La patrimonialisation comme processus de filiation inversée
Depuis qu’elle se pose, la question patrimoniale n’a cessé d’intéresser la communauté scientifique suscitant des points de vue très différents. L’on voit ainsi apparaitre deux tendances :
– celle des spécialistes de l’objet qui élaborent les savoirs historiques. Il s’agit principalement d’historiens, historiens de l’art et archéologues, entre autres, pour les plus éloignés machine polyculturelle, insérée dans l’espace de chalandise marchande et redoublée dans l’espace des nouveaux médias par un site appelé à se transformer et à vivre quasi au jour le jour pour bien démontrer qu’il est débordant d’activités » (Ibid). Les recherches et financements se sont amplifiés à partir des années 70 comme c’est le cas actuellement avec les médias informatisés et la culture de l’écran. La plupart des écrits scientifiques à propos du patrimoine date de la période située entre 1970-1990. Certains d’entre eux manifestent d’ailleurs quelques inquiétudes quant aux conséquences négatives que pourrait avoir l’expansion de la notion – peur d’une dévalorisation ou « dénaturation » de ces objets et œuvres ancien[nes] notamment. Par exemple, Antoine de Quatremère de Quincy voyait dans le musée un lieu de perte de sens et de « véritable cimetière des arts » : « un contresens, le résultat d’un abus de pouvoir, une sorte de viol de la réalité, Antoine Quatremère de Quincy, Aloïs Riegl (op.cit.) ou parmi les plus actuels Françoise Choay (Choay, 1999 [1992] ; 2009), Dominique Poulot (Poulot, 1997 ; 1998 ; 2001), Edouard Pommier (Pommier, 1995) Jean-Pierre Babelon on encore André Chastel (Babelon, Chastel, 2008).
– celle d’autres scientifiques qui analysent le patrimoine comme un fait social, économique ou encore communicationnel – c’est-à-dire des chercheurs en sciences humaines (économistes, chercheurs en SIC, sociologues, etc.), par exemple, Xavier Greffe (Greffe, 2003), HenriPierre Jeudy (Jeudy, 1990), Michel Rautenberg (Rautenberg, 2003) ou encore Jean Davallon (Davallon, 2006). Jean Davallon propose d’ailleurs de différencier ces deux approches de la sorte : normatives pour les premières et fonctionnelles pour les secondes (Davallon, 2006 : 48). Bien que les points de vue disciplinaires soient fondamentaux dans l’archéologie du concept, cette étude se situe donc dans la dernière approche. À l’origine des difficultés ressenties par les uns les autres pour concevoir le patrimoine, l’auteur perçoit un amalgame des régimes de temporalité. Jean Davallon insiste ainsi dans son ouvrage sur la nécessité de dépasser une conception linéaire du temps et de la transmission du patrimoine. Non seulement, l’auteur invite à cesser de croire que les objets de patrimoine le seraient par nature, transmis en tant que tel par les hommes du passé pour nous, hommes du présent ; mais il montre aussi que le rapport traditionnel entre passé et présent, dans lequel l’un succèderait à l’autre, serait inversé au moment de la patrimonialisation. C’est ainsi que sa principale hypothèse est de faire reposer ces processus de construction de l’objet patrimonial sur une logique de « filiation inversée »11, qu’il définit comme : « une transmission qui s’opère à partir de ceux qui reçoivent et non de ceux qui donnent. » (Davallon, 2002) En effet, c’est nous qui nous positionnons comme héritiers de ces œuvres, lieux ou objets culturels et qui décidons de leur donner le statut de patrimoine, de là viendrait notre obligation de les conserver et de les transmettre aux générations futures. Vu de la sorte, le patrimoine prend un tout autre sens que celui d’héritage, comme nous le connaissons dans le domaine familial par exemple, dans lequel les biens se transmettent de génération en génération. Ces objets patrimoniaux collectifs, retirés du circuit des échanges marchands, porteraient en eux une valeur symbolique. Quelle relation construisons-nous avec le passé à partir du présent en nous revendiquant de certaines sociétés anciennes ? Pensé dans sa dimension symbolique, le patrimoine devient un point de vue, c’est dans cette optique que l’auteur déconstruit le processus de patrimonialisation en six étapes de la découverte de l’objet comme « trouvaille » à l’obligation de transmettre aux générations futures. Après avoir défini l’exposition comme fait de langage (Davallon, 1999), Jean Davallon explore la dimension communicationnelle de l’objet patrimonial en s’intéressant à sa double caractéristique à la fois support de médiatisation et opérateur de médiation. De la sorte, le patrimoine devient un fait communicationnel à analyser c’est-à-dire : « un processus dans lequel l’objet patrimonial est le support d’une relation entre celui qui le met en valeur et le visiteur (comme un support de médiatisation), tout en étant l’opérateur par lequel se construit un lien entre nous qui en avons l’usage et ceux qui l’ont produit (c’est-à-dire opérateur de médiation). » (Davallon, 2006 : 16).
La monumentalité comme être culturel
La principale hypothèse défendue dans cette thèse repose sur le fait que la mise en exposition du monument ne prendrait pas forme uniquement dans le lieu bâti – le monument en tant qu’objet tangible -ou à travers la médiation désignée explicitement comme telle. Elle serait davantage liée à une circulation plus vaste de savoirs et d’objets. Pour ces raisons, les questions posées précédemment par les concepts de patrimonialisation, de filiation inversée et de monument participent de cette compréhension, mais en partie seulement. Comment savoir où commence et où finit ce qui est véhiculé auprès des enfants au sujet des monuments ? Si des valeurs circulent à travers des fictions, peut-on réellement circonscrire le périmètre de leur action ? La réponse est négative. Yves Jeanneret s’est intéressé aux processus sociaux originaux liés à la circulation d’objets qui deviennent culturels. L’auteur part de trois hypothèses pour guider son développement sur la trivialité : « tout s’opère » – les hommes conçoivent des techniques, des objets – , « tout se crée » – chaque appropriation de ces derniers créé de nouveaux espaces symboliques, porteurs de sens , « tout se transforme » – ils sont donc repris dans une reconstruction des objets de forme (Jeanneret, 2008). Ces trois opérations ne s’additionneraient pas les unes à la suite des autres mais se définiraient mutuellement. Considérant que ces processus forment une réalité tangible de circulation de contenus à travers le social, l’auteur affirme que : « Tout ce qui a un statut culturel dans la société connaît une destinée triviale, car c’est par les appropriations dont il est l’objet qu’il se charge de valeur. » (Ibid : 15). La trivialité – qui n’est pas à entendre dans son sens commun – serait ainsi la « propriété qui caractérise tous les phénomènes d’échange culturel ». Elle ne concernerait donc pas seulement la circulation d’objets ou de produits mais un processus plus diffus qui engendre la création en permanence de valeurs, d’idées et de représentations : « Il s’agit de processus sociaux à la fois diffus et bien concrets, producteurs de savoirs et de représentations et mettant à profit des ressources multiples, techniques, symboliques et mémorielles […] j’entends par “ être culturel ”, un complexe qui associe des objets matériels, des textes, des représentations et qui aboutit à l’élaboration et au partage d’idées, d’informations, de savoirs, de jugements. » (Ibid : 15) Pour ces raisons, l’idée même de transmission ne semble plus adaptée dans ce type d’approche. En effet, l’idée de transmettre considère un objet déjà constitué qui passerait linéairement d’un point A à un point B. Or, tout élément social fait l’objet d’une appropriation et d’une transformation. Le monument, tel que je l’envisagerai dans cette recherche, dépendrait d’éléments qui échappent à ce qui prétend être transmis dans les médiations. Cette conception considère donc la communication définitivement éloignée de ses premiers schémas télégraphiques en cela qu’elle engendrerait du social : « Le terme communication désigne donc dans les pages qui suivent la nécessité dans laquelle les hommes se trouvent de créer des ressources et des situations qui les confrontent les uns aux autres en tant que producteurs de sens. Il ne s’agit donc pas d’un secteur d’activité particulier, mais d’un processus présent dans tous les domaines de l’activité sociale. » (Ibid : 20) Dans cette perspective, même si des valeurs sont destinées à être transmises à travers les dispositifs, cela ne veut pas dire qu’à leur réception elles seront identiques. Cette circulation ne peut se réduire à un instant T, qui serait par exemple celui de la médiation ou de la visite du lieu. En effet, il s’agit d’un phénomène bien plus vaste que décrit Yves Jeanneret et que je souhaite étudier à travers les dispositifs pour enfants et plus largement, à travers la médiatisation du monument dans l’espace social. Ce processus serait pris dans de larges spectres croisés par une multitude d’objets, de valeurs, de données personnelles, de représentations, de discours qui en font un complexe diffus. Dans cette perspective, je considèrerai, dans le développement suivant, le monument ancien dans ses deux modes d’existence :
– le monument bâti, objet tangible, concret, trace matérielle d’un passé lointain et suscitant des émotions singulières ;
– sa monumentalité, son être culturel, en tant qu’existence diffuse dans l’espace social, à laquelle participe l’objet concret bâti « monument » L’«être culturel », terme soigneusement choisi par l’auteur, a pour objectif de rendre compte du caractère indéfini : « J’entends par “être culturel ”, un complexe qui associe des objets matériels, des textes, des représentations et qui aboutit à l’élaboration et au partage d’idées, d’informations, de savoirs, de jugements. Il s’agit de configurations dynamiques qui traduisent l’élaboration historique des ressources et enjeux de la culture pour une société : des postures, des savoirs, des valeurs, qui ne se comprennent pas les uns sans les autres et qui reposent sur une panoplie d’objets et de procédures, sans toutefois se résumer à ce seul inventaire technique. » (Ibid : 16) Ces « êtres culturels », que sont les savoirs, les valeurs morales, les catégories politiques, les expériences esthétiques, ont un caractère profondément social, crées et initiés par des hommes. Pour toutes ces raisons, il sera question dans le présent travail d’identifier des microliens pris à l’intérieur de logiques médiationnelles du monument mais pas seulement. En effet, j’ai l’intime conviction que les industries culturelles jouent un rôle important dans la diffusion massive d’images s’apparentant à des monuments. De plus, si le monument est défini par sa valeur symbolique, il est médiatisé dans des sphères marchandes que sont les industries culturelles – cinéma, édition, jeux vidéo, etc.. Parallèlement, les monuments sont entrés dans une ère de marchandisation avec des espaces de vente de produits culturels en fin de parcours de visite. Pour ces raisons, dans une perspective d’étude de la trivialité, il paraît difficile et surtout incohérent de dissocier la médiation exercée par les professionnels ou spécialistes de ce domaine, de celle, plus implicite, issue des industries culturelles. Le propos développé ne cherchera pas à exprimer un point de vue sur l’adhésion ou non quant à ce rapprochement perçu par certains comme une menace au détriment du patrimoine (Choay, 1999) ; mais, il tiendra compte de ces éléments comme d’une réalité sociale, comme un postulat de départ qui a amené la constitution de corpus composites. De plus, les dernières études des pratiques culturelles des français ont mis en avant l’importance croissante de la culture de l’écran (Donnat, 2009). Comment celle-ci ne pourrait laisser aucune trace sur d’autres pratiques ? C’est la prise en compte d’images et de formes monumentales dans son ensemble c’est-à-dire dans et en dehors des lieux qui constituera l’originalité de ce travail. Pour toutes ces raisons, cette recherche se donne pour objectif de décloisonner le regard porté sur le monument en considérant sa monumentalité comme un » être culturel ».
De la compétence fictionnelle au mode fictionnalisant
En introduction de son ouvrage (Pourquoi la fiction, 1999), Jean-Marie Schaeffer revient sur la parution d’un article paru dans le journal Libération consacré à l’engouement autour de l’héroïne de fiction vidéoludique Lara Croft39. Selon l’auteur, ce personnage susciterait deux sortes de réactions : euphorique et dysphorique. La première corroborerait la – « thèse selon laquelle la révolution numérique signerait la naissance d’une nouvelle modalité de l’imaginaire humain, statutairement différente de celle des fictions traditionnelles » – ; et la seconde relèverait d’un sentiment que – « la “cyberculture” aboutirait à la victoire des simulacres sur le réel, ou du moins à une indifférenciation des deux », (Ibid : 10). Cependant, pour l’auteur, ces deux scenarii ne valent pas. En effet, les craintes relevées dans ces deux visions – comme celle fondée sur une éventuelle hégémonie des simulacres sur le réel – ne sont pas provoquées par le passage au numérique sinon par le fondement même d’une fiction. Ainsi, Schaeffer montre que ces réactions qui, de prime abord, sont associées à des effets d’évolutions technologiques numériques, ne sont en réalité pas nouvelles (cf. Introduction générale). La « cyberculture » essuierait en fait des critiques similaires à celles adressées depuis toujours à la fiction. En effet, pour l’auteur, ces thèses confondent les changements opérés par les technologies numériques – par exemple, liés aux techniques de production en code digital et aux nouvelles formes de consommer la fiction – avec des éléments constitutifs de toute fiction qu’elle soit numérique ou non – liés à son statut et à ses mécanismes fondamentaux. De fait, les formes fictionnelles en tant qu’ « imitations » de la réalité suscitent des méfiances. Aux confins de l’Antiquité déjà, les arts mimétiques essuyaient des critiques en partie similaires par leurs pourfendeurs, notamment les philosophes. Pour ces raisons, Schaeffer conclut son introduction en affirmant que « nous sommes toujours les contemporains de Platon (Ibid : 1241). Défenseur du rôle et de la légitimité de la fiction dans la vie des hommes, l’auteur préfère aborder le concept en partant de la notion de mimésis – dans son sens aristotélicien c’est-à-dire celui qui donne une valeur positive à la représentation : « Je me propose de réaffirmer les liens (réels mais trop souvent oubliés) entre les activités mimétiques « quotidiennes » et la fiction (et donc aussi les arts mimétiques). Car c’est l’importance du mimétisme (ludique et sérieux) dans la vie des êtres humains qui permet de comprendre pourquoi les arts de la représentation tendent si souvent (bien que pas toujours) à une exacerbation de l’effet mimétique. » (Ibid : 13) Dans une dimension proche, Jean-Pierre Esquenazi qualifie la fiction comme un « détour nécessaire pour mieux comprendre la réalité » et souhaite lui aussi participer à « rétablir la dignité de la fiction » (Esquenazi, op.cit. : 15). À l’appui des premières idées développées par Aristote à propos de la mimésis (Aristote, 1990 [335 .av. J.C.]), Schaeffer démontre donc que la fiction serait avant tout une compétence humaine liée à une forme de feintise ludique, autrement dit, à un « faire comme si ». Plus concrètement, le « rôle central occupé par la fiction dans la culture humaine » (Ibid : 12) ne peut être tenu sans un apprentissage social préalable. C’est là le projet de départ de l’auteur : relier la fiction au domaine de la connaissance en tenant compte de la valeur cognitive des représentations mimétiques. Dans cette dimension, l’enfance serait la période durant laquelle nous nous accoutumerions de cette pratique sociale : « Je suis convaincu qu’on ne peut pas comprendre ce qu’est la fiction si on ne part pas des mécanismes fondamentaux du “faire comme si” – de la feintise ludique – et de la simulation imaginative dont la genèse s’observe dans les jeux de rôles et les rêveries de la petite enfance. […] C’est seulement parce qu’à un âge plus précoce nous avons acquis la compétence de la feintise ludique que nous sommes capables, plus tard, d’apprécier des fictions artistiques plus complexes. » (Ibid : 11 ; 18) Les médiations du monument s’appuieraient-elles simplement sur cette idée ? Sûrement ; mais dire cela ne semble pas suffisant pour comprendre leur fonctionnement. De plus, cette compétence fictionnelle n’est pas exclusive à l’enfance mais concerne aussi les adultes. Elle s’acquerrait dès le plus jeune âge certes parce qu’elle serait constitutive de notre rapport au monde plus général au même titre que pourrait l’être par exemple le langage. Dans cette dimension socio-constructive, Jean-Marie Schaeffer en vient à opposer la feintise sérieuse – que serait selon lui, la tromperie, l’idée de duper sérieusement quelqu’un – à la feintise ludique qui serait quant à elle intersubjective donc partagée42. La dimension sociale de la fiction prend tout son sens ici dans un rapport aux autres. Pour résumer, Schaeffer fait reposer la fiction sur trois conditions préalables :
– tout d’abord, une dissociation entre procédés mimétiques et mimicry – c’est-à-dire mimétisme, expression empruntée à Roger Caillois,
– puis, une organisation mentale complexe comprenant une instance de contrôle conscient
– ou attentionnel qui bloquerait les effets de leurres – et une organisation intentionnelle -qui distinguerait le vrai du faux ,
– enfin, une organisation sociale dans laquelle les coopérations réciproques sont importantes (Ibid : 164).
Néanmoins, bien que cette théorie soit très intéressante à mobiliser pour la suite du développement, l’usage du terme « feintise » pose question et ne sera pas poursuivi. En effet, il semble caractériser une situation communicationnelle sûrement plus proche du jeu que de la fiction – ce qui explique sûrement reconnaissance de son essence dans le « faire comme si » propre aux jeux enfantins. De fait, le jeu entendu dans sa situation de feintise est souventfictionnel. La feintise fait passer pour réelle une simulation, or, dans la fiction, la culture commune permet « une suspension volontaire d’incrédulité » (Coleridge, 2010 [1817]) qui réunit les participants à la communication. Le « faire comme si » évoqué par Schaeffer conviendra dans cette étude pour analyser plus en détails les opérateurs propres aux jeux de rôle et leurs appropriations par exemple. Dans ce cas précis, les enfants savent que le jeu auquel ils participent est fictif mais acceptent de le vivre comme réel. Si la feintise peut être intégrée à la fiction, elle ne peut résumer les situations de communication propres à l’expérience fictionnelle.
Le dispositif fictionnel dans une situation de communication
Ces approches scientifiques ont pour point commun de donner et reconnaître une place au destinataire de fiction, en soulignant le rôle qu’il tient dans la reconnaissance du dispositif fictionnel. Cette co-production de sens convenait à l’approche communicationnelle souhaitée dans cette recherche. Ces auteurs ont développé des éléments d’analyse précieux pour comprendre le fonctionnement du dispositif fictionnel et affiner le regard porté sur les corpus de documents et lors des observations. Tout d’abord, Jean-Marie Schaeffer déconstruit le phénomène de « feintise ludique partagée » en mettant en lumière le processus d’immersion fictionnelle conditionné par des vecteurs -d’immersion – et la reconnaissance d’un cadre pragmatique de la fiction par le destinataire. JeanPierre Esquenazi, quant à lui, voit dans l’hypothèse paraphrastique une réponse au phénomène de vérité fictionnelle. Enfin, Roger Odin décompose le mode fictionnalisant à travers sept opérations, dont certaines comme la diégétisation ou encore la mise en phase seront mobilisées dans ce travail. Ce sont ces différents points liés à la réception implicite du dispositif fictionnel que je souhaite à présent développer. Si la fiction peut être entendue comme une structure intentionnelle mobilisant des opérateurs cognitifs et mimétiques qui modélisent le réel, Jean-Marie Schaeffer l’a fait reposer sur un processus d’immersion fictionnelle. Dit autrement : pour qu’une fiction fonctionne, il faut que le destinataire de la fiction entre dans l’univers fictionnel. Sur ce procédé, reposerait donc toute l’ambiguïté de la dissociation entre leurre et fiction. Pour en venir à l’appréhension de ce processus, l’auteur prend un exemple tout à fait signifiant : la biographie de Sir Andrew Marbot écrite par Wolfgang Hildesheimer en 1981. Ce récit porte sur l’histoire passionnante d’un voyageur – Marbot – qui eut la chance de côtoyer les plus grandes figures culturelles du XIXème siècle – Goethe, Byron, Shelley, Schopenhauer, etc. Les lecteurs, y compris les plus initiés tels que des critiques littéraires, ne soupçonnent à aucun moment, et ce, malgré les indices laissés par Hildesheimer, qu’il s’agit en réalité d’un personnage monté de toutes pièces par l’auteur et « tissé dans l’histoire culturelle du XIXème siècle ». Dans un tel cas, la vraisemblance de l’existence du personnage dépasse les infimes indices de fictionnalité laissés par l’auteur. Néanmoins,Hidelsheimer se défend d’avoir produit un leurre. Ainsi, l’auteur aurait cherché à optimiser la composante mimétique de son récit pour faciliter l’immersion fictionnelle. (op.cit.. : 135). Sur quoi repose dès lors cette confusion ? Les indices laissés par Hidelsheimer dans cette fausse biographie n’étaient, à l’évidence, pas assez nombreux et/ou pas assez visibles pour le lecteur et toute la duperie non-intentionnelle s’est construite sur ce manque. Ce cas permet à Schaeffer d’introduire la question du cadre pragmatique de toute fiction48. Pour qu’il y ait fiction, il faut qu’il y ait reconnaissance d’un cadre pragmatique. Ce dernier fait partie des conditions nécessaires à l’immersion et définit l’espace de jeu fictionnel : « La règle constituante fondamentale de toute fiction : l’instauration d’un cadre pragmatique approprié à l’immersion fictionnelle » (Ibid : 146) Proche du contrat de lecture ou du contrat ludique, le cadre pragmatique se fonde sur la « responsabilité éthique et morale » du concepteur de fiction, autrement dit, sur ce qu’il décide ou non de mettre dans son dispositif qui permettrait à son récepteur de le reconnaître comme tel. C’est par ce cadre que l’auteur de la fiction joue le jeu de la fiction « honnête » – si nous pouvons dire les choses ainsi – et partagée : « Ce qui est en cause ce n’est pas seulement l’intention du créateur, mais – comme Marbot l’a montré – le statut communicationnel de l’œuvre : il ne suffit pas que l’inventeur d’une fiction ait l’intention de ne feindre que “pour de faux”, il faut encore que le récepteur reconnaisse cette intention et donc que le premier lui donne les moyens de le faire. C’est pour cela que la feintise qui préside à l’institution de la fiction publique ne doit pas seulement être ludique, mais encore partagée. » (Ibid) Concrètement, Schaeffer recense quatre moyens déployés par Hidelsheimer qui, peut-être sans le vouloir, ont fait glisser le statut de son récit de fictif à factuel :
– le contexte auctorial, c’est-à-dire le mimétisme ici entre biographie réelle et biographie fictive,
– le paratexte, par exemple, les indications, l’iconographie documentée qui crée l’illusion,
– la mimésis formelle, il s’agit là des traits mimétiques narratifs,
– la contamination de l’univers historique par l’univers fictionnel – il s’agit de la dichotomie entre invention et référentialité, par exemple, à travers la multiplication de rencontres entre personnages fictifs et historiques décrite de façon plausible car documentée par Hidelsheimer (Ibid : 137 142). Ces caractéristiques mimétiques construisent le cadre pragmatique flou dans lequel l’auteur a laissé son lecteur perdre le sens des réalités. Dans la présente recherche, ces éléments prendront tout leur sens pour comprendre et analyser les moyens déployés par les professionnels, que ces derniers agissent en poursuivant le but d’optimiser la fiction au service d’un référent historique – à partir, comme nous le verrons, d’un entrelacs de trames narratives , ou pour construire des formes mimétiques de monuments feints ou rêvés – par exemple, grâce à la reprise de formes architecturales avérées. C’est dans cette association singulière du monument et de la fiction que les dispositifs seront analysés.
Jeu et fiction
Les dispositifs destinés aux enfants dans les monuments sont « vendus », pour la plupart, comme des jeux. Analyser la spécificité ludique de ces médiations, qui ne sont pas conçues uniquement pour jouer, revient à apprécier l’extension même des concepts de jeu et de fiction. Depuis des millénaires, les hommes jouent au point que Johan Huizinga en a fait une caractéristique à part entière de la vie culturelle et sociale de l’homme : l’Homo ludens (Huizinga, 2008 [1951]). Les objets, que nous appelons communément « jeux » ou « jouets », ont traversé le temps depuis les premiers hochets et jeux de dés de l’Antiquité jusqu’aux jeux vidéo sophistiqués actuels. Au même titre que la culture, ils sont nécessaires à la vie des hommes y compris dans les moments les plus dramatiques de leur histoire. De plus, jouer n’a jamais été réservé aux enfants- en démontre le succès des jeux vidéo pour adultes et autres applications ludiques contemporaines -, même s’il faut bien reconnaître que les jeunes sont ceux qui consacrent le plus de temps à ces activités. Aujourd’hui, les jeux sont omniprésents : jeux de société, télévisés, à gratter, d’argent, vidéos, etc. Mais tous ces dispositifs sont-ils réellement des jeux ? Et surtout peut-on ranger les médiations du monument dans cette grande catégorie d’activités ? De fait, une fiction est souvent ludique, tout comme un jeu est souvent fictionnel. La proximité entre les concepts de jeu et de fiction est particulièrement intéressante ici car d’un point de vue théorique, ils amènent des questionnements proches. Tout d’abord, ils sont tous deux associés à la construction d’un rapport au monde. Au-delà, ils recouvrent respectivement une dualité entre ce qu’est une fiction ou un jeu, et, l’état psychologique dans lequel se trouve ou doit se trouver son destinataire pour qu’ils soient appréciés comme tel – que cet état soit désigné par l’« immersion fictionnelle » (Schaeffer, op.cit.), la « suspension volontaire d’incrédulité » (Coleridge, op.cit.) ou l’« attitude ludique » (Genvo, 2006). Néanmoins, leur proximité n’entrave pas leur indépendance, l’un ne pouvant exclusivement se résumer à l’autre – par exemple, pourrait-on réellement qualifier l’expérience d’un film au cinéma de jeu ? S’il y a plus de chance qu’un jeu soit vécu comme une fiction, il y en a moins pour qu’une fiction soit systématiquement ludique – d’où les appréhensions que l’on peut avoir à utiliser l’expression de « feintise ludique partagée » pour qualifier la fiction. En revanche, les deux concepts partagent le fait d’être assimilant, en cela par exemple, le jeu servirait moins à : « identifier une espèce de choses qu’à déceler, à la faveur de rapprochements, une manière d’être ou d’agir ou, si l’on veut, une structure que les jeux d’institution ne sont pas les seuls à incarner, mais qu’ils nous apprennent à voir, comme un échantillon de tissu rouge nous sert à repérer cette couleur ailleurs que sur des bouts de tissu. » (Chauvier, 2007 : 11) Stéphane Chauvier souligne ainsi avec pertinence l’amphibologie de la philosophie du jeu regroupant sous une même étiquette – « jeu » – deux concepts : à la fois, le « comportement ludique subjectif » – activité de jouer – et les « dispositifs ludiques objectifs » – les jeux – , d’où l’absolue nécessité de distinguer les deux (Ibid : 16)56. De plus, l’extension du concept à une diversité d’activités et de dispositifs renforce les difficultés de définition du jeu. Il n’est donc pas étonnant de déceler des ponts explicites entres certaines théories du jeu et de la fiction, par exemple, lorsque Jean-Marie Schaeffer emploie l’adjectif « ludique » pour qualifier une fiction de « feintise ludique partagée » ou encore lorsque Johan Huizinga définit le jeu comme une action « sentie comme “fictive” » (Schaeffer, op.cit. ; Huizinga, 2008 [1951]). De fait, certaines caractéristiques attribuées au jeu font écho avec celles d’une fiction et vice et versa.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
CHAPITRE PREMIER. COMPRENDRE ET ANALYSER LES EXPERIENCES DU MONUMENT CHEZ LES ENFANTS
A. L’ELABORATION D’UNE CATEGORIE SOCIALE CIRCULANTE : LE MONUMENT
1) La patrimonialisation comme processus de filiation inversée
2) Le système de valeurs rieglien : une approche communicationnelle du monument
3) La monumentalité comme être culturel
B. LA FICTION DANS NOTRE RAPPORT AU MONDE
1) De la compétence fictionnelle au mode fictionnalisant
2) Le dispositif fictionnel dans une situation de communication
3) Jeu et fiction
a. Le jeu serait conditionné par une légaliberté
b. Délimitation spatio-temporelle du jeu fictionnel
c. Incertitudes des issues du jeu
d. Le jeu producteur d’idées
4) Fictionnaliser l’histoire pour mettre en scène le monument
C. DE LA MEDIATION AUX INDUSTRIES CULTURELLES ET MEDIATIQUES
1) La médiation culturelle : un espace ventilé
2) Médiation et éducation
3) Des formes circulantes dans des logiques industrielles et médiatiques
CHAPITRE DEUXIEME. L’EDUCATION AU MONUMENT DANS UN CONTEXTE SOCIO-POLITIQUE
A. ETUDE DIACHRONIQUE DE L’EDUCATION ARTISTIQUE ET CULTURELLE EN FRANCE
1) Un engagement fort chez les militants et chercheurs
2) Dispositifs d’EAC : la réalisation des politiques culturelles
3) Le partenariat et la mise en réseau : une négociation des rôles
B. L’EDUCATION AU MONUMENT EN FRANCE
1) Les monuments comme lieux de ressources
2) Dispositifs standardisés et politique événementielle
C. LA REGION PROVENCE-ALPES-COTE D’AZUR PARTENAIRE DE CETTE RECHERCHE
1) Une région attractive : enjeux stratégiques de développement touristique
2) Un patrimoine bâti d’exception
CHAPITRE TROISIEME. OBSERVER ET ANALYSER LA TRIVIALITE
A. LE TERRAIN COMME COMPLEXE D’OBJETS COMPOSITES
1) Le site de Glanum à Saint-Rémy-de-Provence : rendre compte de l’inexistant
2) La Place forte de Mont-Dauphin : un monument enclavé dans les montagnes
3) Le Palais des Papes : le gothique monumental
4) Un corpus hétérogène de dispositifs et produits médiatiques
B. METHODOLOGIE
1) Un protocole socio-sémiotique pour étudier la trivialité
2) Organiser des circulations : analyse des données par catégories conceptualisantes
3) Echantillonnage : des enfants âgés entre 6 et 12 ans
C. ENQUETER AUPRES DES JEUNES PUBLICS : TERRAINS D’EXPERIENCES
1) Une relation de confiance à instaurer dans une situation de communication
2) Réunir les conditions favorables à l’enquête : une gestion spatio-temporelle délicate
3) Composer avec les comportements d’enfants
CHAPITRE QUATRIEME. LA MEDIATION FICTIONNELLE EN ACTES
A. LA MISE EN RECIT DES MEDIATIONS
1) Entrelacs de trames narratives
2) Les ferments narratifs : ce que disent les images
3) Vulgariser des savoirs en problématisant par la fiction
B. LE FAIRE-AGIR : FAVORISER LE RAISONNEMENT PAR ANALOGIE
1) Une relation dissymétrique entre médiateurs et enfants
2) Prosopopée, anachronisme et paraphrase
C. APPRENDRE A VISITER : USAGES ET PRATIQUES CULTURELLES ATTENDUS
1) La jouabilité des médiations en question
a. Le jeu serait conditionné par une légaliberté
b. Délimitation spatio-temporelle du jeu fictionnel
c. Incertitudes des issues du jeu
d. Le jeu producteur d’idées
2) L’implication communicationnelle proposée par la fiction dans des activités polysémiotiques
D. LE MONUMENT ANCIEN FAÇONNE PAR LA FICTION
1) Que dit-on du monument dans les médiations fictionnelles ?
2) La confusion des genres : les fonctions de la fiction dans un contexte médiationnel
CHAPITRE CINQUIEME. LE ROLE DES FICTIONS INDUSTRIELLES ET MEDIATIQUES DANS L’ELABORATION DE LA MONUMENTALITE
A. HARRY POTTER : LA MISE EN CIRCULATION D’UN CHATEAU FICTIONNEL
1) Caractéristiques d’un château-école extra-ordinaire
2) Des procédés paraphrastiques pour rendre cohérente l’existence du château
3) Un lieu patrimonialisé dans un espace-temps autre
B. DISNEY : LE CHATEAU REVE
1) La création d’un château emblématique
2) Matérialiser un monument fictionnel
3) Quand le château devient symbole
C. PROCESSUS DE FABRICATION D’UNE MONUMENTALITE FICTIONNELLE
1) Des procédés communs : les fonctions du monument dans les fictions industrielles
2) Les châteaux fictionnels : un stéréotype ?
CHAPITRE SIXIEME. EXPERIENCES DU MONUMENT : LES JEUNES ACTEURS DE LA TRIVIALITE
A. HETEROTOPIE, UTOPIE ET PATRIMONIALISATION
1) Les enfants producteurs d’une mutation d’espaces
2) Le rapport au temps et la patrimonialisation
B. L’IMMERSION FICTIONNELLE ENTRE AFFECTION ET REFLEXIVITE
1) Une relation affective aux monuments et aux hommes du passé
2) La réflexivité en action : conscientiser le monument et ses pratiques
CONCLUSION GENERALE
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