PROCESSUS ET DYNAMIQUE DE CRÉATION
Tel que mentionné en introduction, le concept de créativité est un concept aux contours flous. Pierre Gosselin, Professeur à l’université de Sherbrooke, s’intéresse au perfectionnement des praticiens en éducation artistique. Il a formulé un modèle qui a l’avantage de définir un processus de création en suivant une série d’étapes distinctes. Issu d’une conception interdisciplinaire de la pratique, ces étapes peuvent être enseignées comme toute théorie afin de permettre l’accès au processus dans n’importe quelle pratique. Il propose un processus constitué qui comprends plusieurs étapes se déroulant dans le temps:
« La création se présente comme un processus, c’est-à-dire un phénomène qui se déroule dans le temps et qui comporte un début, un développement et un aboutissement. Toutefois, dans notre perspective, la création est comprise comme un processus au sens large: il s’agit d’une démarche à l’intérieur de laquelle les étapes ou les phases interagissent, la progression se faisant d’une manière spiralée plus que d’une façon linéaire ». – (Pierre Gosselin, Gérard Potvin, Jeanne-Marie Gingras et Serge Murphy, 1998, Revue des sciences de l’éducation, vol.24, p.648-649) .
La schématisation aide davantage à visualiser et concrétiser un concept et à situer les individus créateurs dans leur pratique artistique. Jumelé avec sa définition, Gosselin présente un schéma illustrant le processus créateur en trois phases successives (ouverture, action productive, séparation) dynamisées par trois mouvements interactifs et alternants (inspiration, élaboration, distanciation):
La phase d’ouverture se caractérise par un sentiment imprévisible éprouvé par une personne. C’est par une inspiration que le processus s’enclenche. Dans la revue des sciences de l’éducation, Gosselin caractérise la phase d’ouverture comme la conséquence d’une impulsion chez le praticien :
«La personne inspirée éprouve le sentiment de recevoir d’ailleurs l’idée qui lui vient; en même temps, elle a l’impression de n’avoir aucun contrôle sur ce qui la ravit, au sens propre, à l’ordinaire quotidien pour la faire entrer dans un état de correspondance spéciale avec quelque chose du monde extérieur ». – (Pierre Gosselin, Gérard Potvin, Jeanne-Marie Gingras et Serge Murphy, 1998, Revue des sciences de l’éducation, vol.24, p.649-650) .
Ensuite, la phase d’action productive débute lorsque le créateur endiguer les énergies de l’émotion créatrice, à les rassembler afin d’en faire naître peu à peu une oeuvre. La phase de séparation s’opère lorsque le créateur met un point à la réalisation de son oeuvre. De là, il y a une distanciation de l’oeuvre, le créateur inspecte son oeuvre tout en développant un regard critique. Dans son ouvrage, Gosselin définit cette phase comme une sollicitation vers un type d’anticipation :
«L’oeuvre étant devenue autonome, la séparation sollicite une forme d’ouverture et d’écoute de l’auteur devant la signification qu’il peut tirer de la représentation extérieure. La séparation l’incite également à prendre conscience des changements qui se sont opérés en lui et à rompre son lien avec l’oeuvre achevée pour se projeter vers d’autres réalisations ». – (Pierre Gosselin, Gérard Potvin, Jeanne-Marie Gingras et Serge Murphy, 1998, Revue des sciences de l’éducation, vol.24, p.648-649) .
Finalement, la réalisation d’une oeuvre peut susciter des nouvelles inspirations, le savoir acquis d’une expérience peut enclencher un retour à la phase d’ouverture. Par la représentation de la création comme un processus dynamique, Gosselin cherche à comprendre et à représenter le plus finement possible cette dynamique telle que la vivent les personnes qui s’engagent dans un processus créateur et artistique. Il vise entre autres à favoriser le développement du potentiel créatif en contexte éducatif. De cette façon, l’artiste possèderait des structures de travail lui permettant d’expliciter sa pratique pour favoriser l’enrichissement des connaissances artistiques. Le modèle de Gosselin permet de penser la créativité en tant que processus concret et dynamique. Il s’agit de mettre en forme les étapes d’une pensée en mouvement qui génère des formes et répond à des phases distinctes. Ce schéma est un excellent exemple permettant d’expliciter le processus de création d’un artiste en art visuel ou plastique.
En suivant une approche ancrée dans la pratique, j’ai pris pour hypothèse qu’il serait possible de formuler un modèle émergeant et spécifique au domaine de l’animation 3D. J’ai pour objectif de mettre à jour un certain processus en suivant le modèle expérientiel de David. A. Kolb 3. Ce dernier propose une théorie à propos de l’apprentissage par l’expérience « Experiential Learning ». À travers cette théorie, Kolb a souhaité mettre de l’avant le principe que l’être humain apprend par l’expérience. L’objectif de la présente recherche vise aussi à permettre de transmettre les connaissances observées directement dans la pratique. C’est pour cette raison, et ce sera l’objet du prochain chapitre, que je pense que cette méthodologie me permettra d’articuler la réalisation du projet par une explicitation des relations entre les phases de la pratique concrète, de l’action réflexive et de l’expérimentation. Ce processus permettra la proposition d’un modèle abstrait de la pratique de la modélisation et de l’animation 3D.
PROCESSUS CRÉATIF / CERCLE EXPÉRIENTIEL DE KOLB
Afin de comprendre comment articuler le processus créatif en animation 3D, j’ai opté pour la réalisation d’un projet concret. Reposant sur la pratique réflexive, j’aimerais repérer où se trouve les espaces de liberté créative et à partir de quels éléments ils se construisent. Je crois qu’ainsi il sera plus facile d’articuler mon processus de création. Pour ce faire, je réalise une oeuvre originale avec divers outils numériques permettant de créer des effets visuels. Pour ma part, je ne dois pas uniquement me limiter aux potentialités suggérées par les logiciels mais trouver des approches novatrices me permettant de répondre rapidement à mes intentions artistiques. Je crois que de me lancer dans une pratique personnelle est le meilleur moyen de récolter le plus de données possibles pour l’étude du processus créatif de l’animation 3D. Dans leur ouvrage « Traiter de recherche création »,Monik et André soulignent que les observations et expériences sur le terrain permettent au praticien de bonifier ses connaissances dans le domaine des arts :
« Pour le praticien, la pratique, l’expérience personnelle constitue une autre source de connaissances incontournable pour tout individu. Elle repose sur l’observation, l’expérimentation et sert d’appui aux intuitions, à l’imagination ». – (Monik Bruneau et André Villeneuve, (2015), Traiter de Recherche Création, Entre la quête d’un territoire et la singularité des parcours, p. 24)
Ce travail portera donc sur mon développement créatif plutôt que sur la force des logiciels d’animations. Je m’éloignerai des nombreuses contraintes de production industrielle afin de mettre l’accent sur ma relation avec la pratique. Il s’agit de comprendre les logiques à l’oeuvre dans le contexte d’un travail créatif impliquant une grande complexité technique. La professeure Hazel Smith, dans un ouvrage sur la relation entre l’art et la recherche démontre les bénéfices comme suit; « Creative work undertaken on a systematic basis in order to increase the stock of knowledge, including knowledge of humanity, culture and society, and the use of this stock of knowledge to devise new applications ». – (Hazel Smith, Roger T. Dean, Research-led Practice in the Creative Arts, p.14) .
C’est donc sur la documentation, la théorisation et la contextualisation du projet que je compte rédiger un récit. Ce récit traitera des faits et événements rencontrés tout au long de l’expérience concrète. Il constitue la portion réflexive de ma recherche, c’est de ce point particulier que j’analyserai mon processus de création. La notion de récit est très prisée lorsque vient le temps d’analyser les pensées d’un chercheur, c’est ce que Monik et André élaborent :
« Le récit, au-delà de ce qu’il est dans sa forme et dans son contenu, reflète l’auteur. Le récit, c’est l’expérience d’un individu. Dans ce récit transparaissent l’opinion, la posture épistémologique et la situation sociale et culturelle d’un individu par rapport à un événement ou à un objet donné. Le récit définira le chercheur par les choix qu’il a faits dans le sujet qu’il a retenu, dans la manière dont il va raconter l’événement et par ce qu’il va faire de ce récit ». – (Monik Bruneau et André Villeneuve, (2015), Traiter de Recherche Création, Entre la quête d’un territoire et la singularité des parcours, p. 265).
Par l’écriture d’un récit de pratique jumelé à ma pratique, j’aspire à partager mon expérience personnelle afin de justifier plus profondément mes choix artistiques tout en développant de nouvelles techniques de création. Cette recherche permettra d’élargir mon savoir en art mais aussi d’établir des liens avec d’autres secteurs. Dans le contexte de cette recherche, chaque artiste est différent par ses inspirations, sa vision de l’esthétique et ses expériences artistiques. Tous peuvent développer leur propre connaissance, pourtant, le développement du savoir créatif n’est pas simple à maîtriser et à identifier. Pour paraphraser Kolb, l’apprentissage est le processus par lequel la connaissance est créée par la transformation de l’expérience: «Learning is the process whereby knowledge is created through the transformation of experience». (Kolb, 1984;38).
La méthodologie de ce mémoire vise donc, par l’analyse d’une pratique réflexive de recherche création, à générer une certaine modélisation de la pratique. Développer une pratique réflexive, c’est adopter une posture qui consiste à caractériser la manière dont l’action est organisée, à penser ce qui pousse à l’action, à formaliser ses savoirs visant à proposer une solution satisfaisante, plausible ou idéale selon le contexte. De façon générale, cela permet de construire du sens, à travers une situation problématique. Le professeur du MIT Donald Schön est l’un des premiers à s’être penché sur la pratique de l’individu réflexif. Dans l’un de ses fameux ouvrages, il élabore l’état que prend le praticien lorsqu’il reflète sur ses actions:
«When a practitioner reflects in and on his practice, the possible objects of his reflection are as varied as the kinds of phenomena before him and the systems of knowing in practice that he brings to them. He may reflect on the tacit norms and appreciations that underlie a judgment, or on the strategies and theories implicit in a pattern of behavior.». – (Schön, D. A. 1983, The reflective practitioner: How professionals think in action. New York:Basic Books, p.62.) .
Toutefois, pour évaluer ma pratique de la modélisation et de l’animation 3D et révéler les éléments tacites s’inscrivant au sein du processus artistique, je me réfère plutôt au cercle expérientiel de Kolb, paru en 1984. Comme le processus de Gosselin, Kolb propose un modèle où les étapes me permettent de mieux définir et comprendre ma recherche artistique, notamment le mouvement cyclique des étapes du modèle. Le processus de l’analyse réflexive de Kolb comprend quatre étapes qui progressent dans ce type de mouvement. Il s’agit de décrire et d’analyser les expériences antérieures pour ensuite les transformer en théorie en vue de guider les interventions prochaines. À leur tour, ces dernières sont appliquées dans de nouvelles situations puis analysées et ainsi, un autre cycle s’enclenche aussitôt. L’expérience concrète est la première étape à partir de laquelle la pratique prend vie.
Ensuite, une réflexion sur cette expérience permet d’analyser et d’identifier les éléments qui posent question. De cette analyse, il est possible d’en faire une généralisation, une théorie personnelle qui devrait pouvoir s’appliquer à la plupart des créations semblables. Cette généralisation peut ensuite être transférée dans la pratique afin de résoudre les questions retrouvées au départ.
DONNÉES DU JOURNAL DE BORD
Mes inspirations, observations et réflexions face à mon travail de création sont prises en note dans un journal personnel que j’apporte avec moi en tout temps. Cet outil de collecte de données multiples en vrac ( aide-mémoire, esquisses, notes personnelles, réflexions, etc) me sert tout au long ma recherche. Le journal de bord permet une simplification des idées de par son côté pratique et portable. Celui-ci me permet également de représenter mes idées sous une autre forme visuelle puisque celles-ci ne sont pas toujours faciles à représenter avec le médium choisi. Dans un manque de temps périodique à travailler avec mes outils de création ou l’absence d’inspiration artistique, le journal est un outil permettant de faire le point sur mon travail de création. Monik et André élabore davantage sur l’utilisation des écrits de travail tel le journal de bord dans la pratique artistique :
« les écrits naissent d’un premier jet, ils se posent sur le papier pour ponctuer la création. Ces écrits sont une donnée en soi, ils font partie intégrante du processus de création. L’artiste porte de l’intérieur un regard sur sa pratique ; il n’a pas de recul sur celle-ci, il ne fait que noter ce qui se produit, ce qui lui vient et son ressenti ». – (Monik Bruneau et André Villeneuve, (2015), Traiter de Recherche Création, Entre la quête d’un territoire et la singularité des parcours, p. 269) .
Le journal est un moyen d’amasser des données importantes dans l’étude de mon processus créatif. En ce sens, cette forme peut être étudiée parallèlement au projet final afin de fournir un second niveau de compréhension de l’oeuvre. Le journal repose ainsi sur une méthodologie de pratique réflexive systématique et ordonnée. La définition du processus créatif émerge de la prise de notes constituant un journal de bord mais aussi par le biais d’observations rétrospectives visant à interroger non seulement l’acte lui-même mais les pensées au moment de l’acte. Ce processus constitue une boucle qui elle-même génère de nouvelles actions et ainsi de suite, nourrissant peu à peu l’expérience de l’artiste face à sa pratique. J’aimerais être en mesure suite à la réalisation du projet de transférer les résultats.
La question méthodologique demeure donc: quel est le processus créatif spécifique à la création du projet Cités-Mondes? Quelles sont les étapes, phases qui ont mené à la réalisation du projet? Ce processus est-il généralisable pour atteindre une certaine liberté créative? Pour ma part, dans le contexte de la création d’une animation 3D complexe, d’un environnement numérique animé, il faut définir où se trouvent les zones de créativité. À savoir comment celles-ci sont enclenchées et enfin permettent de mieux circonscrire le concept en relation avec la pratique professionnelle.
TRAITEMENT DES DONNÉES DU JOURNAL DE BORD
Les données des annexes 1, 2 et 3 permettent de visualiser les notes de conception, les captures en cours de réalisation et les captures qui permettent de rendre visible la fabrication des images. Les notes de conceptions en annexe 1 sont présentées en différentes sections de production. Celles-ci représentent les diverses idées, structures et anticipations de l’oeuvre. J’utilise le terme WIP (Work in Progress) pour présenter les multiples captures en annexe 2. Elles ont été prises en cours de réalisation, permettant de tracer un historique numérique de l’oeuvre. Les captures en annexe 3 permettent de découvrir la face cachée de la fabrication des images. Enfin, à partir de l’ensemble de ces données, j’ai rédigé un récit du projet (ce sera l’objet du prochain chapitre) en reprenant le processus du schéma expérientiel de Kolb. C’est à partir de cette expérience que je proposerai une modélisation du processus de création située et contextuelle du projet.
En somme, l’exercice de ce mémoire étant de proposer une schématisation ancrée dans la pratique de la créativité ou plus précisément, d’un processus créatif particulier.
RÉCIT DU DÉVELOPPEMENT DU PROJET CITÉS-MONDES
Au cours de ce chapitre, il est question du récit de développement qui a mené aux réflexions et à la réalisation du projet de création. J’ai divisé mon récit en suivant les 4 étapes du cercle expérientiel de Kolb. Ces étapes permettent de bien comprendre le développement de mon oeuvre. Cependant, en analysant le récit du projet, deux nouvelles étapes sont apparues: l’impulsion et l’anticipation du projet. Elles me permettront d’expliciter les facteurs qui m’ont poussé à me lancer dans ce type de projet. Après avoir raconté l’impulsion du projet Cités-Mondes, je décrirai l’expérience complète (et concrète) de la production du projet selon la démarche que j’ai suivie. Il sera question à la fois des aspects visuels et techniques de création qui ont mené à la réalisation du projet. J’effectuerai ensuite un retour réflexif sur le projet et ses enjeux. Ce récit aspire à proposer un modèle abstrait du processus créatif permettant l’accès à une certaine liberté de création. Pour terminer, il sera ensuite question, dans la section de l’anticipation, de ce qui m’a amené à forger le titre Cités-Mondes, ce à quoi il fait référence et comment j’ai imaginé une première concrétisation sous la forme d’une exposition du projet. Cette phase se rapproche de l’étape de la distanciation telle que décrite par Gosselin. Elle se distingue au niveau d’une activité de conception qui consiste à visualiser et à prévoir les finalités du projet.
IMPULSION CRÉATIVE DU PROJET CITÉS-MONDES
L’origine de ce projet de création remonte avant même mon application à la maîtrise du NAD. Après mes études universitaires, j’ai immédiatement été recruté comme animateur 3D dans l’industrie des effets visuel. Je me trouvais au coeur de l’industrie à travailler dans de prestigieuses compagnies de films à grande production, en ligne directe avec l’objectif de mes études. J’étais alors très emballé de travailler comme artiste généraliste dans des compagnies étiquetées comme « créatives ». Malgré de bonnes conditions de travail, j’ai toujours été amené à travailler comme technicien, voir interprète dans des équipes qui demandent de suivre des règles de production précises afin d’assurer des livraisons préétablies. Ces règles de production à la fois techniques et artistiques ne me permettaient plus de réaliser, comme au temps de mes études, du contenu de création avec une liberté artistique. J’étais devenu un pur interprète au service de commandes extérieures loin de mes propres ambitions. Bien que les outils de l’animation 3D m’ont toujours permis d’expérimenter en art numérique, j’étais toujours contraint aux usages limités des outils créés pour les besoins précis du milieu de travail. Après deux années d’expérience, j’ai éprouvé un besoin urgent de m’exprimer librement et de concevoir des projets artistiques. Cette longue période de léthargie créative a fait ressortir en moi une impulsion soudaine, un élan créatif oublié qui m’avait toujours accompagné depuis l’enfance. Sans objectif précis, je ressentis le besoin pressant de créer, d’innover et d’explorer. J’ai ressenti une forme d’euphorie, de joie et d’exaltation à l’idée de me lancer sur une production artistique personnelle.
La phase d’ouverture proposé par Gosselin dans sa représentation de la création fait directement référence à l’impulsion de mon projet. Celui-ci explique que c’est une phase inattendue qui s’empare du créateur et fait ressortir ses plus profondes inspirations.
«Nous parlons «d’ouverture» en désignant la première phase, parce que ce terme évoque l’attitude de la personne qui accepte d’accueillir l’émotion créatrice et d’entrer ainsi dans un processus créateur. Un événement survient de façon inattendue: la personne est touchée, se sent rejointe de manière particulière dans son intériorité. » (Pierre Gosselin, Gérard Potvin, Jeanne-Marie Gingras et Serge Murphy (1998) Revue des sciences de l’éducation, vol.24, p. 648) .
J’eu une vision métaphorique d’un gigantesque canvas blanc au beau milieu d’un grand atelier de peinture avec d’innombrables outils au sol prêts à être utilisés. J’imaginais la palette de mes outils de travail tels les crayons de bois, fusain, pinceaux, brosses, peinture acrylique, aquarelle, plâtre, bois, clous, tournevis, etc. Je contemplais cette vision d’un atelier vierge depuis longtemps et tentait maintenant de concrétiser cela dans un espace en art numérique. J’avais envie de réaliser une oeuvre exploratoire et de me libérer du plus de règles et de contraintes de production possibles. C’est ce qui m’a amené à formuler le désir d’accéder pleinement à ma liberté artistique.
Je pris d’abord une page de calepin afin de noter les idées et images qui me traversaient librement l’esprit. J’avais en tête de créer une oeuvre d’art numérique d’envergure où j’aurais carte blanche. Je choisis alors mon environnement de conception 3D puisque jamais je n’avais disposé d’autant d’outils de travail à ma disposition. C’était pour moi l’opportunité idéale pour m’exprimer pleinement. Les idées fusaient de toute part, je pris en note des expressions qui m’inspiraient telles que « création de mondes fictifs », « oeuvres abstraites » et « animation de créatures ». Le thème des créatures dans un monde fictif fut l’une des premières inspirations à se concrétiser sur papier. J’ai toujours été fasciné par l’idée de créer mes propres créatures hybrides avec dix yeux, quatre bras, trois têtes, etc. J’ai aussi éprouvé l’envie de construire des véhicules et vaisseaux afin de créer un système de circulation au sein d’un environnement complexe. Voici quelques notes et esquisses que j’ai prises pendant cette période de réflexion artistique;
Dès mes premières esquisses, je compris que je me lançais dans la création d’un environnement 3D, une sorte d’écosystème virtuel. J’étais motivé par ce thème puisque que cela me permettait de créer un assemblage d’innombrables éléments sans être dans l’obligation de suivre un chemin précis. J’ai ainsi établi quelques thèmes et directions artistiques tout en restant ouvert au changement. Cette première conceptualisation me permit d’imaginer la création d’un environnement fictif possédant plusieurs règles et logiques. Selon cette expérience, l’impulsion se définit comme le surgissement d’un désir de concrétisation. Une inspiration soudaine caractérisée, pour reprendre les catégories de Gosselin, comme une phase d’ouverture où tout est possible.
EXPÉRIENCE CONCRÈTE DU PROJET CITÉS-MONDES
Pour accomplir mon projet, j’utilise mes connaissances des logiciels au profit de la création artistique. Ceux-ci sont généralement optimisés pour effectuer des tâches bien précises en production d’effets visuels. Bien que les logiciels possèdent des fonctions prédéfinis par leur manière d’opérer, je ne les laisse pas dicter ma pratique. Je me sers plutôt des logiciels comme des outils de création me permettant de représenter ma vision artistique. Je travaille généralement la modélisation avec le logiciel Maya et Softimage afin de représenter mes idées et émotions par des prismes 3D. Mon développement ne repose pas sur une solution logicielle en particulier mais sur la possibilité d’agir et représenter rapidement. L’ajout de textures dans le logiciel Zbrush me permet d’ajouter énormément de détails et de profondeur aux modèles 3D. L’animation dans Softimage permet de facilement donner vie à un environnement et d’établir davantage de relations entre les différents éléments de l’oeuvre. J’aime beaucoup intégrer des lumières numériques dans Softimage afin de créer une ambiance unique, j’utilise donc ce logiciel pour cette étape de production, l’optimisation des scènes 3D ainsi que les rendus d’images. La composition et l’assemblage des images dans Nuke me permet d’apporter des changements visuels importants. Je complète ce projet par le montage de séquences d’images dans le logiciel Première. Bien que j’ai établi une structure de production, je reste ouvert à tout changement de structure qui pourrait me faciliter la réalisation d’une oeuvre unique et l’enrichissement des connaissances.
Après m’être approprié quelques outils numériques, j’entreprends mon premier jet artistique muni de mes notes du journal de bord. J’ai comme premier réflexe d’ouvrir le logiciel de modélisation Maya et de créer plusieurs prismes cubiques de différentes tailles. Pour me situer avec le processus créateur de Gosselin, je me retrouve en fin de la phase d’ouverture. Gosselin explique que le praticien se met à l’oeuvre en laissant les idées l’envahirent et le guider dans un élan de création :
«Cette phase, marquée par une certaine passivité, tire plus manifestement parti des processus primaires de la pensée. Enfin, au terme de cette phase, une intention de projet se dégage des tentations initiales de projet et incite le créateur à passer à l’action plus intentionnelle.. » (Pierre Gosselin, Gérard Potvin, Jeanne-Marie Gingras et Serge Murphy (1998) Revue des sciences de l’éducation, vol.24, p. 650) .
L’improvisation numérique prend le dessus, je me laisse guider par mes inspirations plutôt que par des règles ou contraintes de travail. Je déconstruis mes primes cubiques en essayant de représenter mes inspirations avec ceux-ci. En ajoutant par exemple une simple arête au centre d’un prisme, quelques possibilités s’offrent à moi; je peux découper celui-ci en deux pour obtenir des prismes rectangulaires ou sélectionner une moitié afin d’exécuter une extrusion polygonale résultant en un prisme à seize cotés. Ainsi, je parviens à modifier mes formes initiales par le simple ajout d’arrêtes. J’utilise les outils rudimentaires du logiciel sans trop me préoccuper de leur fonction, pourvu que j’obtienne des formes intéressantes. Dans le même esprit, je déconstruis les formes simples pour en faire un produit de mon imagination4. La déconstruction est une technique de modélisation me permettant de manipuler rapidement des formes élémentaires afin d’explorer leur potentiel expressif. Dans le cadre de ce projet, cette manipulation ne requiert pas que je représente la réalité en trois dimensions. Je n’ai aucune image de référence qui guident mes gestes créatifs. J’utilise le potentiel de création en temps réel du logiciel en relation avec mon imaginaire afin de créer des formes uniques.
Afin de construire les modèles numériques à mon image, j’utilise plusieurs techniques de modélisation de formes; j’utilise principalement la permutation d’objets : un processus de formes ensemble et l’assemblage d’objets disparates. Ces techniques constructrices rappellent la pratique des artistique cubistes. Au cours du 20e siècle, des peintres comme Georges Braques et Picasso ont utilisé des techniques de déconstruction semblables pour jouer avec les formes polygonales et créer des oeuvres uniques. J’utilise exactement ce type de représentation constituée des formes cubiques répétées et emboitées :
RÉFLEXIVITÉ SUR L’EXPÉRIENCE CONCRÈTE
Après près de deux années de travail hebdomadaire, je prends comme initiative de prendre du recul sur mon projet et me distancie de mes logiciels 3D. Je prends plusieurs semaines sans me présenter au NAD, bloqué par un excès d’improvisation sans structure précise en vue d’un résultat final de mon oeuvre. Je sens le besoin de prendre une pause pour réfléchir sur tout ce que j’ai accompli jusqu’à présent et la continuation de l’oeuvre. Ce moment est l’une des quelques périodes de blocage par un excès d’exploration et de pratique artistique. J’ai besoin de repos mais aussi de restructuration afin de resserrer mes innombrables idées vers une direction artistique plus concrète. Pendant ce temps, je tente de concrétiser le sens de mes gestes créatifs et d’évaluer les prochaines étapes de production. Depuis le début de mon projet, j’utilise mon journal de bord afin de capturer des réflexions à tout moment. Toutefois, je n’avais pas encore noté d’idées reliant une possible trame narrative à mon univers. Je possédais une île dans un espace encore indéfini, animé de créatures organiques et robotiques sans but précis. Dans son ouvrage sur la construction d’univers imaginaires, Mark J.P. Wolf explique que l’aspect narratif dans la création d’un univers fictif joue un rôle constructif important. C’est ainsi que de nouvelle organisations se construisent, révélant une seconde infrastructure à l’univers :
« Narrative is by far the most common structure found in imaginary worlds, and the reason that most of them exist in the first place. Quite often, a world is designed to fit a certain narrative, and expands along with that narrative as it grows.
Eventually, as the amount of world information increases, secondary world infrastructures start to take shape, until enough information is present both to raise questions and suggest answers about the missing pieces in the world’s history and organization ». – (Wolf, M. J. (2014). Building imaginary worlds: The theory and history of subcreation. Routledge, p.198) .
Je tente de représenter des idées narratives imaginant un monde possible attaché à mon oeuvre. Après avoir réalisé plusieurs esquisses, j’opte pour le thème de l’exploration spatiale et la découverte d’un nouveau monde, où les possibilités de paysages et anomalies me semblent infinies. J’essaie alors de représenter l’action de mes animations ainsi que les logiques de déplacement de plans de caméras avec des systèmes de flèches. Afin de trouver une trame narrative inspirante, je tente de ressortir des mots clefs qui m’inspirent tels Voyage spatial, Extraction de planète, Recherche vers le futur, etc.
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Table des matières
RÉSUMÉ
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES FIGURES
DÉDICACE
REMERCIEMENTS
AVANT-PROPOS
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – LA CRÉATIVITÉ: UN PROCESSUS STRUCTURÉ?
1.1. PROCESSUS ET DYNAMIQUE DE CRÉATION
CHAPITRE 2 – MÉTHODOLOGIE
2.1. PROFIL DU PRATICIEN
2.2. PROCESSUS CRÉATIF / CERCLE EXPÉRIENTIEL DE KOLB
2.3. DONNÉES DU JOURNAL DE BORD
2.4. TRAITEMENT DES DONNÉES DU JOURNAL DE BORD
CHAPITRE 3 – RÉCIT DU DÉVELOPPEMENT DU PROJET CITÉS-MONDES
3.1. IMPULSION CRÉATIVE DU PROJET CITÉS-MONDES
3.2. EXPÉRIENCE CONCRÈTE DU PROJET CITÉS-MONDES
3.3. RÉFLEXIVITÉ SUR L’EXPÉRIENCE CONCRÈTE
3.4. RETOUR À L’EXPÉRIENCE CONCRÈTE
3.5. EXPÉRIMENTATIONS
3.6. MODÈLE ABSTRAIT DU PROJET CITÉS-MONDES
3.6. ANTICIPATIONS DU PROJET CITÉS-MONDES
CHAPITRE 4 – PROPOSITION DU PROCESSUS CRÉATIF ISSU DE LA
CONCEPTION DU PROJET CITÉS-MONDES
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
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