Explorer la frontière : folie et genre(s) dans la littérature anglophone contemporaine

 » [T]o know the boundaries, is the essence of sanity. (Ian McEwan, Saturday, 4)  » .

Cette maxime cartésienne du neurochirurgien Henry Perowne, l’un des plus fervents rationalistes nés sous la plume du romancier Ian McEwan, définit la raison comme exercice de circonscription ; la folie s’y dessine a contrario et en filigrane comme expérience de (con)fusion et/ou de transgression. À un vécu hors-limites semble donc s’opposer une volonté de délimitation caractéristique du fonctionnement même de la pensée humaine qui, sinon catégorique, est toujours catégorisante . Cette fièvre classificatoire, « vertige taxinomique » décrit en 1985 par Georges Perec dans Penser/Classer (2003 : 159), dresse systématiquement entre toute catégorie et la suivante une frontière. Selon Perowne, la limite est consubstantielle à la raison ; la folie résiderait donc dans l’oubli, l’omission ou l’outrepassement de cette limite.

Il n’est pas anodin que dans chacune des œuvres constituant notre corpus, l’irruption de la folie dans le quotidien des protagonistes se manifeste par un double mouvement de marquage et de passage, de tracé et de traversée d’une frontière, spatiale et/ou symbolique. L’invention ou l’investissement d’ « espaces autres » selon la terminologie foucaldienne , soit des stratégies de spatialisation subversives, semblent ainsi caractériser selon des modalités différentes et à des degrés divers The Lagoon and Other Stories (1951) et Faces in the Water (1961), de Janet Frame ; The Quantity Theory of Insanity (1991), de Will Self ; Monkey’s Uncle (1994), de Jenny Diski ; Enduring Love (1997), d’Ian McEwan ; 4.48 Psychosis (2000), de Sarah Kane ; et The Wonderful World of Dissocia (2004), d’Anthony Neilson. La folie semble souvent se déployer dans ces nouvelles, romans et pièces de théâtre « sur la frontière » (« on the boundary », Kane 4.48 12), dont nous proposerons plus tard dans cette introduction une présentation plus détaillée ; les textes explorent et exploitent ainsi un état de liminalité qui allie critique et création, contestant et redessinant à la fois les frontières (im)posées par la rationalité, poussant à repenser les catégories établies – en particulier celles du genre, sexué comme littéraire. Avant même de faire trembler les fondations de notre raisonnement, cependant, ces écritures « sur la frontière » illustrent le mouvement croissant, dans les dernières décennies, de spatialisation de la pensée humaine.

La pulsion de délimitation inhérente à nos processus cognitifs inscrit dans la conception contemporaine de la rationalité le « spatial turn » (ou « tournant spatial ») annoncé par certains critiques dès la fin des années 1960, puis consacré dans les sciences humaines et sociales à partir des années 1980. D’une part, ce tournant fait de l’espace la matrice conceptuelle qui soustend la plupart des théories de notre époque, ainsi décrite en 1967 par Michel Foucault :

L’époque actuelle serait plutôt l’époque de l’espace. Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps, que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau. (2004 : 12) .

D’autre part, la revalorisation de l’espace entraîne sa re-conceptualisation : la spatialité ayant pris le pas sur la temporalité dans le champ scientifique au fil du XXe siècle , il convient d’en renouveler l’analyse, qui évolue à partir de la division établie par Henri Lefebvre dans La Production de l’espace (1974). Selon ce qu’il nomme la triplicité perçu-conçu-vécu, Lefebvre propose de distinguer et de faire dialoguer trois axes : la pratique spatiale (donc perçue) d’une société ; les représentations de l’espace par les savants, les planificateurs et les technocrates (soit l’espace conçu) ; et les espaces de représentation des habitants et de certains artistes, écrivains et philosophes qui le décrivent, c’est-à-dire l’espace vécu (1974 : 49) . L’irruption du perçu et du vécu dans le strict conçu de la géographie traditionnelle définit l’émergence comme l’ambition de la géographie culturelle, ainsi présentée par Christine Baron :

L’objet privilégié de la géographie semble donc de moins en moins le ‘geos’, la terre, que la manière qu’ont les hommes, au cours de leur histoire, de la transformer, de l’investir, de l’interpréter ; tel est, du moins, le postulat de la géographie culturelle depuis les travaux de Paul Claval. (Baron 2011, en ligne) .

Le tournant spatial initié par les travaux en géographie culturelle consacre ainsi l’abandon d’une conception statique, absolue, au profit d’une conception dynamique et discursive de l’espace, qui n’est plus une donnée préexistante à l’activité humaine, mais l’un de ses produits . Il s’agit dans l’étude de la spatialité de passer, selon la recommandation de Lefebvre (préfigurée par le titre de son ouvrage), « des produits à la production » (1974 : 35), s’assurant ainsi de ne jamais dissocier le concept théorique de la réalité pratique (80). Ce constructivisme des nouvelles approches spatiales problématise l’espace et met au jour les tensions qui le structurent et s’y jouent , comme le soulignent Kathryne Beebe et Angela Davis dans Space, Place and Gendered Identities: Feminist History and the Spatial Turn :

Through this more theoretical approach, both cultural geographer and others in the humanities gradually came to consider ‘space’ as somewhat removed from the old idea of a static geographical ‘place’. Space was dynamic, constructed, and contested. It was where issues of sexuality, race, class, and gender – amongst a myriad of other power/knowledge struggles – were sited, created, and fought out. (2015 : 2) .

Dans le domaine souvent polémique du genre (« gender »), qui fait partie des champs d’investigation principaux de notre étude, les pratiques de spatialisation sont placées au cœur de la réflexion . L’espace, réseau de relations, est cependant celui de toutes les rencontres et de toutes les luttes, liées notamment au genre mais également à toutes les autres facettes de la culture et de la vie humaines, comme le précisent les auteures. Or l’aspect dynamique de l’espace ainsi reconceptualisé, sa construction comme sa contestation dépendent d’un procédé fondamental de spatialisation, à savoir la délimitation, qui consiste à tracer des frontières.

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Table des matières

Introduction
1 L’époque de l’espace
2 Logiques de la frontière
3 « L’irréductible de la folie »
4 Questions de genre(s)
5 Les genres de la folie
6 Fictions subversives
7 Liminalit(t)és
Partie I. Fous à (dé)lier : chroniques/critiques de la frontière
CHAPITRE 1. Prisonniers du seuil : folie, liminalité, marginalité
1. La folie, ou le passage d’une frontière
1.A. La folie en exil
1.B. Fous et sains d’esprit
2. Murs de l’asile
2.A. Asile/prison : internement et enfermement
2.B. The angel in the (mad)house : thérapie et tyrannie
CHAPITRE 2. Camisoles nominales : folie et frontières du discours
1. Femmes folles et hommes de raison ?
1.A. « Male Minds/Female Bodies »
1.B. La folie, « maladie des femmes »
2. « Sex-typed symptoms »
2.A. Diagnostics et dualismes
2.B. Le cas de la dépression
CHAPITRE 3. « Rationalism gone berserk » : délires de la rationalité
1. La toile de la raison : raisonnement/emprisonnement
1.A. « Frameworks of prediction » : la raison classificatoire
1.B. De la case à la cage
2. Hybris de la rationalité
2.A. Lectures vertigineuses
2.B. Délires de la catégorisation
Partie II. Traverser la frontière : hétérotopologies, hétérotypologies
CHAPITRE 4. Les « espaces autres » de la folie
1. Explorations de la faille
1.A. Ouvertures
1.B. Passages
2. Mondes à l’envers, envers du monde
2.A. Immersions
2.B. Inversions
CHAPITRE 5. De l’hybridité comme loi du genre
1. Les genres de la folie
1.A. Mosaïques
1.B. Métissages
2. Folie et androgynie(s)
2.A. Troubles dans le(s) genre(s)
2.B. Hermaphrodismes
Conclusion

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