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Faire penser les élèves avec la philosophie dès les plus petites classes : des opinions divergentes, « des pour et des contre ».
La philosophie à l’école a un grand nombre de défenseurs, mais également des détracteurs. Alors que de nombreux enseignants décident de réfléchir à cette question, aucune instruction officielle n’est donnée. La pratique du débat est plébiscitée dans les programmes mais le terme de philosophie n’apparait guère. Nous allons donc voir dans cette partie ce qui pousse de nombreux pédagogues à franchir le cap, et pourquoi d’autres sont encore sceptiques au sujet de ces pratiques.
Pour un grand nombre de philosophes, de chercheurs, on ne peut pas philosopher dès l’enfance, puisque la philosophie telle qu’ils la définissent requiert une certaine expérience de la vie, un vécu permettant une maturité et une complexité intellectuelle réservées à l’âge adulte. Pour eux, les élèves sont trop jeunes, n’ont pas acquis la maturité psychique nécessaire et ont encore du mal à se détacher de leur subjectivité. On voit donc que le problème de la définition de la philosophie se pose toujours. Peut-être que participer à une discussion à visée philosophique n’est pas réellement pratiquer la philosophie, c’est un point de vue défendable. Mais cela permet tout de même aux élèves d’avoir une première rencontre, une approche de l’exercice philosophique, et en cela on peut dire qu’ils sont déjà dans une posture d’apprentis-philosophes. Il y a donc ici un paradoxe7. En effet, philosopher requiert une certaine maturité intellectuelle et de nombreuses compétences, mais comment les acquérir si on ne les travaille pas chez nos élèves ? Les élèves attendent donc la classe de terminale pour rencontrer de la philosophie sans jamais avoir été préparé à l’exercice. A ce sujet, le pédagogue écrit que « le paradigme de cet enseignement a très peu évolué : les élèves, généralement motivés au départ par l’espoir de s’exprimer sur les questions existentielles, sont souvent vite rebutés par l’aridité d’un cours magistral, la difficulté des textes philosophiques, et la faible note de leur première dissertation 8». On voit donc l’importance de commencer à travailler ces compétences au plus tôt chez nos élèves, afin de les armer pour devenir adulte dans les meilleures conditions. Il n’est donc jamais trop tôt pour apprendre à réfléchir.
Il convient ensuite de se demander si la pratique de la philosophie ne serait pas un effet de mode, prêtant à toute discussion, tout débat le nom de « philosophie », quand bien même cela n’en serait pas. En effet, la simple discussion autour d’une question philosophique ne suffit pas à dire qu’on pratique la philosophie. Une juxtaposition d’opinions sans considération des autres, sans écoute, sans recherche de consensus n’est pas de la philosophie. Il faut en être conscient sans quoi l’objectif recherché ne pourrait pas être atteint. Parler ne suffit pas pour penser. L’exercice de la philosophie impose une structure, une forme de pensée qui est bien différente d’un simple échange d’anecdotes, où chacun expose sa pensée indépendamment de celle des autres. La discussion à visée philosophique suppose un échange critique de fond entre les différents participants, afin de construire un savoir et de s’enrichir de la pensée des autres. Il faut donc être vigilant quant aux conditions indispensables pour qu’une discussion ait une visée philosophique.
S’il ne suffit donc pas de discuter d’un thème philosophique pour prétendre faire de la philosophie, voyons ce sur quoi il faut être attentif pour éviter les dérives. Les compétences nécessaires à la discussion philosophique sont, selon Michel Tozzi, de trois ordres. Les élèves doivent tout d’abord être capables de problématiser la question, de déterminer l’enjeu de la séance : à quelle question cherchons-nous une réponse aujourd’hui ? Une fois cette problématisation faite, viens alors le moment de conceptualiser les notions en jeu. En effet, il faut tout d’abord être au clair avec le vocabulaire. Un enfant qui ne saurait pas ce que signifie le mot « bonheur » ne pourrait évidemment pas réfléchir dessus. Mais conceptualiser dépasse la simple définition. Il faut pouvoir faire abstraction du mot pour ne voir que le concept, et que ce concept soit le même pour tous. Pour certains un ami est aussi un copain, d’autres font la nuance. Il est donc capital de revenir sur chaque mot pouvant porter à confusion, pour enfin pouvoir développer des arguments. Ayant conscience de la problématique, de l’enjeu, ainsi que des notions clés, l’élève pourra alors plus confortablement réfléchir à ses arguments, en les appuyant sur du concret (exemples, vécu, raisonnement). Ces exigences ne doivent jamais être oubliées pour l’enseignant ni pour les élèves, au risque d’avoir des séances dénuées de sens, où la discussion n’a plus d’intérêts autres que de parler pour parler.
Enfin, on peut également se demander s’il est bien raisonnable d’induire le doute, le questionnement dans la tête de nos élèves, à l’âge même où ils se posent tant de questions et de « pourquoi ». Les jeunes enfants sont en effet en quête de réponses, le monde qui les entoure leur parait parfois bien incompréhensible et ils voient en l’adulte, d’autant plus dans le maitre, un détenteur des savoirs qui peut les rassurer. Alors pourquoi remettre toutes leurs certitudes en question, les déstabiliser ? C’est en réalité une étape importante dans la construction de l’enfant et dans son rapport au savoir. Il doit être conscient que toutes ses certitudes ne sont pas des vérités, que d’autres sont également sûrs d’eux et n’ont pourtant pas le même point du vue. Induire un conflit sociocognitif est le moyen de faire parler les enfants et de chercher ensemble une réponse. Les enfants, en tant que sujets pensants en construction ne doivent pas attendre toutes les réponses. Les citoyens de demain doivent être capables de questionnement et de réflexion critique.
Débat ou discussion ?
En fonction de l’âge des élèves, de l’objectif recherché, de nombreux dispositifs différents pourront être utilisées dans les classes. Le plus courant est le débat philosophique, mené dans la classe entre plusieurs élèves. Qui dit débat dit règles, codes du débat, décrits par exemple par la méthode Delsol. Il faut donc le différencier de la discussion à visée philosophique, ce que nous allons nous employer à faire dans cette partie.
Pour commencer, il convient de définir les termes de débat, de discussion, ainsi que celui de dialogue, que l’on peut parfois rencontrer. Dans le dictionnaire généraliste Larousse, nous pouvons donc lire les définitions suivantes :
Débat : Discussion, souvent organisée, autour d’un thème : Débat télévisé / Conflit intérieur entre des choix contradictoires : Débat de conscience.
Discussion : Conversation sur un sujet quelconque / Échange de propos, débat au cours duquel deux ou plusieurs personnes examinent une question.
Dialogue : Conversation entre deux ou plusieurs personnes sur un sujet défini ; contenu de cette conversation ; entretien, discussion.
On voit donc que la distinction entre ces trois termes n’est pas toujours très claire, le débat étant défini comme une discussion et la discussion comme un débat. Il existe pourtant, dans les pratiques philosophiques, des différences.
La discussion revêt dans notre société un aspect plus informel. On discute quotidiennement. A la différence d’une conversation, la discussion a un sujet défini au préalable. Elle a cependant également une visée argumentative, on souhaite convaincre l’autre. Le débat, lui, est « une interaction qui se donne en spectacle 9 ». Cette forme d’oralité est plus organisée que la simple discussion, moins informelle, plus codifiée. Les participants, le sujet du débat, la durée, tout est défini par avance. En effet dans le débat, ce qui est recherché est l’argumentation, on cherche à convaincre, à vaincre l’autre grâce à nos arguments. On y trouve alors une certaine forme de compétition, puisque dans le débat un parti fini généralement par dominer l’autre. On pourrait l’assimiler à une forme de « joute verbale ». On trouve également ce désir de convaincre dans la discussion, mais de manière moins « violente », moins affichée, ce n’est pas l’objectif recherché en priorité. On recherche principalement à échanger, à faire valoir le point de vue de chacun pour atteindre une forme de consensus. Les notions d’ouverture d’esprit et d’écoute sont plus présentes. Pour ce qui est du dialogue, il est différent des deux autres formes de communication définies précédemment. On recherche une réelle écoute, un échange, et il n’est donc pas question de gagner ou de perdre.
Le débat est courant à l’école : le débat interprétatif en littérature, le débat scientifique en sciences. On en retrouve plusieurs formes. Le débat et la discussion, s’ils sont philosophiques, bien que différents dans leurs définitions et leurs objectifs répondent généralement à certains codes. On trouve au sein du groupe, des rôles bien définis : un secrétaire qui rapporte ce qui est dit, un président qui distribue la parole équitablement, un reformulateur qui résume les idées principales, des participants séparés en, nous généralisons, « les pour et les contre ».
Le débat et la discussion sont donc deux formes relativement proches. On peut cependant penser que le débat est plus intéressant et pertinent au cycle 3, lorsque les élèves sont en mesure d’assumer les différents rôles. Cela est beaucoup plus compliqué à mettre en place dans les plus petites classes, ce qui n’exclut pas une mise en place progressive des différents rôles lorsque l’on avance dans la scolarité. La discussion à visée philosophique permet donc progressivement d’initier les élèves au débat démocratique tel qu’il est pratiqué à l’âge adulte.
C’est dans ce contexte que les recherches de ce mémoire s’orienteront plutôt vers un dispositif de discussion et non pas de débat. Les élèves étant très jeunes, ils ne disposeront pas de rôles et ne seront pas mis en position de confrontation, mais d’échanges verbaux. L’objectif étant celui de la discussion, à savoir écouter et prendre conscience de la multiplicité des points de vue, sans domination de l’un sur l’autre.
Et le maitre ?
Bien que la discussion à visée philosophique consiste en une interaction, un dialogue entre les élèves, le rôle du maitre reste primordial pour la réussite du projet. Il est le garant du bon fonctionnement de l’atelier, de la circulation de la parole, du respect des règles. Accompagner les élèves dans la mise en mots de leur pensée et dans le développement de leur capacité réflexive nécessite des compétences professionnelles de la part de l’enseignant.
Ce sont ces compétences professionnelles de l’enseignant qui vont permettre le bon déroulement de la séance. Il va créer le climat bienveillant dans lequel chaque élève sera en confiance pour oser s’exprimer, oser penser. L’enseignant doit sortir de son rôle traditionnel de détenteur de tous les savoirs, de sa posture magistrale de pédagogue. Il ne doit pas injecter ses propres opinions dans la discussion. Il devient alors plus un animateur, un médiateur. Au cycle 3 il peut déléguer une partie de son rôle de président de séance à un élève, mais en maternelle il reste celui qui gère la séance, il a plusieurs rôles.
Il écoute attentivement chaque élève, le laissant s’exprimer et parfois en reformulant son idée pour que les autres élèves se l’approprient. Il anime la séance en distribuant la parole équitablement afin que chacun puisse s’exprimer. Il intervient pour une régulation thématique lorsque les élèves s’éloignent trop de la question initiale, lorsque le débat n’a plus de sens. Le maitre n’est alors plus celui qui détient le pouvoir, la connaissance, mais reste celui sur qui on peut s’appuyer lorsqu’on ne trouve pas ses mots, lorsqu’on ne parvient pas à formuler son idée. Il va relancer la discussion en demandant des précisions, en faisant naitre le doute chez les élèves, en exigeant des définitions, des explications,… Il reste tout de même celui qui détient l’autorité lorsqu’il faut rappeler les règles du débat, ou simplement les règles de vie en société. L’enseignant assure également un climat d’écoute et bienveillant de par les règles de la discussion : on ne se coupe pas la parole, on s’écoute, on ne se moque jamais des autres.
Quelles compétences développer, quels objectifs ?
Au regard du socle commun.
Quel que soit l’âge des élèves, la pratique de la discussion à visée philosophique ou même du débat en classe a un objectif : développer la pensée et l’esprit critique des élèves. En effet, dans un monde où l’on déplore la perte des valeurs et des repères, dans un monde où les manipulations idéologiques, politiques, religieuses sont courantes et engendrent des conflits, il est capital de permettre aux générations futures de développer leur libre arbitre, leur humanité, de construire des outils solides pour penser, de s’approprier des valeurs. La philosophie permet cela. Contraindre les élèves à la réflexion personnelle, au débat, à écouter autrui, à prendre en compte son avis, plutôt que de les « remplir » d’une connaissance et d’un mode de pensée qui leur sont étrangers permet aux élèves de développer leur propre pensée. La finalité de notre école n’est-elle pas d’ailleurs de former de futurs citoyens responsables et éclairés ? Il nous semble qu’il n’est aujourd’hui plus possible à l’école de ne pas réfléchir. C’était déjà ce que pensait Lipman lorsqu’il écrivait que « ce qu’on apprend à l’école, ce sont des informations. Mais, ce n’est ni le jugement ne le raisonnement. Il faut aider les enfants à réfléchir, à discuter, à élaborer des jugements solides. Aucune autre matière que la philosophie ne peut le faire ». En cela, des ateliers ou séances de philosophie en classe s’inscrivent complètement dans le cadre du « socle commun de compétences et de connaissances » de 2006, principalement dans les piliers 6 et 7, qui sont les compétences « sociales et civiques » ainsi que des compétences d’ « autonomie et d’initiative ». L’école Française a pour objectif de « favoriser une participation efficace et constructive à la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa liberté en pleine conscience des droits d’autrui, de refuser la violence ». En cela elle aspire à former les futurs citoyens, préparés pour vivre en société. Pour faire de nos élèves des « acteurs responsables de notre démocratie », qu’ils soient « autonomes, c’est-à-dire capables de juger par eux-mêmes, [de] transposer les savoirs du domaine scolaire à des situations différentes » il faut leur apprendre à penser par eux-mêmes, à se poser des questions, et ce dès le plus jeune âge. En cela, la discussion à visée philosophique ne constitue pas une discipline en tant que telle mais est complètement transdisciplinaire, au service de multiples savoirs.
Si l’on se réfère au socle commun de connaissances, de compétences et de culture qui sera en vigueur à la rentrée prochaine on voit que les ateliers philosophiques sont toujours en accord avec les attentes officielles puisque grâce à eux, l’élève « parle, communique, argumente à l’oral de façon claire et organisée, […] il écoute et prend en compte ses interlocuteurs ». Il est également rappelé dans ce nouveau socle le devoir de l’école de permettre aux élèves de juger et agir par eux-mêmes. Il y est aussi inscrit que l’élève « fonde et défend ses jugements en s’appuyant sur sa réflexion et sur sa maîtrise de l’argumentation. Il comprend les choix moraux que chacun fait dans sa vie ; il peut discuter de ces choix ainsi que de quelques grands problèmes éthiques liés notamment aux évolutions sociales, scientifiques ou techniques. »
Nous voyons donc que cet objectif d’émancipation de la pensée est l’objectif prioritaire de tout enseignant qui veut pratiquer la philosophie dans sa classe, quel qu’en soit le niveau. Mais ce n’est pas le seul. D’autres compétences, savoirs, savoir-être et savoir-faire vont être travaillés grâce à la discussion à visée philosophique.
Pour la construction personnelle et identitaire de l’élève.
Nous avons vu en quoi pratiquer la philosophie en classe permet la formation du citoyen, le développement de l’esprit critique et du jugement, la lutte contre les préjugés et les stéréotypes. En cela, on peut considérer que l’on aide les élèves à se construire. Cependant, ce n’est pas le seul aspect de la construction d’identité qu’il faut prendre en compte. En effet, le principe même de la discussion et du débat consiste en un échange, une confrontation parfois, mais surtout une écoute et une compréhension de l’autre, de son point de vue, de sa personne. Les élèves vont donc se placer en tant que participant à part entière dans un tel dispositif, et échanger avec leurs semblables. Par ce travail de communication, l’enfant va être considéré dans son individualité propre par les autres et par le maitre. Il est placé en position d’interlocuteur, reconnu par ses pairs. Il n’est plus seulement « un élèves parmi le reste du groupe ». Il est un individu à part entière, avec sa propre pensée, qui pourra être différente de celle des autres mais qui sera prise en compte. L’enfant va également devoir trouver sa propre réponse, sont point de vue personnel, étant donné qu’il n’y a pas de « bonne » ou de « mauvaise réponse », ni de réponse attendue par le maitre. La discussion philosophique permet de réellement investir l’élève dans ses apprentissages, de le rendre responsable. L’élève voit donc son estime de lui-même renforcée, il prend confiance en lui à mesure qu’il participe au débat.
Un autre aspect de ce travail est qu’il va ouvrir l’élève aux autres. De par la discussion et les divergences d’opinions, l’élève prend conscience que tout le monde ne pense pas nécessairement pareil, et surtout pas comme lui. Chacun a le droit de s’exprimer et de ne pas être d’accord. Cet apprentissage est à la fois capital et complexe en maternelle, à un âge où les enfants sont encore très autocentrés. Mais c’est par ces différences que l’élève doit comprendre ce qui le rapproche des autres ; nous sommes tous des êtres humains, des sujets pensants, nous n’avons pas forcément les même idées mais ces questions interrogent tout le monde, elles sont universelles.
Pour répondre aux attendus du programme officiel.
Bien que nous ayons vu la dimension transdisciplinaire d’un dispositif de discussion philosophique en classe, ce projet est porteur de savoirs au regard des programmes officiels. En fonction des cycles, les thèmes abordés vont être différents, toujours en restant au plus près des préoccupations des élèves, de ce qui les questionne. Les modalités des séances vont également varier. Il parait évident que des élèves de 4 ou 5 ans ne peuvent pas participer à un débat, du moins si l’on tient compte des règles strictes du débat. En revanche, ce mode de communication pourra être utilisé au cycle 3, avec des élèves plus matures. Certains concepts vont évoluer avec l’âge, d’autres vont nécessiter une maturité intellectuelle plus avancée pour pouvoir être abordés. Quel que soit l’âge des élèves il est cependant nécessaire que ces ateliers philosophiques aient une régularité dans l’année, qu’ils soient mis en place de manière progressive pour pouvoir développer les compétences des élèves.
Que disent les programmes de cycle 1 ?
En maternelle, la réflexion et le questionnement des élèves sont des objectifs fondamentaux mais le dispositif va également servir aux apprentissages de la vie en collectivité, au respect des règles de la parole dans un groupe, à l’écoute des autres. Au cycle 1, le travail de construction d’une pensée réflexive est indissociable du travail langagier. Qui dit discussion dit langage. Le langage va permettre d’exprimer sa pensée, mais la réflexion va également être un support pour travailler le langage. Il est donc difficile de dire lequel des deux va servir l’autre, puisqu’ils sont tous deux nécessaires et vont s’enrichir mutuellement. On ne peut pas penser sans utiliser de mots. On peut cependant s’aider grâce aux mots des autres. En effet, pour être capable d’argumentation, pour donner son point de vue, il faudra être capable d’utiliser le langage, et pas n’importe lequel. Il s’agira d’être précis dans le vocabulaire utilisé, dans la construction de ses phrases afin d’être compris. Cela va également permettre de travailler les connecteurs logiques, les repères temporels afin de marquer la progressivité des idées. Toutes ces compétences langagières ne sont pas encore solides en maternelle, ce qui rend la discussion plus compliquée. Compliquée mais pas impossible. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de mener cette expérimentation dans ma classe de moyenne section. En effet, le langage est au cœur de tous les apprentissages, il est travaillé tout au long de l’année.
Projections possibles pour les cycles 2 et 3
En adéquation avec les programmes de 2016, la pratique de la philosophie aux cycles 2 et 3 va également servir le vivre ensemble et la formation du citoyen, à travers la discipline « enseignement moral et civique ».
Au cycle 2, les élèves sont invités à dire pour être entendus et compris, ainsi qu’à participer à des échanges dans des situations diversifiées. L’objectif en fin de cycle est que les élèves soient capables de participer avec pertinence à un échange (questionner, répondre à une interpellation, exprimer un accord ou un désaccord, apporter un complément…). En cela, le débat ou la discussion peuvent être utilisés puisque pour atteindre les objectifs fixés, les programmes proposent une « prise en charge de rôles bien identifiés dans les interactions, notamment les débats ». Il est d’ailleurs précisé dans ces nouveaux programmes que le langage oral est en lien direct avec les discussions à visées philosophiques et donc l’enseignement moral et civique.
Au cycle 3, les élèves doivent être capables de parler en tenant compte de leur auditoire pour partager un point de vue, de participer à des échanges en prenant en compte la parole des différents interlocuteurs dans un débat, ce qui permet la pratique de débats avec des rôles identifiés. Là encore, un lien est fait entre la pratique du langage oral et l’enseignement moral et civique.
Aux cycles 2 et 3, les discussions à visée philosophiques auront plutôt tendance à servir ce domaine d’enseignement moral et civique. En effet, bien que des questions telles que l’amitié, la haine, la différence, puissent être abordées, c’est surtout au service du partage des valeurs de la république que vont se penser les séances d’échanges. On va pouvoir questionner les élèves sur ce qu’est la fraternité, sur ce que signifie être libre, la liberté ayant paradoxalement des limites pour respecter les libertés de chacun. Il est cependant rappelé que la finalité n’est en aucun l’inculcation d’un dogme, mais au contraire l’acquisition d’une culture civique commune et d’un esprit critique. Dans ces nouveaux programmes, il est enfin clairement spécifié que la discussion à visée philosophique est une des modalités permettant le travail langagier et d’enseignement moral et civique, preuve qu’il s’agit réellement d’un exercice en adéquation avec les attentes de l’institution aujourd’hui.
On peut donc imaginer, en projection pour une pratique future dans un de ces deux cycles, de poursuivre le travail de discussion à visée philosophique mais avec cette fois un objectif plus centré sur la formation du citoyen. L’objectif est alors de transmettre des valeurs, mais surtout de permettre aux élèves de comprendre ces valeurs pour pouvoir se les approprier et les faire partager à leur tour.
Pourquoi utiliser la littérature de jeunesse ?
Compétences de littérature
Depuis plusieurs années la littérature de jeunesse s’est considérablement enrichie tant du point de vue de ses contenus que de sa diversité. Beaucoup d’auteurs aujourd’hui n’écrivent plus simplement pour raconter une histoire mais surtout pour questionner les enfants, aborder avec eux un thème compliqué à comprendre à leur âge, tel que la mort, la différence, la solitude. Il y a donc une réelle richesse à exploiter en classe. Beaucoup d’ouvrages sont écrits dans une visée volontairement philosophique, permettant d’aborder un thème, de questionner, pour ensuite amener la réflexion. Il existe au service des enseignants des mallettes pédagogiques philosophie et littérature ou encore des collections spécialement écrites dans le but de servir de support à la philosophie.
Il faut tout de même noter que la littérature et la philosophie sont deux disciplines distinctes. Ainsi, il faut être vigilant à ce que la séance en classe ne se réduise pas à une séance de littérature, avec des questions de compréhension/interprétation, mais que le débat se situe réellement dans le champ de la réflexion, au-delà du livre lu. Un des enjeux de la pratique philosophique en classe grâce à ces ouvrages est de réconcilier littérature, plaisir de lire avec la philosophie et la réflexion, trop souvent séparées dans le schéma « classique » (les textes philosophiques ne sont alors étudiés que pour leur message et non pas pour leur richesse littéraire). Cependant, la compréhension de l’album est nécessaire pour que l’élève puisse s’identifier au personnage, c’est-à-dire à entrer dans le récit. On parle alors de participation psycho-affective, puisque c’est l’affect, le ressenti émotionnel qui fait que l’élève va aimer ou non, adhérer ou non à l’histoire. Il vit des émotions par procuration, il compatit avec le protagoniste. Une fois ce travail d’identification fait, il faut que l’élève se mette à distance du récit pour réinvestir son questionnement dans un cadre plus général, en dehors du livre. Ces compétences de lecture littéraire sont nécessaires pour que l’élève puisse ensuite partir de l’album pour étayer sa réflexion philosophique. Pour Edwige Chirouter, la littérature « dispose d’une fonction référentielle qui nous renvoie à notre expérience du réel et qui peut même nous dévoiler des dimensions insoupçonnées de la réalité10 ».
Il apparait donc nécessaire et préalablement à toute mise en place d’un tel dispositif de choisir avec une grande attention les albums, poèmes et autres ouvrages qui vont servir de support aux apprentissages. Les textes se doivent d’être riches. Il est également intéressant de ne pas donner de réponse claire et définitive à la question pour ne pas éliminer toute discussion entre les élèves. La littérature est le point de départ, l’élément déclencheur qui va pousser les élèves à se poser des questions. La discussion vient ensuite confronter les points de vue et tenter de trouver des réponses. On pourrait ensuite faire une mise en réseau sur une base thématique afin de pouvoir confronter plusieurs visions du monde, plusieurs points de vue autour d’une même question, d’élargir ou d’approfondir un questionnement.
Point de vue psychologique
Cette mise en réseau est même nécessaire aux élèves. En effet, de par leur âge ils ne sont pas forcément armés pour le monde qui les entoure. Pouvoir s’appuyer sur une histoire, sur des personnages est important. C’est à travers ces différentes visions que les élèves vont se forger leur propre opinion, ils vont aller y puiser des arguments pour se les réapproprier. De jeunes élèves ont une courte expérience du monde, il faut les aider à s’émanciper de leur point de vue personnel parfois limité. Il faut donc leur proposer un maximum de références pour étayer leur réflexion. Utiliser la littérature de jeunesse pour faire parler et réfléchir les élèves est essentiel car elle leur permet de se mettre à distance de la question posée, d’être plus objectif. Les enfants, surtout les plus jeunes, ont du mal à sortir de la subjectivité, de ne pas rapporter la discussion à leur propre vécu. Sur des thèmes comme l’amour, l’amitié, la solitude, les élèves même les plus jeunes ont parfois une expérience et donc une opinion. Le risque lors du débat philosophique est donc que les sujets touchent trop personnellement les enfants, qu’ils fassent part de leurs expériences privées, qu’il n’y ait pas de distanciation et donc pas de discussion possible. Le débat philosophique en classe ne doit pas être le jugement d’une personne, d’un fait ou d’une opinion.
Les textes philosophiques sont utilisés dans tous les enseignements de la philosophie, des plus petites classes jusqu’aux études supérieures. Pour les apprentis-philosophes adultes, ils permettent d’illustrer la pensée d’un auteur, ils donnent de la matière pour savoir « quoi penser », puisque la philosophie telle qu’elle est pratiquée au lycée part forcément de textes qui seront analysés. A l’école 17 primaire, les textes ont un rôle différent. L’usage de la littérature de jeunesse pour appuyer la pratique de la philosophie a commencé avec les recherches de Lipman. Il a en effet proposé à l’époque sept romans, adaptés à l’âge des lecteurs. Ces romans présentent des histoires mettant en scène des enfants, tous différents, auxquels les lecteurs pouvaient s’identifier. La force de ces personnages est que « tous les héros, dans leur diversité, sont en quête du sens de quelque chose »11. Ils vont donc pousser les lecteurs à chercher du sens dans la lecture, et chercher du sens dans les questions posées par le roman.
On voit donc qu’il est primordial que les albums ou les romans utilisés pour pratiquer la philosophie en classe soient mûrement réfléchis. Ils ne doivent pas être choisis à la légère. Ils doivent parler aux enfants, être signifiants pour eux d’un vécu, d’une expérience, d’un questionnement propre à leur classe d’âge. La littérature qui donne des réponses provenant d’un adulte savant, qui dicte la manière de penser serait donc inappropriée et inefficace. L’album doit être un support pour faire émerger la pensée de l’enfant, lui donner des pistes, en le questionnant, le troublant, le provocant, afin que le jeune penseur se retrouve obligé de remettre ses certitudes ou ses croyances en question.
Du côté de l’enseignant.
Nous venons de voir quelles ont été les évolutions au niveau des interactions langagières des élèves durant la séquence. Il faut maintenant nous pencher sur celles de l’enseignant pour voir s’il y a une corrélation entre les deux. C’est en effet le professeur des écoles qui mène la séance, qui guide les questions, qui donne la parole à chacun. Nous avons donc, de la même manière que pour les élèves, analysé chacune de ses prises de parole que nous avons regroupées dans un tableau synthétique. Il a, là aussi, fallu déterminer des fonctions pour chaque interaction, que voici ci-dessous :
– Demander des précisions, des explications : il s’agit des prises de parole où l’enseignant va pousser l’élève à détailler davantage ses propos, où il va remettre en doute ce qui est dit.
– Relancer sur une question, recentrer la discussion : les élèves ont parfois tendance à s’éloigner du sujet, l’enseignant va alors leur rappeler la question initiale ou la reformuler si elle n’est pas assez parlante.
– Valider une prise de parole : le professeur va valider ce que ses élèves disent (rappelons qu’il n’y a pas de « bonne » ou de « mauvaise » réponse donc chaque point de vue est valable) par un « oui » , un « non », « d’accord », ou encore en reformulant leurs propos.
– Interroger un élève : C’est l’enseignant qui va distribuer la parole, malgré le fait que beaucoup d’élèves réagissent spontanément aux propos de leurs camarades sans demander la parole.
– Poser une nouvelle question : quand les élèves ont fait le tour de la question, qu’ils n’y trouvent pas de réponses ou qu’ils s’éloignent, l’enseignant va poser une autre question.
– Donner une consigne : il s’agit là des changements d’activité (nous allons passer au dessin …).
– Gestion de la classe : gérer le bruit, les mouvements, les comportements inadaptés des élèves. Chaque intervention de l’enseignant est donc consignée dans le tableau qui va suivre. Comme pour le tableau précédent, ne sont prises en compte que les interactions à partir du moment où la discussion démarre véritablement. On ne tiendra donc pas compte des paroles permettant de lancer l’activité ou encore celles concernant la lecture de l’album.
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Table des matières
INTRODUCTION.
1 PARTIE 1 : CADRE THEORIQUE
1.1 EST-ON CAPABLE DE PHILOSOPHER A L’ECOLE ? DES LA MATERNELLE?
1.1.1 Qu’est-ce que la philosophie à l’école ?
1.1.2 Faire penser les élèves avec la philosophie dès les plus petites classes : des opinions divergentes, « des pour et des contre ».
1.1.3 Débat ou discussion ?
1.1.4 Et le maitre ?
1.2 QUELLES COMPETENCES DEVELOPPER, QUELS OBJECTIFS ?
1.2.1 Au regard du socle commun
1.2.2 Pour la construction personnelle et identitaire de l’élève.
1.2.3 Pour répondre aux attendus du programme officiel
1.3 POURQUOI UTILISER LA LITTERATURE DE JEUNESSE ?
1.3.1 Compétences de littérature
1.3.2 Point de vue psychologique.
2 PARTIE 2 : MISE EN ŒUVRE ET RECUEIL DE DONNEES.
2.1 DE LA PHILOSOPHIE EN CLASSE DE MOYENNE SECTION ?
2.2 SEQUENCE MISE EN PLACE DANS LA CLASSE
3 PARTIE 3 : ANALYSE DE PRATIQUE.
3.1 ANALYSE DES PRISES DE PAROLE.
3.1.1 Analyse du taux de parole de chaque participant.
3.1.2 Analyse du contenu des prises de parole
3.2 BILAN SUR LA SEQUENCE.
3.2.1 Ce qui a fonctionné
3.2.2 Ce qui n’a pas fonctionné
4 CONCLUSION
5 BIBLIOGRAPHIE
6 ANNEXES
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