Fabriquer les peuples du Nord dans les films soviétiques

Fabriquer, imag(in)er, représenter les peuples autochtones du Nord à l’écran : quels enjeux ?

En travaillant sur les représentations des autochtones créées par le cinéma soviétique de fiction (films et téléfilms) et en décortiquant leur fabrication, je souhaite dessiner les contours de la vision que les cinéastes soviétiques s’en font, en accord ou non avec le programme politique révolutionnaire de l’Union soviétique, qui implique une transformation radicale de la société et prétend rompre avec les visions du passé. Les pages qui suivent se concentrent donc sur l’(les) imaginaire(s) produit(s) par les films, replacé(s) dans leur contexte historique. Le cinéma se révèle un médium particulièrement adapté à la création d’un imaginaire, puisque, dans son sens originel, le verbe « s’imaginer » signifie, rappelons-le, « s’en faire une image » .

Comment le cinéma soviétique a-t-il traité la question de ses peuples autochtones ? Au départ de cette enquête, un constat : la manière dont le cinéma hollywoodien a fait du récit de la conquête de l’Ouest et des Amérindiens l’armature de son cinéma et s’en est servi comme d’une sorte de « manuel d’histoire populaire » est bien connue. Mais qu’en est-il du cinéma soviétique ? Sur la base à la fois des films et des archives papier non-film, cette question sera étudiée ici pour la première fois de manière approfondie, au carrefour de plusieurs approches — l’analyse filmique, l’histoire culturelle du cinéma, l’histoire des représentations et l’histoire politique soviétique — afin de faire émerger un aspect méconnu du cinéma soviétique. Ce dernier étant considéré par ses créateurs comme une alternative à Hollywood, un des enjeux sera de replacer la question dans le contexte des représentations des peuples autochtones au sein d’un environnement visuel plus large, afin de mettre au jour la spécificité du regard soviétique sur l’altérité autochtone et sa construction.

Je m’attacherai à répondre à plusieurs interrogations : qu’est-ce qui est filmé ? Qui estce qui est filmé ? Quel(s) récits(s) et quel(s) personnage(s) sont filmés ? Comment sont-ils filmés ? Et surtout, qui filme qui ? Plus concrètement, et en termes cinématographiques, cela signifie : avec quels acteurs ou « non-acteurs » ? Par quels procédés cinématographiques (fictionnel ou non fictionnel) ? À quels endroits (en studio ou sur place) ? D’autre part, il convient de se demander s’il existe une parole spécifique des peuples autochtones dans les films. Si oui, que dit-elle ? Comment s’exprime-t-elle ? Et surtout, est-elle entendue ? Il s’agit de déterminer la place des peuples du Nord dans le cinéma soviétique et dans l’imaginaire qu’il a contribué à façonner ; et de voir comment cette place évolue en fonction du moment historique. Plus généralement, la manière dont le cinéma soviétique s’est emparé de la question de l’« Autre » sera interrogée. Autant de questions qui tournent autour de celle de la construction de la subjectivité et du regard.

Les « peuples du Nord » : une catégorie soviétique de l’« allogène » et de l’«indigène » 

Les peuples dont il est question ici, les « peuples autochtones peu nombreux du Nord, de Sibérie et d’Extrême-Orient [korennye malo!islennye narody Severa, Sibiri i Dal’nego Vostoka] », selon la dénomination officielle soviétique, sont plus communément nommés les « petits peuples du Nord [malye narody Severa] ». Outre le critère géographique parfois flottant , ces peuples entrent dans les cadres conceptuels utilisés pour définir les peuples autochtones au niveau mondial : 1) dans une perspective culturelle : des peuples possédant des traits socioculturels spécifiques ; 2) dans une perspective structuraliste : en fonction de leur position au sein de la structure sociale du pays dans lequel ils vivent, des peuples dans une position subalterne sur le plan économique, politique ou culturel ; 3) dans une perspective historique : des peuples qui habitaient le pays, ou une région du pays, à l’époque de la conquête ou de la colonisation. Ajoutons à cette définition 4) une perspective politique : caractérisés par une dimension a-nationale, les peuples autochtones « cherchent à définir une souveraineté qui n’est pas celle de l’État, mais une manière d’être au monde qui relie par des connexions diverses, politiques ou ontologiques ces 6 % de la population mondiale».

Dans le cas soviétique, et dans les limites de cette définition, la liste des peuples du Nord, reconnus comme tels par l’URSS, regroupe 26 groupes ethniques, vivant traditionnellement de la chasse, de la pêche et de l’élevage de rennes. Dans un ordre géographique allant d’Est en Ouest, il s’agit des Saames, Khantys, Mansis, Nénètses, Énètses, Selkoupes, Nganassanes, Dolganes, Kètes, Évenkes, Évènes, Ioukaguirs, Tchouvantses, Tchouktches, Koriaks, Itelmènes, Iuits, Aléoutes, Nivkhes, Néguidales, Nanaïs, Oultches, Orotches, Oroks, Oudégués et Tofalars. Il faut signaler d’emblée que cette liste n’est pas rigide et a connu des modifications en fonction des fluctuations politiques soviétiques. Par exemple, les Dolganes ont un temps disparu des statistiques ethniques (ils sont absents des recensement de 1939 et 1959 où ils sont « fusionnés » avec les Iakoutes) avant d’être réintégrés. De la même manière, certains peuples ont tout simplement été « supprimés » des recensements, comme les Téléoutes en 1934 .

La liste des 26 peuples du Nord s’appuie sur les catégories géographiques qui définissent la dichotomie soviétique Est/Ouest en termes de peuples, c’est-à-dire sur les paradigmes de l’indigénéité (applicable en gros à tous les non-Russes) et de l’arriération culturelle (pour lesquels les Soviétiques ont défini des caractéristiques officielles et une liste de peuples auxquels elles s’appliquent). En plus de ces indicateurs, pour pleinement comprendre la catégorie conventionnellement nommée « petits peuples du Nord », il faut ajouter le paradigme de « peuple moribond » ou « en voie d’extinction [vymiraju »!ij] » qui leur est souvent accolé, et qui est dû directement à la faiblesse numérique de leurs représentants. Le terme officiel pour désigner ce concept en Union soviétique est en effet celui de « peuples numériquement peu nombreux [malo!islennye narody] » (c’est-à-dire qui compte moins de 50 000 représentants). Cette dénomination officielle constitue en fait un renouvellement de la catégorie impériale de « peuples allogènes [inorodcy] », supposément « purifiée » par la science soviétique par excellence : la statistique. Le terme s’impose après celui d’« indigène [tuzemec] », initialement choisi par les Bolcheviks désireux de régler la « question indigène [tuzemnyj vopros] ». Dans les pages qui suivent, pour désigner cette catégorie, les expressions « peuples du Nord» (sans le péjoratif « petits »), « peuples autochtones du Nord » ou plus simplement « autochtones » seront utilisées indifféremment.

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Table des matières

INTRODUCTION
Fabriquer, imag(in)er, représenter les peuples autochtones du Nord à l’écran : quels enjeux ?
Les « peuples du Nord » : une catégorie soviétique de l’« allogène » et de l’« indigène »
Altérité ethnique et peuples autochtones au cinéma : état des lieux historiographique
L’URSS et le paradigme de la colonialité/modernité
Sources et méthode
Comment filmer ? Filmer quoi ? Filmer qui ? Qui filme ?
CHAPITRE 1 : FILMER L’« AUTRE » EN CONTEXTE SOVIÉTIQUE
1) Les peuples autochtones du Nord sur l’écran russe et la rupture de la Révolution
A) Représenter l’« Autre » dans le cinéma des premiers temps
a) Premières bandes ethnographiques
b) La fiction et la collaboration filmique avec des autochtones
c) L’Autre sibérien : un objet de curiosité ethnographique
B) La rupture révolutionnaire
a) Première fiction sur le Nord : Le Révolutionnaire
b) La politique soviétique des nationalités et la mission de modernisation
c) Les conséquences de la rupture révolutionnaire sur la représentation cinématographique des peuples du Nord
d) L’injonction de l’ethnographie
2) Représenter les peuples du Nord selon les principes soviétiques
A) Le film comme facteur d’intégration des nationalités à l’Union soviétique
B) Les fictions soviétiques sur des peuples du Nord : des représentations à réviser
a) Tarko : une vision du passé
b) Khabou : l’accusation de vision coloniale
3) Les modèles étrangers
A) Filmer l’Autre… comme les autres ?
a) Nanouk, Chang et Moana : films modèles
b) Une méthode à reproduire
B) Entre rejet idéologique et reprise de motifs visuels
a) Des modèles « bourgeois » à dépasser
b) La scène archétypale de Nanouk
CHAPITRE 2 : « CINÉ-EXPÉDITIONS » ET « ETHNOGRAFICTIONS » SUR LES PEUPLES DU NORD
1) Les « ciné-expéditions » : adapter une forme transnationale à l’idéologie soviétique
A) Décoloniser le regard ?
a) La ciné-expédition : un regard et une pratique cinématographique coloniaux
b) La Sixième Partie du monde : contre l’exploitation spectaculaire de l’Autre et pour un monde cinématographique multiethnique
B) Les Gens de la forêt : le paradigme évolutionniste soviétique
a) Alexandre Litvinov : un « Flaherty » soviétique
b) « Dans les pas d’Arseniev » et de l’anthropologie du sauvetage
c) L’ethnographie comme voyage dans le passé : mise en scène de l’« arriération » culturelle
d) Construire le récit de l’« enjambement des millénaires » des peuples du Nord
2) Les « ethnografictions » : entre recherche de l’authenticité et mode fictionnel
A) Fabriquer l’authentique
a) Des films de fiction tournés sur place avec des autochtones
b) Tourner avec des spécialistes : les consultants et le régime de l’expertise
B) Floutage entre modes fictionnel et non fictionnel
a) Igdenbou : une « fiction documentaire »
b) Ethnografictions et kulturfilms : des images partagées
c) Réception des ethnografictions
CHAPITRE 3 : LA TECHNOLOGIE DU CINÉMA COMME PERFORMANCE DE LA MODERNITÉ : MODERNISER, « CINÉFIER » LES PEUPLES DU NORD
1) Le motif technologique
A) À travers l’épaisse forêt de l’Oussouri : le héros est derrière l’appareil de prise de vues
a) Un nouveau héros soviétique : l’explorateur à la caméra
b) Centralité de la caméra, objet technologique
B) La technologie : incarnation du progrès social
a) Le motif technologique : Nanouk ajusté au contexte soviétique
b) La technologie : incorporer les peuples du Nord au projet socialiste, incarner la « mission soviétisatrice »
2) La technologie cinématographique au service de la création d’une nation de spectateurs
A) Inventer un spectateur autochtone à l’écran
a) Intégrer les autochtones du Nord à la nation des spectateurs
b) Aller au cinéma comme voie de la modernité : l’« entrée » dans le paradigme historique
B) … et sur le terrain : la « cinéfication » des territoires du Nord
a) La cinéfication dans le Nord
b) Transformer les sociétés filmées par la magie de la technologie
c) La technologie cinématographique contre le « spectacle chamanique »
d) Une cinéfication inachevée ?
CONCLUSION

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