la voie phonologique, qui décrypte les lettres, en déduit une prononciation possible puis tente d’accéder au sens. Inversement, la lecture de mots fréquents ou irréguliers emprunte la voie directe, qui, à partir des lettres, récupère d’abord le mot et son sens, puis utilise ces informations pour mettre en œuvre sa prononciation.
L’utilisation de ces deux voies, avec prééminence de la voie directe, minore la charge cognitive utilisée par l’identification des mots. L’imagerie cérébrale montre que le système du cortex préfrontal redevient disponible, pouvant ainsi être mobilisé dans des activités de haut niveau. La qualité de l’identification des mots pèse donc sensiblement sur la qualité de compréhension du texte à lire. C’est pourquoi, pour R. Goigoux, l’automatisation des procédures d’identification des mots écrits fait partie des 5 compétences nécessaires à la compréhension et « l’identification des mots suffisamment rapide et efficace constitue le but premier de l’enseignement de la lecture dès le cours préparatoire »12.
L’automatisation de l’identification des mots est dès lors un facteur déterminant pour la compréhension, finalité de l’acte de lire, et est qualifiée par les programmes de 200813 de « base de l’acte de lecture ».
Il convient alors de se demander quelles sont les conséquences d’un déficit d’automatisation.
Les conséquences d’un déficit d’automatisation
Malgré la possible mise en place de phénomènes de compensation, les conséquences négatives de la non automatisation de l’identification des mots sont majeures et s’amplifient avec le temps. Comme on l’a vu, des compétences insuffisantes d’identification des mots coupent l’accès au sens. Parallèlement, les études montrent que près d’un élève sur cinq rencontre des problèmes de compréhension, quel que soit le niveau de scolarité et que pour une proportion significative d’entre eux, ces problèmes de compréhension, sont en partie, ou totalement, le symptôme de difficultés dans l’identification des mots14.
Toutefois, dans certains cas, des phénomènes de compensation aux déficits en décodage peuvent se mettre en place et limiter l’impact en terme de compréhension. Ce profil est ressorti de l’échantillon observé lors des Journées Défense et Citoyenneté15. Ces mauvais déchiffreurs mais pas mauvais « compreneurs » s’appuient en général sur des compétences langagières orales et lexicales satisfaisantes pour opérer des traitements d’anticipation de l’écrit. Ces stratégies de compensation par la mise en contexte sont aussi décrites dans le rapport de l’ONL : le contexte de la phrase en train d’être lue ou le texte déjà lu facilitent la reconnaissance des mots, en particulier chez les faibles lecteurs, processus que Michel Fayol nomme l’effet de facilitation des contextes. Ce processus n’est pas visible chez les bons lecteurs chez qui la rapidité d’identification le rend sans objet, hormis dans la vérification des mots identifiés par voie directe.
Le rapport de l’ONL souligne les limites de ces processus. Le recours au contexte est en effet très coûteux en ressources attentionnelles ; dès lors cette stratégie ne peut être que partielle et le plus souvent temporaire. L’autre limitation de cette stratégie d’anticipation est le risque d’erreur majeur. Ainsi, l’impact négatif des déficits d’automatisation sur la compréhension reprend le dessus et se cristallise dans des difficultés multiples qui pénalisent l’ensemble de la scolarité, voire conduit au décrochage scolaire.
Roland Goigoux note que les élèves en difficulté ont pour la plupart une vision erronée « sur la nature des tâches de la lecture sur les procédures requises, et sur l’activité intellectuelle à mobiliser pour y faire face », et ce pour l’ensemble des composantes de la lecture. Ce malentendu s’applique au rôle du décodage dans l’activité de lecture : ces élèves pensent « qu’il suffit de décoder tous les mots du texte pour comprendre ». Cette tâche leur apparaissant comme prépondérante chez le lecteur, ils sacralisent le déchiffrage comme la seule voie à privilégier, les mots et les phrases étant perçus comme des entités devant être traitées de manière isolée. L’accès au sens en ressort par nature impossible. Dès lors, les risques de difficultés scolaires augmentent avec le temps.
De fait, au fur et à mesure de la multiplication des disciplines au collège, l’absence d’automaticité de l’identification des mots constitue un handicap à l’accession à l’ensemble de ces disciplines. L’ONL souligne que les élèves sont en effet confrontés à une grande diversité de textes, tant en terme de genre (narratifs, descriptifs, argumentatifs…) qu’en terme de contenu, (littérature, sciences, mathématiques, histoire, géographie.). La lecture de consignes peut en elle seule être problématique, alors que l’élève doit gagner en autonomie de compréhension. Complexité et longueurs de texte croissantes sont autant d’écueils infranchissables ne pouvant mener qu’à l’échec scolaire.
Dans le prolongement de ces sévères difficultés scolaires, l’éventuel éloignement de ces jeunes de la pratique de la lecture à l’issue du système scolaire, face à ces procédures insuffisamment automatisées, peut conduire à une érosion de ces compétences de compensation et une perte d’efficacité importante dans l’usage des écrits. Les risques de glissement vers l’illettrisme sont alors majeurs, et dépendront dès lors de la pratique de l’écrit induite par l’environnement professionnel et social. De fait, ce sont 4,4 % des jeunes qui peuvent être considérés en situation d’illettrisme selon les critères de l’ANLCI (Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme). On parle d’illettrisme pour des personnes de plus de 16 ans qui, après avoir été scolarisées en France, n’ont pas acquis une maîtrise suffisante de la lecture, de l’écriture, du calcul, des compétences de base, pour être autonomes dans les situations simples de la vie courante. A noter que ce terrain propice à l’illettrisme se retrouve aussi si les déficits de compétences lexicales sont très prononcés.
Pour Eveline Charmeux16, si l’illettrisme découle de l’absence d’automatisation, il peut même être généré par une démarche qui privilégie le déchiffrage comme l’essentiel du savoir lire, préalablement à la compréhension. Ce déchiffrage, acquis trop tôt, engendre selon elle des apprentis lecteurs qui se retrouvent coincés dans leur déchiffrage, comme s’il constituait une fin en soi, les empêchant ainsi de développer des stratégies d’accès au sens. Pour elle, l’efficacité de la lecture dépendant de l’empan visuel, habituer l’élève à lire lettre à lettre réduit cet empan et ne peut donc pas favoriser l’acquisition de la lecture.
Ainsi, les conséquences négatives de la non automatisation de la lecture incluent des difficultés scolaires, de possibles décrochages, voire des risques d’illettrisme chez les jeunes adultes. Il faut donc s’assurer que cette compétence soit bien acquise.
Les indicateurs de l’automatisation
Si le rôle de l’automatisation de la lecture est central dans l’accès au sens et que son absence est prédictive de lourdes difficultés, comment savoir si la lecture se fait par voie directe ?
les obstacles à l’identification
Les problèmes de déficit en automatisation peuvent passer inaperçus ou leurs symptômes peuvent mener à des interprétations erronées.
Comme on l’a vu, un des principaux symptômes de la permanence d’un traitement des mots uniquement par voie indirecte est un déficit de vitesse de lecture. Dès lors, la lecture à voix haute permet d’en voir la matérialisation. Or, J. Pikulski 17souligne que, hormis durant les toutes premières années de scolarité obligatoire, la proportion des lectures à voix haute en comparaison des lectures silencieuses est faible ; la compréhension est majoritairement travaillée sur des lectures silencieuses. Et, dans le cas où ces séances de lecture à voix haute sont effectuées, la quantité lue par chaque élève est minime. Dans ce cadre, comme le remarque R. Goigoux, si les compétences de déchiffrage sont acquises par l’élève, la non automaticité de la lecture n’apparaît pas forcément de manière évidente. Enfin, si les déficits de vitesse de lecture sont identifiés de manière qualitative lors de ces séances en classe entière, elles n’en restent pas moins difficiles à quantifier.
De plus, lorsque des difficultés de compréhension apparaissent, ces difficultés sont plus naturellement attribuées au champ de la compréhension et non de l’identification des mots : plus on avance dans le parcours scolaire, plus il est tenu pour acquis que le décodage n’est plus un problème. Pour isoler les problèmes de décodage, il conviendrait selon R.Goigoux de tester la compréhension d’un texte lu à haute voix, ce qui n’est pas souvent effectué.
Par ailleurs, les difficultés de lecture résultant de la non automatisation de la lecture peuvent donner lieu à des interprétations erronées d’un autre ordre: selon Roland Goigoux18, l’anxiété que ressentent ces lecteurs laborieux devant des textes longs peut être interprétée comme un problème de motivation alors que l’absence de motivation n’est qu’une conséquence de problèmes de décodage.
Dès lors, il apparaît nécessaire d’avoir recours à des indicateurs d’évaluation ciblés sur la détection de ces problèmes d’identification des mots.
la fluence de lecture
Le rapport du National Reading Panel (NRP)19 définit la fluence comme « la capacité à lire un texte rapidement, précisément et avec l’expressivité adaptée ». Le NRP reconnaît en la fluence l’une des cinq composantes du processus de lecture, « a critical component of skilled reading »20, et souligne que cette composante essentielle a longtemps été négligée. Cette définition, reprise par l’ouvrage La Fluence, est la capacité à lire avec aisance, rapidement, sans erreur et avec une intonation adaptée.
Le National Reading Panel établit clairement le lien entre fluence et qualité d’identification des mots. Il souligne que « fluency depends upon well developed word recognition skills »21 . La qualité de l’identification des mots est donc une condition nécessaire à la fluence. La manifestation d’une lecture fluente devient par là même un indicateur d’une lecture automatisée, puisque réalisée sans effort et rapidement, signe d’un traitement inconscient des mots et de la vitesse de lecture. Il découle de ce lien l’établissement d’une corrélation significative entre fluence de lecture et compréhension.
Ainsi, le lien entre fluence et compréhension a été établi dans de nombreuses études ; c’est en particulier le cas de l’étude à grande échelle réalisée aux Etats Unis en 1995 (The National Assessment of Educational Progress in Reading- Pinnell).
De fait, le critère de précision de la lecture permet d’exclure les stratégies de mise en contexte, génératrices d’erreurs; l’intonation permet de valider le juste regroupement des mots par unités de sens, l’identification de l’architecture syntaxique et donc la compréhension du lecteur.
La fluence est donc une notion plurifactorielle. Le point commun de toutes ses composantes est que leur évaluation n’est possible que lors d’une lecture orale. Lors de ces séances, certaines d’entre elles ne peuvent donner lieu qu’à des évaluations qualitatives. C’est le cas pour l’intonation ou prosodie. J. Pikulski remarque d’ailleurs que contrairement aux études fournies démontrant les liens entre fluence et compréhension, les méthodes d’évaluation des indicateurs qualitatifs de la fluence bénéficient de beaucoup moins d’assises scientifiques. Il est demandé d’observer des indices informels au cours des lectures, les pauses, l’intonation. Aucune échelle d’évaluation de ces critères n’a été établie avec des bases scientifiques.
La seule de ses composantes à être une grandeur mesurable est la vitesse de lecture.
La vitesse de lecture constitue une variable d’autant plus intéressante que de nombreuses études (Hasbrouck et Tindal, 1992 ; Deno, 2002) ont démontré que les niveaux de vitesse de lecture étaient prédictifs du niveau des autres composantes de la fluence. Dès lors, la vitesse de lecture apparaît comme une variable quantitative adaptée à l’évaluation des compétences en matière d’identification des mots mais aussi prédictive de la fluence, et de la compréhension. Néanmoins pour être pertinente dans l’évaluation de ces autres dimensions, la vitesse d’identification de mots doit être réalisée en contexte ; en effet, la vitesse d’identification des mots isolés n’est pas prédictive de l’amélioration de la fluence en contexte ni du niveau de compréhension24. Le National Reading Panel souligne aussi que l’évaluation de la qualité de l’identification des mots ne doit pas être déconnectée de la compréhension d’un texte.
L’autre intérêt de cette variable est que de nombreuses études ont été menées et ont généré le recueil de données permettant l’étalonnage des performances de lecture par classe d’âge. Quels que soient ces dispositifs, l’unité de mesure retenue par ces tests est le nombre de Mots Correctement Lus par Minute (MCLM)25. Les textes utilisés variant d’un dispositif à l’autre, les données ne peuvent être homogènes. Néanmoins les structures des données recueillies sont convergentes.
Ces « benchmarks » permettent d’interpréter les performances d’élèves en situant le score d’un élève par rapport à une population de référence correspondant à son niveau scolaire, procédé d’évaluation par « rapport à la norme ». Parmi ces normes, on citera l’échelle de Jan Hasbrouk and Gerald Tindal26 et le test E.L.F.E mis au point par le laboratoire Cognisciences en France27.
Dès lors, la fluence de lecture, ou plus spécifiquement sa composante vitesse de lecture, constitue un indicateur de l’automatisation de la lecture.
L’urgence intrinsèque
Si les programmes préconisent un travail sur le code continué au cycle 2 et au cycle 3, il apparaît que la précocité de l’intervention visant à améliorer les compétences des plus en difficulté est déterminante.
En effet, le temps est l’ennemi des lecteurs en difficulté puisqu’il ne fait qu’accroitre les écarts avec les bons lecteurs29. Ceux-ci bénéficient d’un cercle vertueux alors que les premiers sont engagés inexorablement dans un cercle vicieux.
On l’a vu, l’amélioration des compétences en terme d’identification des mots découle de la quantité de lecture. Dès lors, au fil des lectures, s’installe un processus d’auto-apprentissage des compétences expertes. Un cercle vertueux se met en place : plus la quantité de lecture est importante, plus le portefeuille lexical s’enrichit, plus l’automaticité de déchiffrage devient experte, plus la lecture est rapide, plus le plaisir de lire est important, plus la quantité de lecture augmente, plus la lecture est automatique. C’est donc par un processus naturel de successions d’automatisations que la fluidité s’acquiert. Ce cercle vertueux amène à une amélioration tendancielle de la fluence vers les niveaux d’un lecteur expert autour de 200 mots par minute.
A l’inverse, un cercle vicieux s’installe pour les mauvais déchiffreurs : à durée de lecture équivalente, le nombre de mots lus est plus faible, pénalisant ainsi le rythme de l’enrichissement du portefeuille orthographique, donc l’automaticité de la lecture. Donc, à durée de lecture équivalente, les habiletés de lecteur s ‘améliorent dans des proportions bien moindres que dans le cas d’un bon lecteur. Facteur aggravant, la durée de lecture d’un mauvais lecteur décroit, puisque les difficultés rencontrées empêche le plaisir de lire et donc la motivation. Ce lecteur en vient à être confronté trop souvent à des textes qui sont trop complexes pour lui. Si la fluence augmente la récurrence des volumes rencontrés et donc crée un sentiment de confiance devant un texte lu, inversement le pourcentage élevé d’inconnu rencontré par un faible lecteur génère frustration et déficit de confiance. Des stratégies d’éviction se mettent en place, accentuant ainsi le cercle vicieux en terme de quantité de lecture.
R.L. Allington30 a aussi constaté que le comportement usuel des enseignants est d’interrompre les mauvais lecteurs, rendant encore plus hésitants ces lecteurs en difficulté, qui s’attendent à être interrompus et qui comptent plus sur cette intervention que sur leurs propres stratégies pour corriger leurs erreurs. Ils ne sont pas mis en situation d’enrichir leurs stratégies de lecteur. Ce processus participe au cercle vicieux, en diminuant encore la quantité lue par les mauvais lecteurs.
Ainsi, les écarts de quantité lue entre les catégories de lecteur se creusent de façon exponentielle. Pour figurer cet écart, on peut citer les études faites en 1988 (Anderson, Wilson, and Fielding) dont il ressort que les 10 % meilleurs lecteurs lisent par an 200 fois plus de mots que les 10% plus faibles lecteurs. Dit autrement, la quantité de mots lus en un an par les plus faibles lecteurs équivaut à la quantité de mots lus en deux jours par les plus grands lecteurs.
Les conséquences négatives dépassent le champ de la lecture. Anne E-Cunningham et K.E. Stanovich 31 démontrent combien la quantité lue, découlant elle-même des compétences en identification, a un effet négatif sur de nombreuses compétences cognitives autres que la lecture. Ils qualifient ce processus de Matthew effect, selon lequel « rich get richer and poor get poorer ». La quantité de lecture influe en effet aussi sur l’enrichissement des paramètres du langage : le vocabulaire, l’acculturation, la syntaxe. En agissant négativement sur la quantité lue, l’absence d’automaticité de la lecture a donc des conséquences négatives dans de nombreux aspects du développement cognitif : compréhension de l’écrit mais aussi compétences orales, développement de la mémoire de travail, compétences logiques… Plus généralement, trop attendre risque d’ancrer chez l’élève un manque de confiance en lui-même de nature à fragiliser ses rapports aux apprentissages et au système scolaire.
C’est pourquoi il apparaît crucial de détecter et d’adresser au plus tôt les difficultés en terme d’identification des mots. « Early success at reading acquisition is one of the keys that unlocks a lifetime of reading habits »32.
Ainsi, le plus tôt l’automatisation est acquise, meilleur sera le pronostic scolaire de l’élève. De fait, le National Reading Panel souligne que les élèves qui ne disposent pas de compétences d’identification efficaces au 3ème grade (équivalent du CE2) sont quatre fois plus à risque d’abandonner l’école que les lecteurs habiles.
Dès lors, la classe de CE2, apparaît particulièrement adaptée pour remédier activement aux déficits des élèves en difficulté afin de bloquer le cercle vicieux dans lequel ils sont inexorablement entraînés, et les faire intégrer le fil du cercle vertueux qui mène vers la lecture experte. Le cycle 3 pourra dès lors être focalisé sur l’objectif de conduire les élèves à l’autonomie et la polyvalence nécessaires à la diversité des disciplines et des textes auxquels ils seront confrontés au collège, comme le préconise l’ONL, objectif qui nécessite que les activités soient largement centrées sur la compréhension.
S’il est établi que l’automaticité de la lecture est primordial pour la compréhension et donc pour le parcours scolaire et la vie d’adulte, et que la précocité de son acquisition est déterminante, la classe de CE2 apparaît dès lors comme une étape clef pour l’acquisition de cette compétence. Tel est l’objectif visé par la situation professionnelle mise en place durant mon année de PES.
Actions pédagogiques
Quelles activités mettre en place en classe pour favoriser l’automatisation de la lecture ?
Dans Lectorino & Lectorinette, Roland Goigoux et Sylvie Cèbe indiquent qu’il faut compter sur « l’intensité et la quantité des activités de lecture proposées pour consolider l’automatisme de la reconnaissance des mots »37. Le National Reading Panel établit aussi que l’augmentation de la quantité lue favorise la fluence et inversement, soulignant que l’apprentissage de la lecture de n’importe quelle langue alphabétique au-delà du stade initial d’apprentissage dépend d’une pratique suffisante pour permettre d’atteindre une lecture fluente.
Mais quelle stratégie choisir pour augmenter cette quantité lue ? Des séances spécifiques ou un enseignement incident ? L’augmentation de la quantité est-elle suffisante pour améliorer la fluence ?
Les conclusions du rapport du NRP stipulent qu’au-delà de la multiplication de la quantité lue, la fluence doit être enseignée en tant que telle. R. Goigoux suggère aussi cette nécessité d’un enseignement spécifique lorsqu’il souligne que « toute intervention didactique orientée vers l’amélioration de la compréhension doit inclure un volet visant l’automatisation des procédures d’identification des mots ».
Le National Reading Panel souligne que pourtant, si la fluence est une compétence cruciale de la lecture experte, elle est peu enseignée dans les classes.
Un autre argument en faveur de séances dédiées, est que le lecteur en difficulté comme on l’a vu, développe une posture d’éviction de la lecture, tant à la maison qu’en classe, indépendamment des stratégies d’incitation à lire38 ; dans ce cadre, pour bien poursuivre l’objectif d’apprentissage fixé, il semble primordial d’en faire un objectif central et explicite.
Etant convaincue de la nécessité de faire de la fluence un objet d’enseignement, dans des séances dédiées, je me suis questionnée sur la forme que devaient prendre ces séances : en classe entière ou en groupe restreint, en groupes de besoin dans la classe ou en ateliers isolés ?
J’ai choisi de mettre en place des ateliers de lectures répétées, ou ateliers de fluence, durant les créneaux d’APC39.
Ateliers de lectures répétées
Justifications
De nombreux arguments en leur faveur m’ont conduite à fixer comme objectif prioritaire la mise en place d’ateliers de fluence. Certains de ces arguments ont trait aux mécanismes de l’automatisation, d’autres aux études prouvant leur validité et enfin certains liés au profil de la classe.
Tout d’abord, les ateliers de lectures répétées ont des spécificités cohérentes avec les mécanismes de l’automatisation de l’identification des mots. Ainsi, l’automatisation de la lecture dépend en premier lieu de la fréquence et de l’intensité des lectures40. D’après S. Dehaene, il n’y a pas d’automatisation sans répétition. Seule la lecture répétée des mêmes mots (insérés dans des contextes qui peuvent évoluer) assure l’automatisation progressive de leur traitement. Selon les études, il faut avoir déchiffré entre 4 et 10 fois le mot pour en avoir la reconnaissance orthographique. De fait, les lectures répétées, augmentent la quantité lue mais aussi favorisent le nombre de rencontres avec les mots les plus fréquents, la lecture à haute voix permettant de travailler toutes les composantes de la fluence.
Par ailleurs, les ateliers sont basés sur la répétition de la lecture de textes et non de mots. Le National Reading Panel et R. Goigoux se rejoignent pour dire que l’apprentissage doit être réalisé en contexte et non sur des mots isolés : certains bons décodeurs de mots isolés ne l’étant plus en contexte. En outre, les textes, de difficulté et de longueur variables sont propices à une progressivité de l’apprentissage alors que les textes rencontrés en classe sont souvent d’un niveau de compréhension trop élevé pour des élèves en difficulté.
Les ateliers ont prouvé leur efficacité. Le National Reading Panel, se base sur une multitudes d’études pour conclure que les ateliers de lectures orales répétées et guidées permettent d’améliorer la fluence et les performances générales de lecture, identification des mots, fluence et compréhension. Ils montrent un effet positif tant sur la vitesse de lecture que sur la fluidité (étude de Wolf et Katzir-Cohen, 2001). La mise en place d’ateliers de lectures répétées en 6ème dans un collège ZEP de Rennes durant 4 ans, par Fanny de la Haye et Marina Tual41, a permis une réduction des écarts de vitesse de lecture entre les plus faibles et les plus forts.
Par ailleurs, le profil de la classe me paraissait justifier la mise en place de ces ateliers. Tout d’abord, la présence de quatre élèves en grande difficulté prônait en faveur de la mise en place prioritaire et urgente d’un outil efficace pour remédier à leurs difficultés. D’après l’ONL, « il est donc fondamental de concevoir des activités spécifiques pour les élèves faibles ou mauvais lecteurs au cycle 3 afin notamment d’éviter que cette population ne perde définitivement pied et ne se trouve de fait exclue de la poursuite des études ». Inversement, le cercle vertueux dans lequel entrent les lecteurs sans difficulté suggère que l’ensemble des élèves n’a pas besoin d’aide pour l’automatisation et qu’au-delà d’un certain niveau de fluidité, on ne constate pas d’amélioration du niveau de compréhension42. Les lectures diversifiées en classe présentent l’intérêt de développer les compétences de compréhension, de vocabulaire, l’acculturation …; si l’activité de lectures répétées est faite en classe entière, moins de temps est dédié aux lectures diversifiées. En outre, la mise en place de ces ateliers ciblés en différenciation par groupe de besoin au sein de la classe était rendue impossible par l’exiguïté de l’espace de classe.
Enfin, le manque de confiance en eux des élèves en difficulté, en particulier de Sandra et de Lou, rendait impérieux la mise en place d’un cadre sécurisant, homogène, et permettant un étayage personnalisé de ma part, autant de spécificités des ateliers de fluence.
Mise en place
Pour mettre en place ces ateliers, je me suis appuyée sur le protocole de Fluence mis au point par Martine Pourchet, inspectrice de l’Education Nationale, et Michel Zorman, médecin43.
A partir de la période 2, soit début novembre, j’ai mis en place 2 séances de lectures répétées par semaine, ce qui est le minimum requis par le protocole. Ces séances de 30 minutes chacune ont lieu pendant l’APC, le mardi et le vendredi de 11h30 à 12h, après les cours, dans la classe, dans le calme. Je prévoyais environ 12 semaines d’intervention, soit un total de 24 séances, respectant là aussi les objectifs du protocole. Les séances étaient menées durant mon temps d’alternance en classe.
Le protocole conseille des groupes homogènes de 3 à 4 élèves, ce qui correspond à l’atelier mis en place, même si l’homogénéité du groupe ne pouvait pas être considérée comme optimale, compte tenu d’un écart de 20 dans le test E.L.FE.
La première séance sur un texte se déroule comme suit : j’explique qu’il s’agit d’une séance de fluence pour apprendre à mieux lire et à mieux comprendre. J’indique le thème du texte, et leur annonce que je vais le lire deux fois : une première fois pour pouvoir entendre comment on lit chaque mot et une deuxième fois en mettant le ton pour que vous puissiez bien le comprendre. Après une première lecture avec une articulation très marquée et suivie sur la feuille par les élèves, je demande si des mots sont difficiles à lire et explicite la manière de les déchiffrer. Les mots sont décomposés en phonèmes avec le groupe, en rappelant si nécessaire les relations graphèmes-phonèmes, puis ils sont relus plusieurs fois. Après la deuxième lecture, je m’assure de la compréhension générale du texte, en demandant aux élèves de résumer le texte. Les mots qui pourraient faire obstacle à la compréhension fine sont expliqués dans leur contexte.
J’annonce ensuite que chacun va lire à tour de rôle à haute voix, du mieux possible pour comprendre. J’explique que l’intérêt du chronomètre est de calculer le nombre de mots correctement lus à la minute et voir leur progrès, mais qu’il ne s’agit pas d’une course de vitesse. Chaque essai est valorisé.
Chaque élève lit le texte deux fois par séance. En général, je prends soin de faire lire Sandra en quatrième, pour multiplier ses temps d’écoute avant qu’elle ne lise elle-même. Les autres suivent attentivement la lecture et repèrent les mots mal lus ou manquants. Je demande ensuite aux élèves écoutant s’ils ont des remarques sur des mots oubliés ou mal prononcés.
J’explicite alors les problèmes de décodage, demande de relire le mot, montre comment regrouper les mots en groupe de sens pour mieux comprendre. Le nombre de mots correctement lus à la minute est mesuré à chaque séance et reporté sur un graphique sous formes de courbe44. L’élève est amené à visualiser ses progrès à la fin de chaque séance : je reviens sur les progrès réalisés, félicite, dis que nous relirons le texte la prochaine fois et que tout le monde peut s’améliorer.
Il faut donc prévoir trois à quatre séances sur un même texte. Lorsque la lecture devient plus fluide sur un texte, je demande aux élèves de se prononcer sur l’articulation, les arrêts au point, les liaisons, l’intonation … Si tous les élèves lisent le texte en moins d’une minute on change de texte. J’ai utilisé les textes proposés qui sont de genre variés : récits, recettes, documentaires, articles de presse et sont de longueur progressives : de 84 à 170 mots. Ils sont à la fois adaptés aux centres d’intérêt des élèves et à leur niveau de compréhension en terme de vocabulaire et de syntaxe45. J’ai pris soin de m’astreindre à une stricte ritualisation des séances, qui permet un sentiment de confiance des élèves et une mise en activité rapide.
Nécessité d’adapter le protocole
D’abord, certaines des contraintes de l’emploi du temps ont mis à mal le plan de marche prévu. De nombreuses séances d’APC n’ont pas pu être effectuées pour cause de réunions de maîtres, visites de tutorat, rendez-vous avec la psychologue ou médecin scolaire pour un autre élève. Par ailleurs, des lacunes sévères dans la structuration de la numération décimale étant apparues chez certains élèves, il a fallu y remédier partiellement lors des séances d’APC. Dès lors, la régularité et l’intensité des séances, si importantes pour l’automatisation, n’étaient plus respectées. De fait, sur la première période de mise en place, je n’ai réussi à mener que 3 séances, sur un seul texte, La dispute, soit deux fois moins qu’initialement prévu.
Au delà de ces perturbations d’emploi du temps, un événement est venu complexifier largement la problématique. Il s’agit de l’arrivée dans la classe fin novembre d’un élève non lecteur. Aimad46 est un enfant de 8 ans, parlant français, scolarisé en CE1 dans une école francophone dans son pays d’origine, et ayant semble-t-il connu une déscolarisation d’une durée indéterminée, avant sa première scolarisation en France dans notre classe de CE2. Lors de son arrivée en classe, j’ai pu constater un niveau de langage oral très satisfaisant, mais dès les premières tâches en lien avec l’écrit, de sérieuses lacunes en lecture et écriture sont apparues. J’ai demandé au maître E du RASED47 de bien vouloir lui faire passer des tests diagnostiques pour évaluer ses compétences. Les compétences d’Aimad ont été évaluées à un niveau de début de CP dans l’ensemble des domaines. En particulier, concernant la lecture, Aimad ne maitrisait pas le déchiffrage, de nombreuses correspondances grapho-phonémiques n’étaient pas maîtrisées. Impossible de dire si le code avait été appris et oublié ou, si il n’avait jamais été complètement acquis.
Devant ce constat et les difficultés à se représenter comment nous pourrions mettre en place le nécessaire apprentissage du code, notre première réaction a été de demander l’aide à l’ensemble de la communauté éducative. De la rencontre avec la mère, il est ressorti qu’Aimad n’était pas encore complètement déchiffreur lorsqu’il a été déscolarisé. Nous avons ensuite envisagé plusieurs schémas susceptibles d’apporter une aide adaptée à Aimad : sa participation à des activités décrochées dans une des deux classe de CP et une prise en charge par le RASED. Ces solutions ne se sont pas concrétisées. La surcharge en terme d’effectifs des classes de CP et la présence dans la classe d’AVS48, le tout dans un espace limité n’a pas permis qu’Aimad puisse aller participer à l’apprentissage du code dans une des deux classes. Pour ce qui est du RASED, le décalage d’âge a été jugé peu compatible avec l’insertion d’Aimad dans une séance de soutien mené avec des CP ou des CE1.
Sans autre solution complémentaire, il fallait donc que ma collègue et moi-même nous trouvions un dispositif adapté pour qu’Aimad puisse acquérir le code, une urgence compte tenu de son âge, et un prérequis à la poursuite de son parcours scolaire. Nous nous sommes appuyées sur quelques principes de base de l’acquisition du déchiffrage : l’apprentissage systématique des règles de conversion graphèmes phonèmes est indispensable pour apprendre à lire49; d’après S.Dehaene50, il ne peut être fait économie du stade syllabique, la lecture par voie orthographique ne peut se faire directement ; les différentes composantes de la lecture doivent être travaillées de manière équilibrée51 : identification des mots, compréhension de phrase, compréhension de texte, écriture de mots, production de texte, culture écrite .
Partant de ces principes et de nos contraintes de temps, et malgré les critiques émises par E. Chameaux52 concernant les méthodes, nous nous sommes procuré dans l’urgence une méthode de Lecture, en suivant les conseils de nos collègues de CP. Il s’agissait d’En Route vers la lecture53, constituée d’un livre de lecture et d’un fichier d’exercices.
Nous avons alloué une séance d’APC pour pouvoir, dans un cadre approprié, amorcer le travail d’Aimad avec cette méthode. Nous avons entrepris, sur les conseils de nos collègues, de suivre la progression de la méthode, sans en sauter d’étapes, même si certaines correspondances graphophonémiques étaient connues : nous voulions en effet construire ou reconstruire une connaissance solide du code qui ne soit pas fragilisée par des lacunes que nous n’aurions pas identifiées et, donc, adressées. Nous avons donc travaillé chacune des correspondances, en commençant le [a], puis le [i], le [o]; mais pour ces premières correspondances, nous avons accéléré le rythme par rapport à celui qui aurait été adopté au CP. La structure de l’apprentissage d’une correspondance a été respectée, basée sur l’entrée phonémique : lire à voix haute une comptine dans laquelle le phonème est prépondérant, demander à Aimad de l’identifier, puis de repérer et de localiser le phonème dans d’autres mots représentés par des dessins ; il s’agit ensuite de repérer le graphème, en script et en cursive et de l’encoder. La correspondance est explicitée. Nous alternons les séances sur le manuel, forcément guidées et les exercices du fichier réalisables en autonomie grâce à des pictogrammes très clairs.
La question qui s’est posée était de savoir s’il convenait de revoir l’ensemble des priorités : fallait-il abandonner les séances de Fluence, qui déjà étaient moins fréquentes qu’espérées, et réallouer tous ces créneaux à l’apprentissage du code avec Aimad ? Selon notre point de vue nous étions confrontées à deux urgences, particulièrement adaptées au format des APC. Dans les deux cas l’absence de remédiation était prédictive d’échec scolaire. Nous avons donc imaginé la possibilité d’ajouter des séances d’APC sur d’autres jours. Cette solution s’est avérée impossible pour des raisons institutionnelles : on ne peut pas mettre en place des séances d’APC sur les jours « longs », c’est-à-dire le lundi et le jeudi.
Après avoir pris conseil auprès de plusieurs collègues, dont les réponses divergeaient, nous avons pris la décision de maintenir l’essentiel des séances d’APC sur la fluence et de n’en dédier que quelques-unes à Aimad. Des considérations pratiques ont aussi participé à ce choix. L’espace de la classe permettait difficilement de mettre régulièrement en place une organisation remplissant les prérequis des ateliers de lecture en groupe : calme, écoute des élèves pendant la lecture, étayage de l’enseignant. En revanche une organisation de lecture individuelle avec Aimad, sur des temps pendant lesquels la classe était en autonomie, était possible. Par ailleurs, la disponibilité sur quelques créneaux de la semaine d’une AVS dédiée initialement à un élève d’une autre classe, permettait d’avoir une aide précieuse pour mener l’apprentissage d’Aimad en classe.
Dès lors, l’essentiel de l’apprentissage du code a été mené sur le temps de classe. Ainsi, lorsqu’elle n’était pas réalisée lors d’une séance d’APC, l’apprentissage d’un nouveau phonème, était mené par ma collègue ou moi, poursuivi par l’AVS, lorsque le reste de la classe était en autonomie, principalement dans des phases d’entrainement ou de réinvestissement en français ou en mathématiques. Inversement, Aimad pouvait réaliser en autonomie, mais avec étayage si nécessaire, les exercices du fichier lorsqu’il ne pouvait pas participer à la séance menée en classe entière sur une notion trop complexe pour lui. Enfin, Aimad était intégré à certaines séances en classe entière dont il nous semblait pouvoir bénéficier ; il s’agit par exemple des séances d’orthographe menées sur le modèle de Je Mémorise de Picot, de séances de poésie, de lecture offertes et suivies, avec l’aide d’un tuteur élève, de séquences de Questionner le Monde, et de certaines séances de calcul mental.
Quoiqu’il en soit, les modifications à la marge du nombre de créneaux d’APC disponibles, laissaient un nombre de séances de fluence largement insuffisant au regard de la sévérité des difficultés des élèves. Cette situation rendait nécessaire une réévaluation du dispositif d’ensemble en multipliant les occasions de travailler la fluence dans le cadre de la classe et non uniquement lors des APC.
Activités en classe entière
L’essentiel de ces activités préexistaient, mais je les ai réexaminées à l’aune de leur pertinence en terme d’automatisation, et ai renforcé celles qui paraissaient entrer dans ce cadre.
De fait, il existe nombre d’arguments en faveur d’entrainements au décodage en classe entière. D’abord, par principe, les situations d’apprentissage et la gestion de l’hétérogénéité doivent en première intention être menées au quotidien dans la classe. Ensuite, les occasions de multiplier les situations de lecture sont extrêmement riches sur le temps de classe. Et, comme nous l’avons vu, la multiplication des occasions de lecture est un facteur déterminant pour l’automatisation. Dans ce cadre, et condition essentielle de l’implication des élèves, les lectures doivent répondre aux différentes fonctions de la lecture54 : lire pour agir, lire pour apprendre, lire pour se distraire, relire ses propres productions. En particulier, pour les lecteurs en difficulté de déchiffrage, chez qui le plaisir de lire n’est pas accessible, la mise en œuvre explicite des autres fonctions de la lecture est primordiale.
Je me suis donc employée à multiplier les situations de lecture dans la classe, en accordant une place significative à la lecture à voix haute, et en prenant soin de varier le type d’écrits et les dispositifs. Naturellement, la pluralité des disciplines enseignées génère une diversité des situations de lecture, tant en terme de finalité que de type de texte. C’est donc durant des séances de lecture/compréhension en français, de poésie, mais aussi des séances de Questionner le Monde, d’étude de la langue, ou encore dans le cadre d’une activité autour du Petit Quotidien que j’ai pu favoriser le travail sur la fluence grâce à la lecture à voix haute.
Tout d’abord, durant les séances de français, j’ai proposé des textes permettant des lectures à plusieurs voix : en donnant du sens à la mise en voix, ceux-ci me paraissaient favoriser l’implication des élèves et donc constituer des supports adaptés pour pratiquer des lectures répétées avec intention d’améliorer la fluence de lecture entre deux mises en voix.
Ainsi, les séances de poésie ainsi que les séances d’études de textes narratifs incluant des passages dialogués ou de scènes de théâtre, ont ainsi été mises à profit pour participer à l’automatisation de la lecture. Les élèves ont ainsi procédé à des mises en voix multiples de Dans Paris de Paul Eluard : tout d’abord je leur ai demandé de lire le texte de manière synchronisée en binôme, puis ils ont lu le texte à l’unisson en classe entière ; enfin, la structure répétitive et symétrique du poème s’y prêtant, ils ont réalisé une lecture alternée, par groupe de 5, en lisant deux vers chacun, dans un sens puis dans l’autre. Ces modalités diverses ont permis de fait des lectures répétées et ont conduit les élèves à largement mémoriser le texte ; par la suite, les mêmes modalités de mise en voix ont été maintenues pour la récitation du poème mémorisé. Ces modalités ont permis aux plus faibles de s’impliquer volontiers dans l’activité et de se caler sur la prosodie des lecteurs plus experts, participant ainsi à l’amélioration de la fluidité de lecture.
De même, des lectures alternées de passages dialogués, comme ceux des Contes du Chat Perché de Marcel Aymé, de scènes de théâtre classique comme l’Ecole des femmes de Molière et des mises en voix multiples de Succès fou55, ont permis de donner sens à la fluidité de lecture, apparaissant comme condition indispensable au réalisme des situations. Chacune de ces lectures était lue silencieusement avant d’être oralisée. De plus, le choix des passages à lire par les élèves en difficulté devait être fait dans le souci de leur éviter une situation de mise en échec : ainsi durant les lectures théâtralisées, pour consolider les acquis en terme de confiance face à l’écrit, j’ai affecté aux élèves de l’atelier fluence des rôles incluant un nombre de répliques assez limité.
Par ailleurs, les lectures offertes et suivies ont été multipliées. Pour marquer le centenaire de la naissance de Roald Dahl, nous avons lu de nombreux ouvrages de cet auteur selon des modalités différentes. Des ouvrages ont été lus en lecture offerte : Les Deux Gredins et la Potion Magique de Georges Bouillon ; Le doigt magique et Fantastique maitre Renard ont été lus en lecture suivie ; L’Enorme Crocodile a servi de support à une séance de vocabulaire sur les verbes déclaratifs. Ces lectures visent bien sûr à développer chez les élèves leur envie de lire et participent à l’enrichissement de leur culture littéraire. Elles ont aussi permis des lectures magistrales modélisantes visant à mettre en relief l’articulation et la segmentation prosodique des textes. Le suivi du texte lors des lectures orales permet là aussi aux élèves de se figurer le regroupement des mots par groupe porteur de sens et le rôle de la ponctuation dans la construction sémantique. J’ai pris soin, lors de la lecture magistrale, d’en exagérer les marques ; lors des lectures effectuées par les élèves, je reprenais les passages dans lesquels la ponctuation n’avait pas été respectée, avec une attention particulière pour les pauses marquées aux points.
D’autre part, le domaine Questionner le Monde est un terrain particulièrement favorable à la diversification des textes étudiés. Favorisant l’étude des sources en Histoire, comme le préconisent la didactique de la discipline et les programmes, la plupart des séquences que j’ai construites incluaient une ou deux séances de lecture compréhension sur des documents sources: par exemple, lecture de lettres de poilus, de témoignages, de journaux d’époque, pour la séquence sur le 11 novembre. De nombreux extraits de la Guerre des Gaules de Jules César et des textes de Pline ont été lus durant la séquence sur l’Antiquité. La lecture d’une chantefable, Aucassin et Nicolette, et un extrait des Paysans de Verson ont servi de matériau source pour l’étude de la vie des Paysans au Moyen Age56. Ces séances de lecture compréhension de l’histoire ancraient chez les élèves l’importance du mode de questionnement rigoureux des sources historiques, et leur figuraient concrètement une fonction de la lecture : trouver les réponses aux questions que l’on se pose. Durant ces séances, j’ai pris soin de varier les modalités de lecture, en favorisant et en alternant lectures magistrales modélisantes et lecture à voix haute des élèves.
Par ailleurs, la mise en œuvre de séances d’étude de la langue avec des supports textuels spécifiques a été aussi propice au travail de l’amélioration de la fluence de lecture.
Ainsi, à partir de la période 3, l’insuffisance des performances orthographiques de ma classe m’a conduit à revoir les séances dédiées à cette compétence et à mettre en œuvre des séances d’orthographe du manuel Je mémorise… et je sais écrire des mots57. Outre les objectifs orthographiques, les bienfaits en terme d’apprentissage de la lecture, sont rapidement apparus. Cette méthode poursuit l’étude phonologique de CP et CE1 en privilégiant l’étude de phonèmes pour lesquels la pluralité des graphèmes associés pose des problèmes d’orthographe. J’ai ainsi entrepris de travailler les phonèmes [ɛ], [ɛ̃], [ɑ̃]. Pour chacun d’entre eux, un travail phonologique est d’abord mené : les élèves écoutent un texte que je lis et identifient le phonème prépondérant ; puis ils repèrent ce phonème et sa place dans des mots oralisés ; ensuite, ils écrivent les mots du texte contenant ce phonème et les classent selon le graphème ; la correspondance graphophonémique est alors explicitée et le tableau des différents graphèmes correspondants au phonème est étudié. Puis, dans le cadre de séances quotidiennes, on étudie de manière détaillée plusieurs mots contenant ce phonème. Pour chaque mot étudié, les élèves sont amenés à se questionner sur l’orthographe de ce mot, à identifier les spécificités et les difficultés (lettres muettes, doubles), la morphologie (préfixes, suffixes) ; je leur demande de trouver des mots de la même famille, des antonymes…. Ce questionnement permet aux élèves d’identifier les régularités orthographiques de la langue, d’établir des liens entre les mots et de structurer ainsi leur répertoire lexical. Les élèves proposent des phrases qui mettent en contexte ces mots. Tous ces mots, phrases, sont écrits au tableau et recopiés par les élèves sur leur cahier du jour. Cette procédure permet une écriture répétée des ces mots, ou des régularités orthographiques de mots de la même famille, dans des contextes différents. Ce sont autant d’activités qui participent à mémoriser le patron orthographique de ces mots, qui viennent enrichir le lexique orthographique de l’élève. Cette activité d’orthographe permet ainsi de développer les capacités d’identification par voie directe et donc de favoriser l’automatisation de la lecture.
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Table des matières
IDENTIFICATION DES MOTS : LES ENJEUX
1. L’importance de l’automatisation
1.1 : Les limites de la voie indirecte
1.2 : Les bénéfices de la voie directe
1.3 : Les conséquences d’un déficit d’automatisation
2. Les indicateurs de l’automatisation
2.1 : les obstacles à l’identification
2.2 : la fluence de lecture
3. Le timing
3.1 : les programmes
3.2 : l’urgence intrinsèque
FAVORISER L’AUTOMATISATION DE LA LECTURE EN CE2 – Expérience de PES –
1. Evaluation diagnostique
1.1 : Evaluations nationales
1.2 : Test de fluence
1.3 : Profil de la classe
2. Actions pédagogiques
2.1 : Ateliers de lectures répétées
2.1.1 : Justifications
2.1.2 : Mise en place
2.2 : Nécessité d’adapter le protocole
2.3 : Activités en classe entière
BILAN ET ENSEIGNEMENTS
1. Résultats et bénéfices
1.1 : Fluence
1.2 : Dynamique générale
2. Limites
3. Enseignements et prolongements
CONCLUSION
RÉFÉRENCES
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