« Pourquoi t’es-tu intéressée à la question du handicap ? » « Qu’est-ce qui a fait que tu as travaillé sur ce sujet ? »
A ces deux questions que l’on me pose lorsque je présente mon travail, je réponds simplement : « Lorsque je me suis présentée au Centre de Sociologie de l’Innovation pour réaliser une thèse, Vololona Rabeharisoa et Michel Callon cherchaient un candidat pour travailler sur l’Association Française contre les Myopathies (AFM) ». Eux-mêmes travaillaient sur cette association depuis quelques années et avaient étudié sa politique de soutien à la recherche scientifique et clinique. Durant cette première partie de leur travail, ils avaient montré comment l’AFM avait progressivement construit un modèle original basé sur la production concertée de connaissances et de pratiques entre les spécialistes et les patients (Rabeharisoa et Callon, 1999). Ils voulaient continuer ce travail sur l’histoire de l’AFM et s’interroger sur les dispositifs mis en place par celle-ci pour assurer durablement l’apprentissage collectif entre les patients, les chercheurs et les cliniciens. Un des enjeux était de montrer comment, à travers le mouvement associatif, se créent et se coordonnent de nouvelles identités sociales, notamment celles des malades, ainsi que de nouveaux rôles et de nouvelles compétences professionnelles. Mon travail rentrerait dans ce cadre et participerait à l’analyse des trajectoires des malades et des dispositifs mis en place par l’Association. Le point d’entrée pour ma recherche serait les dispositifs d’aide, techniques ou/et humains, mis en place par l’Association pour aider les malades dans leur vie quotidienne. A la question portant sur mon intérêt, je ne peux répondre que par la description d’un début de parcours. Or, celui qui pose la question attend que je justifie mon travail par un intérêt et un engagement préalables. Tout se passe comme si, pour travailler sur le handicap, il fallait d’une quelconque manière, être déjà concerné par ce sujet, voire même être impliqué dans ce domaine. Etudier la question du handicap nécessite de se justifier et cette justification passe souvent par une proximité avec des personnes handicapées. Tel n’est pas mon cas. Ni l’un de mes proches, ni moi-même, ne sommes handicapés. Je n’avais, au préalable, aucun intérêt dans la question du handicap : je n’étais pas impliquée. Mais faute d’un intérêt ou d’une proximité avec le handicap, la question se fait plus pressante, car elle n’est plus seulement la question de la justification (pourquoi) mais celle de la légitimité (de quel droit ? et pour quoi ?). L’enjeu est de savoir comment, en tant que « valide-non concernée-par-le-handicap », je peux acquérir une légitimité qui me permette de parler, d’écrire, d’être écoutée.
Me définir comme « valide-non-concernée-par-le-handicap » tout en ayant passé quatre ans à rencontrer des personnes handicapées et à travailler sur le handicap me place devant une difficulté qui pourrait se transformer en une impasse politique. Affirmer une identité de valide ne peut pas permettre de légitimer ma recherche, car l’opposition « handicapé » / « valide », comme l’opposition « homme » / « femme » ou « hétérosexuel » / « homosexuel », n’est pas symétrique; elle oppose deux termes de nature et de forme différentes; elle met face à face un terme non-marqué (valide) et un terme marqué (handicapé). Voici comment D. Halperin (Halperin, 2000) explique cette asymétrie à propos de l’homosexualité :
Citation 0.0.1.
De la même manière que le binarisme homme/femme est une production sexiste, le binarisme hétérosexuel/homosexuel est une production homophobe. Dans les deux cas, il y a deux termes, le premier étant non marqué, non problématisé – il désigne la catégorie à laquelle chacun est censé appartenir (à moins d’être spécifiquement marqué comme différent); le second est fortement marqué et problématisé – il désigne alors une catégorie de personnes que quelque chose distingue des gens normaux, de ceux qui ne sont pas définis par leur différence. Le terme marqué n’a donc pas pour fonction de désigner une classe réelle de personnes, mais de délimiter et de définir – par négation et opposition – le terme non marqué. p. 59. (Halperin, 2000) .
On peut sans grande difficulté transposer cette citation à l’opposition valide/handicapé. « Valide » est le terme non-marqué et non problématisé, et « handicapé » le terme marqué et problématisé. Aucun chercheur ne s’est jamais posé la question de savoir ce que signifiait être « valide », alors qu’il existe une multitude d’études sur le handicap, sur sa signification sociale, individuelle, symbolique, psychologique, etc… La validité est la catégorie naturelle et normale, le handicap est la catégorie de ceux qui ne sont pas valides, de ceux qu’une caractéristique différencie des normaux. En s’interrogeant sur le second, le handicap, on définit le premier, la validité; en s’interrogeant sur la différence, on renforce le même, sans cependant mettre ce même en question et en lui donnant le statut de norme. Se définir comme « valide-non-concerné-par-le-handicap » et s’intéresser au handicap, c’est risquer de produire une asymétrie entre « le valide » et « l’handicapé », parce que l’on situe celui qui n’est pas comme soi dans la position d’anormal.
Le dispositif technique : Fabrication de la singularité
Citation 1.0.1.
Les hommes et les femmes qui ont fourni les données nécessaires à cette recherche sont atteints d’une paralysie corporelle profonde et permanente. Une paralysie importante du corps représente une épreuve pour le « soi incarné » dans la mesure où un corps blessé perturbe le soi. Cette étude explore l’impact d’une déficience majeure sur « l’incarnation » (« embodiment »), et le processus de « réincarnation » (« re embodiment ») rendu nécessaire suite à un accident ou à une maladie. « Incarnation » (« embodiment ») réfère, selon Merleau-Ponty (1962), au fait que la perception est toujours réalisée à partir d’un point de vue, c’est-à-dire le corps. Un « soi » ne peut pas être un acteur désincarné. « Remaking the body » (« Refaire le corps ») analyse comment les personnes reconstituent leur « soi corporel » suite à une modification personnelle. Le mot « corps » (« body ») dans ce livre, est utilisé indifféremment du mot « incarnation » (« embodiment »). (p. xiii) Ma traduction , (Seymour, 1998) .
Dans son livre « Remaking the body. Rehabilitation and change », Wendy Seymour analyse, à travers l’histoire de 24 personnes handicapées (paraplégiques) suite à un accident ou à une maladie, le processus de reconstruction du corps enclenché par ce choc corporel. Partant de l’idée, venant de la phénoménologie, selon laquelle le « moi » est toujours un « moi incarné », elle s’interroge sur l’impact du handicap sur ce « moi incarné ». La maladie ou l’accident, en modifiant le corps, modifie et dérange le soi; il transforme la manière dont l’individu est « une conscience incarnée » c’est-à-dire la manière dont il est et a un corps. Suite à cette désintégration de son moi incarné, l’individu doit s’engager dans un processus de reconstruction ou de « réarrangement » de son corps et de reconstitution d’un « soi incarné ». Wendy Seymour déploie ce processus et montre que ce processus de reconstruction du corps est aussi un processus de reconstruction du monde. Par ailleurs, si ce processus de reconstruction du corps est rendu particulièrement visible chez des personnes touchées par une maladie ou un accident, nous sommes tous engagés, quotidiennement, dans ce processus. En tant qu’acteurs sociaux incarnés, nous sommes constamment impliqués dans des pratiques corporelles à travers lesquelles nous produisons et reproduisons notre corps, notre « moi corporel ou incarné »; cette pratique constante, Wendy Seymour, lui donne le nom de « rehabilitation ». La citation suivante résume la démarche de Wendy Seymour :
Citation 1.0.2.
Le travail du corps est la principale activité quotidienne, et, en tant qu’agents incarnés, nous employons activement notre corps pour créer ou transformer la manière dont nous « sommes un corps » dans un monde social. Avoir et être un corps constitue le centre de toutes les activités de création de soi et de construction du monde. Tandis que nous sommes engagés dans la tâche constante de réincarnation à travers notre vie, nous somme, en fait, engagés dans la « rééducation » (« réhabilitation ») quotidienne. (p. 177). Ma traduction, (Seymour, 1998) .
La question que j’explore dans ce chapitre est à la fois similaire et différente de celle posée par Wendy Seymour. Similaire, parce que comme elle, mon objectif est de déployer le processus de construction du « soi incarné » et de montrer que ce processus est simultanément construction du « soi incarné » et du « monde ». Comme Wendy Seymour, mon objectif est d’analyser l’incarnation (l’embodiment) comme un processus. Le corps n’est pas une réalité stable et définie, mais est constamment en train de se définir et de se transformer, en train d’être défini et d’être transformé à travers des pratiques quotidiennes. Cependant, je n’analyserai pas cette question du même point de vue que Wendy Seymour.
Le point d’entrée et le fil conducteur de l’analyse de Wendy Seymour est la notion de « soi incarné » (de conscience corporelle). Wendy Seymour revendique l’ancrage de sa pensée dans celle de Merleau-Ponty. Pour comprendre la pensée du corps chez Merleau-Ponty , il faut tenir trois énoncés. Premièrement, le corps est inséparable de mon expérience, de l’expérience que j’en fais : un corps en train de se mouvoir ou de se reposer, de toucher ou de voir… un corps en train de prendre une attitude qui oriente et colore ma présence dans le monde. Deuxièmement, le corps est le pivot du monde : il est ouverture au monde. La perception révèle une communion entre le corps et le monde; à travers la perception, le corps manifeste quelque chose du monde. Enfin, le corps est expression primordiale : il est ce qui donne sens au monde dans la mesure où il introduit une distance entre le « touchant » et le « touché » . Chez Merleau-Ponty, le corps est sujet, il est une conscience incarnée. Chez Wendy Seymour, le soi incarné se scinde en deux : d’une part le corps, d’autre part le sujet (le soi), car le « soi incarné » est saisi à travers la notion d’image de soi.
|
Table des matières
Introduction Générale
1ère Partie. Le dispositif technique : Fabrication de la singularité
Introduction de la 1ère partie
Chapitre 1. L’ouverture de la singularité
Introduction
1.1. L’ouverture de la singularité par les acteurs et le regard de l’observateur
1.1.1. Séjour dans les Services Régionaux d’Aide et d’Information (SRAI)
1.1.2. Séjour dans un centre d’essais de fauteuils roulants
1.1.3. Tournée avec un revendeur de matériel
1.1.4. Début d’enquête chez un industriel
1.1.5. Le fauteuil roulant : histoire d’une rencontre
1.2. L’action de la maladie sur la singularité et le collectif
1.2.1. La maladie comme rétraction de la singularité
1.2.2. L’action de la maladie sur le collectif
1.3. Vers la fermeture de la singularité : le dispositif d’aide comme technique du corps
Chapitre 2. Une anthropologie de l’ajustement
Introduction
2.1. La fabrication de la singularité
2.1.1. Transformation de la matérialité / Ajustement matériel
2.1.1.1. Epreuve pour la singularité : mise en cause des liens entre le corps et le fauteuil
2.1.1.2. Transformation de la matérialité : fabrication d’une matérialité commune
2.1.1.3. Formation d’une matérialité rigide / Formation d’une matérialité souple
2.1.1.4. Le fauteuil comme technique du corps
2.1.2. Transformation du monde / Ajustement émotionnel
2.1.2.1. Emergence d’une action et attribution de cette action à la singularité
2.1.2.2. Emergence de la créativité
2.1.2.3. Ouverture au monde
2.2. La fabrication du collectif et du monde
2.2.1. Le dispositif comme dispositif collectif d’aide
2.2.2. Le dispositif comme fabrication d’un monde
2.3. La prothèse
2.3.1. Définition de la prothèse
2.3.2. Prothèse et articulation
Conclusion de la 1ère partie
2ème Partie. Le dispositif discursif : Emergence de la personne
Introduction de la 2ème partie
Chapitre 3. Le statut du discours dans le champ du handicap
Introduction : « Voulez-vous bien être politiquement correct ? »
3.1. Les modèles discursifs du handicap
3.1.1. Mise en tension des modèles selon un axe « individu – société »
3.1.2. Les modèles individuels
3.1.3. Les modèles sociaux
3.2. Le statut du discours dans le champ du handicap
3.2.1. Le modèle des Disability Studies, un modèle radical
3.2.2. le discours sur le handicap : un discours politique
3.2.2.1. Quand dire, c’est faire / agir
3.2.2.2. Quand dire c’est définir un collectif et identifier
3.3. Le maniement du discours : une situation éthique
Chapitre 4. « Vaincre Les Myopathies » (VLM) : Ouverture d’un espace de justification
Introduction
4.1. « Vaincre Les Myopathies », une re-présentation de l’AFM
4.2. Choix de la méthode
4.2.1. La méthode Evalog© : méthode des mots associés
4.2.2. La méthode RéseauLu©
4.3. L’ouverture d’un espace de justification
4.3.1. Préparation des données et constitution d’une base de données relationnelle
4.3.1.1. Saisie des données : encodage
4.3.1.2. Précodage des données : définition de catégories
4.3.1.3. Constitution d’un échantillon de textes
4.3.2. Un espace de justification et un discours
4.3.2.1. Une carte spatiale
Analyses sur les titres
Analyses sur les textes
Cartographie du contenu de VLM
4.3.2.2. Une ligne temporelle
Importance des catégories les unes par rapport aux autres
Variation de l’importance des catégories au cours du temps
Chapitre 5. Le discours développé dans VLM : un discours prosthétique
Introduction
5.1. Un Discours politique et éthique
5.1.2. Qui parle dans VLM ?
5.1.3. L’éditorial : mise en mouvement des acteurs
5.2. L’évolution du discours de l’AFM
5.2.1. Périodisation
5.2.2. Description des différents modèles mobilisés par l’AFM au cours de son histoire
5.2.2.1. 1983-1987. « Lutter contre » : une maladie oubliée, la myopathie L’AFM se situe dans le champ de la maladie De la maladie à l’action sociale
5.2.2.2. 1988-1994. Vivre avec : constitution d’une politique
médico-sociale autour de trois axes
Articulation de la recherche, du médical et du social
Organisation du domaine médico-social autour de trois axes
5.2.2.3. 1995-1999 : Vers le médicament et la citoyenneté
5.3. Un discours prosthétique
Conclusion de la 2ème partie
3ème Partie. Le dispositif institutionnel
L’institution de la personne
Introduction de la 3ème Partie
Chapitre 6. Normalisation et institution
Introduction
6.1. Accéder aux per-sonnes
6.1.1. Le projet Gâte Argent
6.1.2. L’établissement La Forêt
6.1.3. Centre de Rééducation et de Réadaptation pour Adultes de Coubert
6.2. Handicap, norme et institution
6.3. Le processus de normalisation
6.3.1. Les présupposés de l’analyse classique de la normalisation : la normalisation comme réduction de la différence
6.3.2. Une nouvelle interprétation de la normalisation : la normalisation comme fabrication de la différence
6.3.2.1. La réadaptation : éclatement des normes
6.3.2.2. L’interaction comme production d’une norme
6.3.2.3. Instituer les différences et les insérer dans le social
6.4. Les cadres institutionnels de l’interaction
6.4.1. L’établissement La Forêt
6.4.1.1. Vivre en collectivité
6.4.2.2. Un lieu de vie et de soin
6.4.2. L’habitat-services Gâte Argent
6.5. L’institution de la personne : un processus ambivalent
Conclusion Générale
Télécharger le rapport complet