La surdité moyenne et légère
Au sein du continuum de sévérité des déficiences auditives qui vont de la surdité légère à la cophose totale, la surdité moyenne et légère est relativement méconnue du grand public, ce dernier ne retenant souvent que le terme « sourd » et l’associant à la surdité profonde voire à la langue des signes. Il existe effectivement une profusion de termes et la surdité moyenne et légère recouvre ceux de « demi-sourd», « faux sourd », « sourd non pur » et « malentendant », termes qui, par leur connotation négative, renvoient bien souvent à un sentiment d’incomplétude (Bellec, 1996). L’appellation « malentendant », fréquemment employée, porte toutefois à confusion car elle désigne soit des individus qui ne sont pas sourds profonds sourds légers, moyens et en partie sévères—soit des personnes qui utilisent préférentiellement le langage parlé, généralement avec un bon niveau et ce, quel que soit le degré de leur perte auditive (voir, par exemple, Le Capitaine, 2004). Face à l’opacité de ces vocables, nous choisissons d’utiliser exclusivement l’appellation clinique « sourd moyen et léger » (« SML »), bien que la définition personnelle que donne Casati (1993), jeune femme sourde moyenne, soit tentante : « (…) l’identité passe d’abord par un identifiant. Je ne me reconnais ni dans le mot de «malentendant », ni dans celui de « demi-sourd », expression du rejet de la minorité sourde pour tout ce qui n’est pas purement sourd. Je n’ai pas (je n’ai plus) la sensation de n’être que la moitié de quelque chose, mais bien plutôt d’être deux choses à la fois. Je me sens « sourde-entendante », voilà le mot ! » .
Tous les enfants concernés par cette thèse présentent une surdité légère ou moyenne bilatérale neurosensorielle prélinguale et non syndromique. Afin de bien comprendre ces différentes caractéristiques cliniques, nous nous attachons à préciser, dans la section suivante, les propriétés cliniques des surdités moyennes et légères. Ayant fait porter notre travail sur le développement linguistique des enfants présentant ce type de surdité, nous exposons ensuite une revue de littérature sur cette thématique, mais aussi sur les répercussions observées sur le développement psychologique et l’efficience scolaire, ces deux domaines étant certainement tributaires des difficultés de langage oral chez ces enfants.
Propriétés cliniques
Pour exprimer l’importance de la perte auditive d’une oreille, le bureau international d’audiophonologie (recommandation BIAP 02/1 bis, 1997, cf. annexe A) a établi une classification audiométrique des surdités. La surdité moyenne et légère correspond à une perte tonale moyenne (« PTM ») comprise entre 21 et 70 décibels (« dB ») : entre 21 et 40 dB pour la surdité légère et entre 41 et 70 dB pour la surdité moyenne. Cette dernière est elle-même divisée en deux sous-groupes : la déficience auditive moyenne de premier degré (PTM 41- 55 dB) et la déficience auditive moyenne de second degré (PTM 56-70 dB) . Certains enfants peuvent présenter une perte relativement « plate » , autrement dit sur toutes les fréquences, alors que d’autres auront une perte prédominant sur les aigus , ce qui rend difficile la perception des phonèmes tels que [s] ou [f] (Bishop et al., 2000). L’audiométrie tonale mesure l’acuité auditive par voie aérienne à l’aide d’écouteurs puis par voie osseuse à l’aide d’un vibrateur appliqué sur la mastoïde. Des sons purs de fréquences connues (125 à 8000 Hertz) sont émis à des intensités choisies et variables (0 à 100 dB). Les résultats sont reportés sur un diagramme et deux courbes par oreille sont notées : l’une en conduction osseuse (avec des ronds), l’autre en conduction aérienne (avec des croix).
On distingue les surdités de transmission, les surdités de perception (ou neurosensorielles) et les surdités mixtes qui associent les particularités des deux premières :
– Les surdités de transmission traduisent une atteinte du système tympano-ossiculaire ou une obturation du conduit auditif externe entraînant un défaut de transmission de l’onde entre la source sonore et la cochlée ; elles affectent donc l’oreille externe et/ou moyenne. L’altération auditive liée à l’atteinte transmissionnelle ne peut, en principe, dépasser 60 dB de perte ; elle est réversible. Ses causes vont de la simple accumulation de cérumen au dysfonctionement de la chaîne des osselets, en passant par l’accumulation de liquide dans l’oreille moyenne (Tewfik, 2005). Les causes les plus fréquentes chez l’enfant sont d’origine infectieuse (otites moyennes aiguës et otites séro-muqueuses chroniques qui peuvent entraîner une perforation du tympan) et sont plus rarement liées à une malformation de l’oreille externe ou moyenne. Sur l’audiogramme, la courbe de conduction osseuse est normale alors que la courbe de conduction aérienne est abaissée
– La surdité neurosensorielle traduit quant à elle une atteinte de la cochlée, des voies nerveuses auditives centrales ou des voies cochléaires ; elle affecte donc l’oreille interne. Elle ne peut être soignée par voie médicale ou chirurgicale. Les surdités neurosensorielles moyennes et légères, comme les surdités plus sévères, ont différentes étiologies. Dans 75% à 80% des cas, il s’agit de causes génétiques , les cas auparavant qualifiés de « sporadiques et de cause indéterminée » étant des formes génétiques récessives de surdité. Les autres causes, qualifiées d’environnementales, comprennent les infections lors de la grossesse et la prématurité (qui constitue un facteur de risque), les traumatismes crâniens, les causes infectieuses et médicamenteuses ainsi que les otites moyennes à répétition (Denoyelle, 2001). La surdité congénitale peut être isolée ou associée, dans un tiers à un quart des cas (Rapport de l’Institut Pasteur, 1999 ; Denoyelle, 2001) à d’autres dysfonctionnements : syndrome génétique, cécité, déficience intellectuelle et/ou motrice (Chaib & Petit, 1997) ; on parle alors de surdité syndromique. Enfin, les surdités de perception, contrairement aux surdités de transmission, entraînent « en plus de l’abaissement du seuil, des distorsions, des déformations du son » (Dumont, 1988) qui perturbent la qualité du signal sonore et donc des sons du langage. Sur l’audiogramme, les deux courbes (osseuse et aérienne) sont abaissées de façon identique.
On distingue également les surdités qui sont congénitales ou acquises pendant les premières années de vie (jusqu’à 3-4 ans), alors qualifiées de prélinguales, et celles acquises plus tardivement (après la période des acquisitions linguistiques essentielles) : les surdités postlinguales.
Prévalence
Un rapport récent de l’Inserm (2006) propose une revue de la littérature sur la prévalence de la surdité chez l’enfant. Les chiffres obtenus interpellent tout d’abord par leur variabilité avec des valeurs extrêmes rapportées pour la surdité congénitale : de 0,9/1000 à 2,2/1000 ; ces écarts peuvent être expliqués par différents facteurs tels que :
– L’absence de consensus international véritable sur les niveaux de perte auditive
– La prise en compte d’une surdité à partir de différents degrés de sévérité : certaines études donnent une prévalence pour les surdités supérieures à 40 dB de perte alors que d’autres choisissent un critère moins restrictif ( 20 dB)
– La variation et le nombre des fréquences prises en compte pour le calcul de la perte auditive et l’oreille sur laquelle cette moyenne est calculée (de nombreuses études prennent en compte la meilleure oreille alors que d’autres calculent une moyenne pour les deux oreilles)
– Les particularités du bassin de vie (pouvant influer sur l’épidémiologie de la surdité)
– L’âge du dépistage (avec des chiffres basés sur des dépistages néonatals systématiques et d’autres sur des cohortes d’enfants suivis jusqu’à 9-10 ans) .
Si l’on suit le rapport de l’Inserm sur la prévalence en fonction de la sévérité du degré de perte auditive, l’étude de Fortnum et al. (2002) au Royaume-Uni est qualifiée comme étant la plus complète. Parmi 17 160 enfants sourds de 3 à 18 ans (PTM 40 dB), les degrés de surdité étaient répartis comme suit : 54% de surdité moyenne, 21% de surdité sévère et 25% de surdité profonde. L’étude de Russ et al. (2003) est également intéressante car elle inclut les surdités légères ; parmi une cohorte de 134 enfants australiens appareillés entre 0 et 6 ans, la répartition des degrés de surdité était la suivante : 42% de surdité légère, 33% de surdité moyenne, 16% de surdité sévère et 9% de surdité profonde . Or les enfants sourds légers ne sont pas tous appareillés (voir section suivante) ; on pourrait donc supposer que la répartition effective des surdités légères est supérieure à celle citée dans cette étude. Ainsi Josse-Tiercin (1997) rapporte-t-elle des chiffres étonnants : un audiogramme systématique a été proposé à une cohorte de 61 608 adolescents scolarisés en 6ème (dans le département de l’Indre et Loire et de la Sarthe). 48 enfants ont été diagnostiqués sourds moyens avec une déficience auditive moyenne, entre 40 et 69 dB, aux deux oreilles, soit une prévalence de 0,08%, et 4 enfants présentaient une perte moyenne à une oreille et une perte plus sévère sur l’autre oreille (degré de perte non précisé). La surprise vient ensuite des surdités plus légères : 129 enfants (soit 0,2% des la population totale) présentaient une perte auditive moyenne sur une oreille et une perte légère sur l’autre oreille et pas moins de 3 984 enfants présentaient une perte auditive légère (20-39 dB) sur les deux oreilles, soit une prévalence de 6,5%. Ces chiffres sont toutefois à relativiser : d’une part, l’audiométrie tonale était réalisée uniquement en conduction aérienne ; elle ne comportait donc pas de courbe en voie osseuse qui permet de dissocier les surdités de transmissions des surdités neurosensorielles ; d’autre part, les surdités congénitales ne pouvaient être distinguées des surdités acquises.
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Table des matières
1. Introduction
PREMIERE PARTIE : Arrière-plans théoriques
2. La surdité moyenne et légère
2.1. Propriétés cliniques
2.2. Prévalence
2.3. Dépistage et appareillage
2.4. Répercussions psychologiques et scolaires
2.5. Langage
2.5.1. Répercussions langagières dans le cas de surdités transitoires et unilatérales
2.5.1.1. Les surdités de transmission
2.5.1.2. Les surdités unilatérales
2.5.2. Répercussions langagières spécifiques chez les enfants SML
2.5.2.1. Batterie de tests langagiers, évaluation globale
2.5.2.2. Développement lexical
2.5.2.3. Développement phonologique et morphosyntaxique
2.5.2.4. Langage écrit et séquelles langagières à l’adolescence
2.5.3. Tentatives d’explication de la variabilité inter-individuelle des performances langagières
2.5.3.1. La perte auditive
2.5.3.2. L’âge
2.5.3.3. Le double handicap
2.5.3.4. Autres pistes
2.5.3.5. Variabilité des matériels utilisés et des populations
2.5.3.6. Dangers liés à la variabilité
2.6. Synthèse
3. Sémiologie d’une morphosyntaxe déficitaire et d’une morphosyntaxe simplifiée
3.1. Un domaine formel sensible aux effets de période critique
3.1.1. Mise en évidence d’une période critique pour l’acquisition du langage
3.1.2. Domaines sensibles aux effets de période critique
3.2. Aspects déficitaires en morphosyntaxe
3.2.1. La notion de marqueurs de troubles
3.2.1.1. Flexions temporelles
3.2.1.2. Morphèmes de genre et de nombre
3.2.1.3. Passives, interrogatives et relatives : mouvement syntaxique
3.2.2. Le cas des pronoms clitiques
3.2.2.1. Propriétés générales des pronoms clitiques
3.2.2.2. Acquisition typique du système pronominal des clitiques en français
3.2.2.3. Production des pronoms clitiques dans le développement atypique
3.2.2.4. Un marqueur de troubles pertinent même après l’enfance
3.3. Théories explicatives des déficits morphosyntaxiques
3.3.1. Limitations perceptives
3.3.2. Atteinte plus ou moins spécifique de la compétence grammaticale
3.3.2.1. Une « cécité » aux traits morphologiques
3.3.2.2. L’approche maturationnelle et son application au cas des SML
3.3.3. Théories de la complexité syntaxique et facteurs de performance
3.4. Caractérisation morphosyntaxique des structures sources de complexité
3.4.1. Application aux pronoms clitiques
3.4.2. La subordination et les relatives en particulier
3.4.2.1. Subordination : taux de subordination, LME, densité propositionnelle
3.4.2.2. Profondeur de l’enchâssement
3.4.2.3. Complétives, circonstancielles et relatives : des niveaux de complexité différents
3.4.2.4. Subordonnées relatives : un éventail de complexité
3.4.2.4.1. Syntaxe des subordonnées relatives en français
3.4.2.4.2. Pseudo-relatives / vraies relatives
3.4.2.4.3. Acquisition typique et atypique des subordonnées relatives
3.4.3. L’évitement de la complexité
3.5. Synthèse
DEUXIEME PARTIE : Problématique, méthodologie et résultats aux différents types d’évaluations
4. Problématique de l’étude : objectifs et aspects méthodologiques
4.1. Objectifs et hypothèses générales
4.2. Aspects méthodologiques
4.2.1. Types d’évaluation
4.2.2. Hypothèses liées aux types d’évaluation
4.3. Présentation des sujets
4.3.1. Sujets à T1
4.3.1.1. Constitution de la population
4.3.1.2. Enfants écartés de l’étude
4.3.1.3. Enfants inclus dans l’étude
4.3.1.4. Conditions du recueil des données
4.3.2. Sujets à T2
4.3.3. Sujets : Populations témoins et dysphasiques
4.3.4. Procédure générale et statistiques
4.3.4.1. Biais lié au degré de surdité et à l’âge
4.3.4.2. Statistiques
5. Résultats
5.1. Epreuves standardisées de langage oral et écrit
5.1.1. Méthodologie
5.1.1.1. Description des épreuves
5.1.1.2. Conditions de passation
5.1.1.3. Population témoin
5.1.1.4. Analyse de la déviance : choix du cut-off
5.1.2. Analyse des résultats à T1
5.1.2.1. Comparaison SML/témoins des notes brutes et des écarts-types
5.1.2.2. Méthode des seuils SML – témoins
5.1.2.2.1. Langage oral
5.1.2.2.2. Langage écrit
5.1.2.2.3. Domaines déficitaires
5.1.2.3. Comparaison des profils linguistiques SML – dysphasiques
5.1.3 Analyse des résultats à T2
5.1.3.1 Résultats globaux : comparaison T1-T2
5.1.3.2. Résultats individuels : comparaison T1-T2
5.1.3.3. Comparaison profils linguistiques SML – dysphasiques (T2)
5.1.4. Synthèse et éléments de discussion
5.2. Protocole de production des pronoms clitiques
5.2.1. Méthodologie
5.2.1.1. Description du protocole
5.2.1.2. Procédure, transcription, codage et analyses
5.2.1.3. Populations témoins
5.2.2. Résultats à T1
5.2.2.1. Résultats globaux
5.2.2.2. Clitiques nominatifs
5.2.2.3. Clitiques réfléchis
5.2.2.4. Clitiques accusatifs
5.2.2.5. Comparaison profils linguistiques SML – dysphasiques
5.2.3. Résultats à T2
5.2.3.1. Résultats globaux
5.2.3.2. Clitiques accusatifs
5.2.3.3. Comparaison T1-T2
5.2.3.4. Comparaison profils linguistiques SML – dysphasiques (T2)
5.2.4. Synthèse et éléments de discussion
5.3. Analyse morphosyntaxique du langage spontané
5.3.1. Méthodologie
5.3.1.1. Conditions du recueil
5.3.1.2. Conventions de transcription
5.3.1.3. Choix des mesures et procédure de codage
5.3.2. Résultats à T1
5.3.2.1. Mesures de base
5.3.2.2. Mesures de complexité syntaxique
5.3.2.3. Mesures de complexité spécifiques aux subordonnées relatives
5.3.2.4. Production d’erreurs et évitement de la complexité
5.3.2.4.1. Nature, type et taux d’erreurs
5.3.2.4.2. Stratégies d’évitement de la complexité
5.2.3.5. Comparaison profils linguistiques SML – dysphasiques
5.2.3.5.1. Points de convergence entre SML et dysphasiques
5.2.3.5.2. Aspects différentiels entre SML et dysphasiques
5.2.3.6. Synthèse des résultats à T1
5.3.3. Résultats à T2
5.3.3.1. Mesures de base et mesures de complexité syntaxique
5.3.3.2. Mesures de complexité spécifiques aux relatives
5.3.3.3. Production d’erreurs et stratégies d’évitement de la complexité
5.3.3.4. Comparaison T1-T2
5.3.3.5. Comparaison profils linguistiques SML – dysphasiques (T2)
5.3.4. Synthèse et éléments de discussion
5.4. Protocole de production des relatives
5.4.1. Méthodologie
5.4.1.1. Description du matériel
5.4.1.2. Procédure de codage
5.4.1.3. Groupes témoins et dysphasiques
5.4.2. Analyse des résultats
5.4.2.1. Structures SVO
5.4.2.2. Subordonnées relatives sujets
5.4.2.3. Subordonnées relatives objets
5.4.3. Synthèse et éléments de discussion
5.5. Corrélations avec les variables cliniques
5.5.1. Données cliniques endogènes
5.5.1.1. Âge, variables liées à la perte auditive et durée de rééducation orthophonique
5.5.1.1.1. Corrélations effectuées à T1
5.5.1.1.2. Corrélations effectuées à T2
5.5.1.2. Niveau de raisonnement non-verbal et influence du genre
5.5.2. Données génétiques et environnementales
5.5.2.1. Incidence de troubles du langage dans la famille
5.5.2.2. Niveau d’études des parents
5.5.3. Synthèse et éléments de discussion
6. Conclusion
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