Les structures aéronautiques en alliages légers sont soumises, au cours de leur vie, à une variété d’environnements et de sollicitations mécaniques susceptibles de provoquer l’apparition de multiples modes d’endommagement et de ruine. L’extension de la durée de vie des structures doit se faire tout en garantissant un niveau de sûreté constant, voire croissant. La gestion et la maintenance des flottes vieillissantes conduisent donc à étudier précisément les effets de la corrosion sur la tenue mécanique des structures en alliages d’aluminium. D’un point de vue mécanique, une bonne connaissance des vitesses de propagation des fissures en fatigue et une modélisation avancée des sollicitations en service permettent d’introduire la notion de tolérance à l’endommagement dans le dimensionnement et la surveillance des structures. Pour la corrosion, la démarche actuelle consiste à remplacer ou réparer systématiquement tout composant affecté par la corrosion. Ceci conduit à des programmes de surveillance calendaires pour la corrosion, alors que la tolérance aux dommages est évaluée en fonction du nombre de cycles de vol. Il n’y a pas de programme de surveillance commun entre fatigue et corrosion. Pour les flottes vieillissantes, la probabilité pour qu’un défaut de corrosion soit associé à un dommage mécanique augmente avec la durée de vie. L’avion a pu accumuler des défauts de corrosion au cours de sa vie en service qui vont influer sur ses propriétés mécaniques résiduelles avec un facteur qui dépend de la synergie entre les dommages électrochimiques et les sollicitations mécaniques.
Un exemple reconnu d’une rupture par couplage milieu/sollicitation mécanique est l’accident de l’Aloha Airlines en 1988 (Figure 1), pour lequel la rupture fut attribuée à la propagation et à la coalescence de multiples sites endommagés à partir des rivets. La partie supérieure de l’avion s’est littéralement déchirée entre les zones endommagées.
Le 2024 est un alliage utilisé depuis plus de 30 ans dans l’industrie aéronautique, notamment pour sa bonne résistance en fatigue. Il a été très étudié de ce point de vue, mais également de celui de sa résistance à la corrosion car il présente une sensibilité notable à la corrosion localisée, en particulier à la corrosion feuilletante lors d’essais accélérés en milieux très oxydants. Ces deux aspects ont naturellement conduit les auteurs à examiner son comportement en fatigue corrosion, le plus souvent sous l’angle de la nocivité mécanique de défauts de corrosion étendus ou du point de vue de la propagation de fissures en milieu corrosif dans le régime de Paris. On sait en revanche peu de choses sur l’évolution précoce des défauts de corrosion localisée soumis à des contraintes cycliques dans un environnement corrosif représentatif. La question de l’apparition de mécanismes synergiques de fatigue corrosion est en particulier mal cernée à l’heure actuelle.
Le terme de fatigue corrosion peut‐être défini comme l’action combinée d’un environnement agressif et d’une contrainte cyclique conduisant à une rupture prématurée du métal par fissuration. Dans de nombreux cas, l’endommagement résulte de mécanismes couplés qui ne peuvent être modélisés comme la simple superposition d’endommagements d’origine mécanique et électrochimique.
La richesse des microstructures des alliages d’aluminium à durcissement structural les rend potentiellement sensibles à de nombreux mécanismes de corrosion localisée et d’endommagement. La sensibilité aux différentes formes de corrosion localisée est bien mise en évidence qualitativement par divers essais accélérés, mais l’évaluation quantitative des conséquences de la corrosion sur les propriétés mécaniques résiduelles reste à faire. Les mécanismes de fissuration par effets d’environnement peuvent être contrôlés par des phénomènes de surface ou, en volume, par des mécanismes de dissolution anodique ou de fragilisation par l’hydrogène. Le plus souvent ces différents mécanismes coexistent et leur importance respective évolue avec la profondeur de fissure. Le travail d’expertise sur ces défauts et de modélisation/prévision de leur évolution nécessite alors d’identifier le mode d’endommagement prédominant à un moment donné de leur progression.
Les résultats de cette étude sont présentés et discutés en quatre chapitres, en introduisant un ingrédient à chaque étape :
I. Le matériau. Le premier chapitre a pour but de présenter le matériau de lʹétude : un alliage 2024 traité thermiquement à lʹétat T351. Il présente une caractérisation fine de la texture morphologique et de la précipitation intergranulaire.
II. Le couple matériau/milieu (corrosion localisée). Dans le deuxième chapitre, la sensibilité de l’alliage à la corrosion localisée est présentée. Cet alliage est sensible à deux types de corrosion localisée : la piqûration et la corrosion intergranulaire. De multiples études existent sur la piqûration. La corrosion intergranulaire, beaucoup moins étudiée mais susceptible dʹinduire des défauts particulièrement sévères dʹun point de vue mécanique est présentée en détail.
III. Le trio matériau/milieu/sollicitation mécanique monotone (corrosion sous contrainte). Dans le troisième chapitre, l’effet de la contrainte sur la corrosion intergranulaire est détaillé grâce à des essais de traction lente instrumentés avec un suivi électrique. La transition entre les défauts de corrosion localisée et les fissures de corrosion sous contrainte est étudiée. La cinétique et les mécanismes mis en jeu sont déterminés.
IV. La fatigue corrosion. Le quatrième et dernier chapitre examine les effets de la combinaison matériau/milieu/sollicitation mécanique cyclique. Les essais de fatigue corrosion sont décrits et les endommagements observés sont discutés en distinguant lʹamorçage et le début de la propagation des fissures courtes de corrosion intergranulaire dʹune part, la propagation des fissures longues transgranulaires de fatigue dʹautre part, ainsi que les transitions entre ces deux modes.
Mise en forme
Coulée
Les constituants de l’alliage sont mélangés dans un four, vers 700°C, puis coulés verticalement en continu sous forme d’une plaque. Des hétérogénéités structurales et chimiques se forment lors de la solidification : les atomes de soluté dont la solubilité dans l’aluminium à l’état solide est plus faible qu’à l’état liquide sont rejetés en avant du front de solidification. Il se forme alors des dendrites d’aluminium pauvres en atomes de soluté et entre les dendrites, un mélange eutectique très riche en atomes de soluté. Ces phases eutectiques sont à l’origine de la formation de particules grossières indésirables (Figure I-3a), qui ne pourront être remises en solution par la suite.
Homogénéisation
Afin d’homogénéiser la solution solide, la plaque est portée entre 475 et 495°C pendant 20 h. Les particules intermétalliques grossières formées pendant la solidification sont insolubles à cette température, mais les hétérogénéités macroscopiques de composition sont éliminées.
Laminage
La plaque peut ensuite être laminée à chaud puis éventuellement à froid pour atteindre l’épaisseur désirée (50 mm pour la tôle de notre étude). Cette opération fragmente et distord les grains, les particules intermétalliques grossières sont cassées et redistribuées dans la direction de laminage (Figure I-3b). Après cette étape, l’alliage présente une structure fibrée fortement anisotrope, constituée de gros grains aplatis et étirés dans la direction de laminage (Figure I-4). Nous avons observé cette microstructure fibrée après oxydation anodique dans une solution eau (99%)–HBF4 (1%) pendant 40 s sous une tension de 20 V. Ce traitement permet de former une couche épitaxique qui, observée à l’aide d’une lumière polarisée, met en évidence les différences d’orientation cristallographique des cristaux. Nous avons constaté un gradient de la taille des grains dans l’épaisseur de la tôle. Après avoir établi un profil sur les faces (TC, TL) et (TC, L) (Figure I-5), il apparaît que seule l’extrême peau (4 mm) est affectée et a une taille de grains beaucoup plus petite. Ce facteur de forme des grains, différent dans l’épaisseur de la tôle, est important pour le comportement en corrosion intergranulaire de l’alliage et sera à nouveau évoqué dans le chapitre II [Robinson, 1998].
La texture morphologique est particulièrement importante pour la cinétique de propagation de la corrosion localisée, en particulier de la corrosion intergranulaire. Notre étude se focalise sur le matériau au cœur de la tôle où la taille de grains varie peu. Le matériau est sollicité dans le sens travers court. Dans la suite, nous présentons le traitement thermique T351 dans lequel se trouve l’alliage et qui est à l’origine de sa microstructure.
Traitement thermique
Cette seconde phase comprend le traitement thermique spécifique final qui conduit au durcissement structural par précipitation et confère à l’alliage ses propriétés mécaniques. Cette phase se divise en trois étapes : la mise en solution, la trempe et le revenu.
Mise en solution
L’alliage est tout d’abord mis en solution à haute température (ici 495°C ± 5°C) pendant une durée suffisante (2 à 4 h, selon l’épaisseur de la tôle), pour mettre en solution solide le plus grand nombre possible d’éléments durcissants. On obtient une solution solide homogène.
Trempe
Ensuite, l’alliage est trempé dans le but de maintenir à température ambiante la solution solide homogène obtenue à la fin de la mise en solution, mais qui se trouve alors sursaturée en lacunes et en atomes de solutés. L’étape de trempe influe sur les caractéristiques mécaniques et sur la sensibilité à la corrosion de l’alliage (Figure I 6). Une vitesse de trempe inférieure à 200°C/min sensibilise l’alliage à la corrosion intergranulaire et diminue sa résistance mécanique. En effet, lorsque la vitesse est trop lente (par exemple au cœur d’une tôle épaisse), le cuivre a le temps de diffuser et de précipiter aux joints de grains sous forme de précipités stables Al2Cu, diminuant de ce fait la précipitation intragranulaire durcissante et sensibilisant les joints de grains à la corrosion.
Le traitement TX51, opération de détensionnement par déformation plastique de l’ordre de 2%, permet de réduire les contraintes résiduelles induites par la trempe et permet également de rendre la précipitation ultérieure plus homogène en générant des dislocations, sites privilégiés de germination des précipités. Ainsi, la tôle est dans un état de stabilité dimensionnelle remarquable permettant l’usinage de structures intégrales dans la masse.
Revenu
L’étape fondamentale du durcissement structural consiste finalement en un vieillissement naturel à température ambiante (maturation) ou un vieillissement artificiel (revenu à une température comprise entre 120 et 170°C). L’alliage de l’étude se trouve dans l’état thermique T351, il a subi une mise en solution séparée, une trempe, un détensionnement par traction et une maturation (Figure I-7). L’état de précipitation de l’alliage 2024 consécutif aux différents types de revenu est détaillé par la suite.
Séquence de précipitation
Le 2024 est durci par une précipitation mixte des phases θ : Al2Cu et S : Al2CuMg (Figure I-8). Les précipités de phase θ se présentent sous la forme de plaquettes tandis que les précipités de phase S se présentent sous la forme d’aiguilles. Cet alliage contient également du manganèse qui forme des précipités Al20Cu2Mn3 qui participent au durcissement de l’alliage.
Evolution du durcissement lors du traitement thermique
Le durcissement des alliages Al‐Cu‐Mg lors d’un revenu se fait en trois étapes (Figure I-9) :
– une augmentation rapide de la dureté (1) : cette première étape très rapide dure environ une minute pour un revenu de 100 à 240°C et conduit à 50‐70% du durcissement maximal de l’alliage.
– un plateau (2) : la dureté n’évolue pas pendant une centaine d’heures de maintien à 150°C.
– une nouvelle augmentation de la dureté, après quelques centaines d’heures à 150°C (3) : deuxième étape du durcissement jusqu’au pic. L’évolution de la dureté d’un alliage Al‐1.1%Cu‐1.7%Mg mis en solution à 525°C, trempé à l’eau, en fonction de la durée du revenu à 150°C est présentée sur la figure I-9 [Ringer, 2000].
D’après la bibliographie, il semble difficile de statuer sur les mécanismes précis de durcissement (Tableau I-3). Il était communément admis que la première augmentation rapide de la dureté (1) correspondait à la précipitation des zones GPB (Guinier Preston Bagaryatsky) et que la deuxième augmentation (3) correspondait aux phases S [Zahra, 1998] [Sun, 1996]. Cependant avec le développement de nouvelles techniques d’analyses (APFIM : Atom Probe Field Ion Microscopy, 3DAP : three Dimensional Atom Probe), certains parlent d’interactions atomes de solutés dislocations (ségrégation d’atomes de Mg et de Cu sur les dislocations) [Nagai, 2001], d’autres parlent de clusters Mg‐Cu et rapprochent le mécanisme d’un durcissement par solution solide qui pourrait être appliqué à de nombreux alliages de la famille des Al‐Cu‐Mg [Ringer, 2000] [Dlubek, 1998].
Dans notre cas, l’alliage est dans l’état T351, c’est à dire qu’il n’a subi aucun revenu, juste une maturation à température ambiante. On se situe donc après l’étape 1. Nous avons mesuré l’évolution de la dureté après une mise en solution d’1 h à 490°C suivie d’une trempe à l’eau pendant la maturation à température ambiante (Figure I-10). La courbe de l’alliage Al‐1.1%Cu‐1.7%Mg est rappelée en pointillés. L’alliage utilisé pour cette étude est sensiblement plus dur, ceci est dû à la différence de composition chimique, notamment en cuivre et à la présence d’impuretés dans l’alliage commercial.
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Table des matières
INTRODUCTION
Chapitre I : Présentation de l’alliage 2024-T351
1 Propriétés du matériau
2 Durcissement structural
2.1 Mise en forme
2.1.1 Coulée
2.1.2 Homogénéisation
2.1.3 Laminage
2.2 Traitement thermique
2.2.1 Mise en solution
2.2.2 Trempe
2.2.3 Revenu
3 Microstructure
3.1 Précipitation intragranulaire
3.2 Précipitation intergranulaire
Chapitre II : Corrosion localisée en l’absence de contrainte appliquée
1 Sensibilité des alliages d’aluminium à la corrosion localisée et mécanismes associés
1.1 Piqûration
1.1.1 Piqûration de l’aluminium pur
1.1.2 Piqûration en présence d’hétérogénéités microstructurales
1.2 Corrosion intergranulaire
1.2.1 Mécanismes de corrosion intergranulaire
1.2.2 Cinétique de corrosion intergranulaire
2 Dispositif expérimental
2.1 Environnement corrosif
2.2 Description des échantillons
3 Résultats
3.1 Caractérisation de la piqûration
3.1.1 Amorçage
3.1.2 Propagation
3.2 Caractérisation de la corrosion intergranulaire
3.2.1 Morphologie des défauts de corrosion intergranulaire
3.2.2 Cinétique de corrosion intergranulaire
3.2.3 Evolution des défauts de corrosion intergranulaire
4 Discussion
4.1 Mécanisme de corrosion intergranulaire
4.2 Interprétation des cinétiques de corrosion intergranulaire
4.3 Modèle de cinétique complète de corrosion localisée
Chapitre III : Corrosion Sous Contrainte
1 Présentation générale de la corrosion sous contrainte et des mécanismes associés
1.1 Amorçage
1.2 Transition entre le défaut de corrosion localisée et la fissure « courte » de CSC :
notion de défaut critique
1.3 Propagation des fissures de CSC
1.3.1 Modèles basés sur les effets de la dissolution anodique
1.3.2 Modèles basés sur les effets de l’hydrogène
2 Techniques expérimentales
2.1 Traction lente
2.2 Suivi électrique
3 Résultats
3.1 Effet macroscopique du milieu
3.1.1 Effet du pH
3.1.2 Effet de la concentration en chlorures
3.2 Effet de la contrainte sur la corrosion intergranulaire
3.2.1 Nature de la fissuration en CSC
3.2.2 Morphologie des fissures de CSC
3.2.3 Profondeur
3.2.4 Cinétique
4 Discussion
4.1 Calcul du facteur d’intensité des contraintes K
4.2 Ralentissement de la CSC
4.3 Courbes da/dt=f(K)
4.4 Mécanisme mis en jeu
4.4.1 Fragilisation assistée par l’hydrogène
4.4.2 Dissolution anodique
Chapitre IV : Fatigue Corrosion
1 Phénoménologie et mécanismes de fatigue corrosion
1.1 Amorçage en fatigue corrosion
1.1.1 Essais d’endurance sur des pièces non fissurées
1.1.2 Mécanismes d’amorçage
1.2 Transition entre les piqûres et les fissures courtes
1.3 Propagation des fissures en fatigue corrosion
1.3.1 Essais de fissuration
1.3.2 Mécanismes de propagation
1.3.3 Les modèles de propagation
2 Techniques expérimentales
2.1 Essais sur éprouvettes carrées lisses et entaillées
2.1.1 Description de l’éprouvette et conditions d’essais
2.1.2 Présentation des différents essais
2.1.3 Méthode de dépouillement des résultats
2.2 Essais sur éprouvettes de mécanique de la rupture (CT)
2.2.1 Géométrie de l’éprouvette CT
2.2.2 Pré-fissuration
2.2.3 Cellule de corrosion
2.2.4 Conditions de chargement des essais de fissuration
2.2.5 Moyens d’évaluation de la longueur de la fissure
2.2.6 Méthode de dépouillement des résultats
CONCLUSION
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